J'emmène "mom" très très régulièrement au taf. Elle ne peut vivre longtemps sans avoir des herbes à arracher, des tomates à suspendre et ficeler avec un brin de rafia pour éviter qu'elles ne touchent le sol, des fleurs (surtout ses chers zinias) à couper pour disposer en de subtils bouquets une fois rentrée chez elle. Je l'emmène donc en son si cher jardin d'Amou. Elle bosse, moi, je glande ou je suis le plus souvent en compagnie de Dave.
Dave est la créature de JL Burke. JL Burke est pour moi le plus grand écrivain du monde, c'est tout, c'est dit, c'est moi qui le dis bien entendu. Dave est pour moi le plus fabuleux personnage de roman du monde, le plus humain, c'est tout, c'est dit, c'est moi qui le dis bien entendu.
Ce matin "mom" bosse fort, moi je suis avec Dave. "Black Cherry Blues" le troisième Dave Robicheaux de Burke. Un très grand cru. Je suis assis au bord du bassin. J'ai une casquette jaune sur la tête, un T'Shirt rouge sur le dos, je voulais faire rire les poissons. Le soleil est presque mordant, c'est bon.
Me détachant une seconde de mon bouquin, c'est alors que je l'ai vu, le poisson rouge handicapé physique qui voulait vivre.
En réalité il est blanc. Beaucoup de poissons rouges sont rouges bien sûr, mais aussi blancs, jaunes, rouges et noirs, blancs et noirs, noirs, marrons, pas de verts et de bleus mais la palette est pas mal quand même. Le bassin du jardin de "mom" est assez grand, plusieurs mètres, profond, très, dans son déversoir, il y a des nymphéas et du cresson, c'est l'arrière pépé qui l'avait creusé avant la guerre de 14. De l'eau de source y coule en permanence. Une centaine de poissons rouges y vivent.
Le poisson rouge est loin d'être con. On l'a mis longtemps dans un bocal comme un neu-neu, c'est interdit à l'heure actuelle, heureusement. En France il est classé comme animal domestique, donc la loi Grammont s'applique aussi aux poissons rouges.
Le poisson rouge adore ses congénères, il a l'instinct grégaire, sait aussi être indépendant. Ils se suivent, petits en tête, moyens, pis gros (vrai), font des huit, des boucles, des regroupements, se séparent, puis se retrouvent, refont des huit, pis des boucles, etc. Je ne me lasse pas de les regarder...
Donc, j'ai aperçu ce matin le poisson rouge handicapé qui voulait vivre. Il n'est pas très grand, peut-être une dizaine de centimètres. Il a un défaut majeur dans le dernier tiers de sa colonne vertébrale (l'arête centrale, j'aime pas le mot arête), elle forme un "s" comme sur le panneau routier. Il ne nage donc pas parallèlement au fond comme le font très habituellement tous les poissons mais "sur la queue", le corps presque vertical et s'il arrive à se diriger, c'est quand même avec pas mal de difficultés et après pas mal de circuits en boucle, il est sacrément emmerdé pour nager.
Ses collègues poissons sont incroyables avec lui, très souvent (vrai) l'un s'approche dessous ou dessus et le caresse, cette caresse n'est pas le frottement induit par un "passage" fortuit à proximité, je vois les poissons à intervalle régulier se diriger vers lui, freiner, se stabiliser et lui faire une petite caresse ami-ami de la caudale, de la dorsale ou un bisou de la bouche.
Ce poisson rouge handicapé a l'oeil et le museau vif, l'écaille luisante, s'il n'était pas handicapé on ne verrait que du feu. Il a un bon coup de fourchette. J'ai balancé un crouton de pain et il est venu le sucer illico, puis est reparti dans ses foutus cercles natatoires, anyway...
C'est rien que l'histoire d'un poisson rouge handicapé qui veut vivre comme tout le monde.