Le National du 30 août 1869
"Qu'ils s'apprêtent à rire, ceux que les beaux enthousiasmes font rire. Rien ne saurait nous être plus agréable que leur ironie. Ils outragent. Nous adorons. Lequel vaut mieux? Soeur cadette de la Poésie, la Musique est devenue, grâce à Richard Wagner, l'égale de son aînée. Et nous sommes les confesseurs prêts au martyre de cette jeune et puissante divinité. Nous vous disions bien qu'il y aurait de quoi rire!
Capitale du monde musical moderne, Munich voit accourir en foule des pèlerins ardents.
Hans Richter
Liszt est arrivé le premier. Cet artiste illustre, le plus ancien grand-prêtre de la musique nouvelle, assistait hier à une répétition du Rheingold. A la fin de la soirée, il a rencontré le maître de chapelle Hans Richter, qui venait de diriger l'orchestre, et il l'a embrassé. Hans Richter pleurait. N'est-ce pas du dernier bouffon?A propos de ce maître de chapelle larmoyant, racontons une historiette (1):
Un jour, à Munich, la salle du Théâtre-National regorgeait de spectateurs, parce qu'on allait représenter Tristan et Iseult. C'était au temps où Hans de Bulow tenait le bâton de chef d'Orchestre. On ne se hâtait pas de commencer; les spectateurs donnaient des signes d'impatience. Quel obstacle pouvait bien être survenu ? Voici. Un musicien était devenu tout à coup malade, et c'était justement celui qui devait sonner, au second acte, l'air de chasse de Tristan. Que faire? Comme Aymeri, dans l'Aymerillot de notre admirable et bien-aimé maître Victor Hugo, se présente à Charlemagne et lui dit: " Je prendrai Narbonne," un jeune homme aux grands cheveux blonds et touffus s'avança vers Hans de Bulow et lui dit :
- Je sonnerai la chasse de Tristan. - Vous savez jouer du cor? demanda chef d'orchestre. - J'en jouerai, dit l'inconnu.
Et, une heure plus tard, Hans Richter prit Narbonne. Deux mois après, la toile allait se lever et on allait entendre les premières mesures du prélude de Lohengrin, lorsqu'un des violons, celui justement à qui était échue une des parties les plus compliquées, fit tout à coup défaut. Hans de Bulow se désolait et disait : - Qui le remplacera? - Moi, dit un jeune homme aux grands cheveux blonds et touffus. - Vous savez jouer du violon? demanda le chef d'orchestre. - J'en jouerai. Et Hans Richter prit une seconde fois Narbonne. Le lendemain, le premier acte des Maîtres Chanteurs de Nuremberg était déjà commencé, quand l'artiste chargé du rôle de Pogner fut pris d'un enrouement subit et complet. Grand émoi dans les coulisses. Quel parti prendre? Interrompre la représentation?impossible; le roi était dans la salle. Faire une annonce? extrémité désastreuse. Un jeune homme demanda à parler an premier régisseur et lui dit : - Je me charge du rôle. - Est-ce que vous savez chanter? - Je chanterai. - Est-ce que vous savez jouer la comédie ? - Je jouerai. Et Hans Richter prit Narbonne pour la troisième fois! Aujourd'hui il est maître de chapelle au Théâtre-National de Munich. Bien qu'il soit âgé de vingt-huit ans à peine, ses confrères d'Allemagne le saluent du nom de Maître. Voilà assurément un homme qui ne sait pas la musique, et, s'il pleurait hier soir dans les bras de Liszt, c'était à cause d'une sensibilité ridicule.
En même temps que l'auteur de Sainte-Elisabeth arrivait de Rome, - Mme Pauline Viardot est venue de Bade et M. Ivan Tourgienief est venu de Saint-Pétersbourg. Mais Mme Pauline Viardot, qui est une grande artiste, ne saurait juger sainement un opéra. Quant à M. Ivan Tourgienief, c'est le meilleur poète de la Russie, et on sait que les poètes sont des gens sans importance. De Russie encore sont accourus Rubinstein, l'admirable virtuose, le comte Frédro, chambellan du czar, et Serow, le compositeur célèbre. La Pologne est représentée par Mme la comtesse Mouchanof, qu'on appelle en France Mme de Kalardji et à qui Théophile Gautier dédia la Symphonie en blanc majeur. Le pianiste Brassin est venu de Bruxelles, et le sculpteur Godebski est venu de Carrare. Lassen a quitté Weimar pour Munich. Mlle Augusta Holmès, cette rare musicienne, cette enfant irlandaise qui fait songer à ce vers de Wagner: "Du wildes, minniges Kind," Saint-Saens, un des plus sûrs espoirs de la musique française, et Pasdeloup, qui a initié la France à un art nouveau, n'ont pas reculé devant les longues heures de voyage qui séparent Paris de Munich. Obstinément dévote au dieu qu'elle encense, Mme Judith Mendès avait donné l'exemble, et Liszt lui a dit : « Vous êtes la patronne des musiciens, " Compliment d'artiste et d'abbé. Et de toutes les villes de l'Allemagne se sont précipités les maîtres de chapelle, les compositeurs, les virtuoses. Et l'Italie a envoyé des artistes sans nombre, et M. Garcias est accouru d'Angleterre, et M. Lindau, qui signe à la Revue des Deux-Mondes de si remarquables articles, ayant appris à Yokohama qu'on allait représenter le Rheingold à Munich, est venu du Japon pour entendre le nouvel opéra de Richard Wagner! Et demain, après-demain, s'empresseront de nous rejoindre le musicien russe Arantchewski, le poète français Georges Lafenestre, l'éditeur Fraxland et vingt autres, et, seul, M. Azévédo ne sera pas là.
Quel accueil fera le public à l'oeuvre encore inconnue de Richard Wagner? Quel jugement porteront sur elle les musiciens, les gens de lettres et les gens du monde attirés de si loin? Nous croyons à un triomphe retentissant, et, quand justice aura été rendue, s'il arrive à un ou deux hommes infiniment spirituels de raconter dans des journaux également spirituels qu'ils ont surtout remarqué dans le Rheingold un solo de canard et un duettino de chouettes, alors, il ne manquera plus rien à notre joie.
CATULLE MENDÈS.
(La suite prochainement.) "
Commentaire
12 années plus tard, Catulle Mendès publiait son célèbre roman Le Roi vierge. Il est piquant de constater que dans ce ce roman à clé Mendés mettra en scène certaines des personnalités présentes à Munich à la première de l'Or du Rhin, tels la Comtesse Mouchanof et le comte Frédro.
(1) Pour bien comprendre cette historiette il faut savoir qu'en 1867 Hans Richter fut nommé sur la recommandation de Richard Wagner chef de choeur puis chef adjoint adjoint de Hans von Bülow à l'Opéra de Munich. Au moment de cette anecdote ils sont tous les deux présents.