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Un fantôme bien mal élevé à l'opéra: la loge vide par Catulle Mendès.
Publié le 25 septembre 2018 par Luc-Henri Roger @munichandcoLe National du 26 août 1869 publie le 15e note de voyage de Catulle Mendès qui séjourne à Munich pour y couvrir la première mondiale de l'Or du Rhin. Un soir, il assiste à une représentation des Noces de Figaro au Théâtre de la Résidence et rapporte une conversation avec sa voisine.
" NOTES DE VOYAGE
XV
LA LOGE VIDE
Pendant qu'on achève de restaurer ou plutôt de reconstruire le Grand-Théâtre de Munich selon les exigences de la nouvelle oeuvre de Richard Wagner, c'est au théâtre de la Résidence que M. Nachbauer chante et que joue Mlle Siegler. La salle, petite, étale une opulence toute royale. Des tentures de satin rouge se déroulent de chaque loge en balançant leurs glands d'or. Çà et là des cariatides puissantes soutiennent la pesanteur légère des architectures polychromes; et l'éclat violent des toilettes complète la décoration de la salle.
- Que regardez-vous donc si attentivement, madame? demandâmes-nous pendant le deuxième entr'acte des Noces de Figaro. - Devinez... - Cette personne assise au premier rang des Galeries-Nobles, habillée d'une robe jaune et coiffée d'un perroquet vert et rouge? - Non. - Cette jeune fille dont les cheveux pendants sont si longs, qu'ils vont jusqu'à chatouiller le nez d'un officier assis à l'étage inférieur? - Non. - Nous renonçons à deviner. - Ce que je regarde, ce n'est pas quelqu'un ; c'est quelquet chose. Voyez-vous d'ici, derrière les galeries, une loge vide? - Oui. - Eh bien! je regarde cette loge parce qu'elle me rappelle une histoire terrible. - Vous nous la raconterez, n'est-ce pas? - C'est bien mon intention. Connaissez-vous la Kaufmann ? - Je l'ai entendue à Vienne. C'est une grande artiste, qui n'a plus de voix. - Mon histoire date du temps où elle avait encore la plus belle voix et le plus beau visage du monde. Naturellement on l'adorait. Elle allait de théâtre en théâtre, applaudie, enrichie, honorée. - Honorée? - Sans doute. Les Français ne tiennent pas en grande estime la vertu des comédiennes. Les Allemands, en les respectant, leur inspirent le désir de se respecter elles-mêmes. La Kaufmann est une honnête fille. - Soit! - Si vous raillez, je ne vous dirai pas l'histoire. - Nous n'ouvrirons plus la bouche. - La Kaufmann, qui n'aimait personne, était aimée de bien des gens. On citait entre mille gentilshommes réduits au désespoir par sa cruauté, un baron norvégien qui depuis cinq ans la suivait de ville en ville. Il l'avait entendue autrefois à Christiania, et, depuis, il n'existait plus que pour l'entendre. Chaque fois que la Kaufmann dormait une représentation ou un concert, on était certain de voir le fidèle adorateur assis dans une loge, même avant le lever du rideau; et dès que la cantatrice apparaissait, il lui jetait un magnifique bouquet. - La Kaufmann ne fut pas attendrie par cette constance? - Point du tout. D'ailleurs, il ne lui avait jamais adressé la parole. Toute prière eût été une insulte, puisqu'il ne pouvait pas l'épouser. - L'épouser! - C'eût été son plus cher désir. Mais il était pauvre et l'artiste était riche. Le malheureux baron possédait à peine de quoi se vêtir convenablement, et de quoi payer les loges et les bouquets. Seulement il espérait un héritage et il disait : "Quant [sic] mon oncle sera mort, j'offrirai à la Kaufmann d'être ma femme. " - Bon neveu! - L'oncle mourut. - Excellent oncle ! - Vous êtes insupportable. Vous ne saurez rien de plus. - Lequel de nous deux sera privé ? Ecouter est agréable, mais raconter est bien plus amusant. - L'oncle mort, l'amoureux hérita et s'en vint un beau jour dire à sa bien-aimée qu'il était baron, qu'il était riche... - Et qu'il la suppliait d'accepter son titre et sa fortune? - Justement. La Kaufmann refusa. - Il était borgne, ou bossu ? - Le plus joli homme qu'on pût imaginer. - Elle aimait ailleurs ? - Non. Elle avait la migraine. - A la bonne heure! Voilà une raison. Que fit-il ? - II s'en alla. - Fort bien; mais après? - Ah ! ah ! Il paraît que mon histoire vous intéresse ? - En aucune façon. Nous feignons quelque impatience par pure courtoisie. - Après il envoya louer une loge au théâtre de la cour, car la Kaufmann était alors a Munich et devait chanter le soir même l'Elsa du Lohengrin. C'était la première fois qu'elle s'essayait dans cet admirable rôle; vous jugez de la foule, et des galeries assiégées, et du parterre débordant ! J'eus les plus grandes peines du monde à obtenir au fauteuil dans une avant-scène; et, longtemps avant le lever de la toile, toutes les loges étaient occupées, a l'exception d'une seule. C'était celle d'où le baron avait coutume de jeter un bouquet à la Kaufmann. - Il renonçait ? - Tout le monde s'étonna. Il était en retard, lui qui arrivait toujours le premier! Quelques personnes connaissaient la démarche tentée auprès de l'artiste et savaient qu'elle avait été vaine; on se communiquait cette nouvelle. Il y avait je ne sais quel malaise dans la salle. On était inquiet. Le maître de chapelle lui-même ne se hâtait point de saisir son bâton de commandement. II semblait qu'on n'osait pas commencer avant l'arrivée du baron. Cependant il ne venait pas. Le merveilleux prélude, fut écouté par des oreilles distraites ; et lorsque, le rideau levé, la loge resta vide encore, j'entendis quelqu'un dire à côté de moi : " S'il s'était tué? " Bientôt la musique s'empara de nous, et le reste fut oublié. Pourtant, peu d'instants avant l'entrée d'Elsa, je tournai les yeux vers la loge, sûr d'y voir le baron ; j'avais entendu le bruit d'une porte qu'on ouvre et qu'on referme. Avais-je été dupe d'un bruit dans les corridors? Non. Tous les yeux s'étaient détournés de la scène en même temps que les miens; puis les spectateurs se regardaient les uns les autres, avec étonnement. Mais la musique les reprit. Tout à coup je me dis : " Le baron arrive." J'entendais distinctement un remuement de chaises. En effet, à peine Elsa apparut-elle, mélancolique et blanche, qu'un énorme bouquet tomba a ses pieds. "Brava! brava!" s'écria toute la salle, et, en applaudissant, on se tournait vers la loge du baron. Eh bien ! la loge était vide, absolument vide, et la Kaufmann, en ce moment, tombait en pâmoison sur la scène, parce que le bouquet qu'elle avait ramassé était un énorme bouquet d'immortelles ! - Le baron s'était tué dans la journée et son fantôme invisible était venu au théâtre sa place? - Justement ! Que pensez-vous de cela? - Que c'était un fantôme bien mal élevé. On n'interrompt pas de la sorte une représentation de Lohengrin. Où en serions-nous, si les autres défunts ne se montraient pas plus réservés ! - En somme, vous doutez de l'authenticité de mon histoire ? - Je suis prêt à déclarer qu'elle est vraie de tout point, mais... - Mais ? - Mais, en échange, avouez que vous n'en croyez pas un mot ?
CATULLE MENDÈS.
(La suite prochainement.) "