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Pérou : La mise en place du nouveau gouvernement après la démission du président Kuczynski : corruption et keiko-videos, par Mariella Villasante

Publié le 06 avril 2018 par Slal

3 avril 2018

La mise en place du nouveau gouvernement après la démission du président Kuczynski : corruption et keiko-videos

Mariella Villasante Cervello, IDEHPUCP, Lima
Depuis le mois de décembre 2017, la situation politique du Pérou était marquée par les scandales de corruption associés à l'entreprise brésilienne Oderbrecht. La situation du président Pedro Pablo Kuczynski était déjà délicate car on le soupçonnait d'avoir participé activement dans ces affaires lorsqu'il était ministre d' Alejandro Toledo (2001-2005). Son ancien associé, le Chilien Gerardo Sepúlveda, a déclaré aux procureurs chiliens et péruviens que leur société Westfield aurait gagné entre 1,8 et 2,25 millions de dollars au cours de la période 2005-2012. En outre Kuczynski a perçu 610 000 dollars pour une activité de conseil relative aux travaux d'Olmos, gérés par Oderbrecht ( Caretas du 21 mars 2018 [ 1] ).

Dans ce contexte, de nombreux Péruviens réclamaient de nouvelles élections, autant pour les affaires de corruption au plus au niveau de l'État que pour le rejet de la grâce présidentielle accordée au dictateur Alberto Fujimori le 24 décembre 2017. Concernant ce dernier point, jamais la polarisation n'avait été aussi forte entre les " pro-fujimoristes " qui nient les atrocités commises pendant le régime de Fujimori (1990-2000) et la société civile péruvienne. De plus, l'installation de Fujimori, censé être au bord de la mort, dans une villa luxueuse de la banlieue chic de Lima (alors qu'il ne dispose pas de revenus), et ses tentatives pour revenir sur la scène politique nationale avec l'aide de son fils Kenji, ont suscité le rejet d'une large partie de la classe politique.

Le 8 février, Jorge Barata, administrateur d'Oderbrecht au Pérou, a révélé aux procureurs brésiliens et péruviens que le groupe avait versé d'importantes sommes d'argent pour soutenir la campagne présidentielle de Kuczynski, et que plusieurs autres candidats à la présidence ( Keiko Fujimori, Ollanta Humala), des gouvernements régionaux et des maires avaient également reçu des fonds au titre de " soutien politique " visant à faciliter l'obtention de marchés par l'entreprise brésilienne de travaux publics.

Face à ces révélations, le 15 mars, le Congrès approuva une demande de renvoi du président pour " incapacité morale " avec un débat prévu le 22 mars. Le 19 mars, la congressiste de Fuerza popular Milagros Salazar accusa le gouvernement d'acheter des congressistes pour éviter le renvoi. Le président taxe l'accusation " d'histoires " [ cuentazos].

Le 20 mars, le groupe parlementaire de Keiko Fujimori a présenté en conférence de presse une vidéo dans laquelle on voit le congressiste Kenji Fujimori, accompagné d' Alexei Toledo et Guillermo Bocángel, proposer de l'argent à un autre congressiste de la faction de Keiko, Moisés Mamani, afin d'obtenir son adhésion à la nouvelle faction dirigée par son frère. Bocángel offrait à Mamani des sommes importantes liées aux travaux publics accordés par le ministre des Transports, Bruno Giuffra. Rappelons qu'un accord secret avait été passé entre Kuczynski et Kenji Fujimori conduisant à la grâce présidentielle de son père pour permettre au président de se maintenir au pouvoir en échange de son soutien à la nouvelle faction de Kenji Fujimori. La tentative de corruption de Mamani cherchait à renforcer la faction de Kenji, qui se posait déjà en ennemi politique de sa sœur Keiko. L'enregistrement de Mamani montre Kenji appuyer l'offre de Bocángel, et citer le soutien de la première ministre Aráoz et du ministre Giuffra. Le soir, la première ministre Mercedes Aráoz démentit ces déclarations et Kenji déclara de son côté qu'il s'agissait " d'une embuscade de Fuerza Popular " ( La República du 20 et du 21 mars 2018 [ 2] ).

On apprendra plus tard que Mamani est un personnage corrompu qui s'est enrichi de manière illicite grâce à ses relations avec les narcotrafiquants et les miniers illégaux de sa région de Puno. Son ex-épouse a déposé plainte pour abandon de domicile, il y a vingt ans, lorsqu'il l'avait délaissée avec leur fille. D'autre part, il a falsifié son curriculum vitae en prétendant avoir effectué des études primaires et secondaires ; si la Constitution permet la participation politique de personnes n'ayant pas fait d'études, y compris les analphabètes, falsifier des documents constitue un délit ( La República du 23 mars [ 3] ). Il a déjà été cité à comparaître devant la commission d'éthique du Congrès. C'est la publication de cette vidéo, en tous points semblable aux " vladi-vidéos " [dans lesquelles on voyait Vladimiro Montesinos, bras droit de Fujimori, verser de l'argent liquide à des politiciens et des personnalités de tous bords], qui a causé la chute de Kuczynski. Le 21 mars, après plusieurs heures d'incertitude et de tension, le président a fini par présenter sa démission, un an et sept mois après sa prise de fonction marquée par une opposition constante entre l'exécutif et le Congrès à majorité fujimoriste. Sa lettre de démission, qui ne reconnaît en rien sa responsabilité dans les affaires de corruption en cours, devait être débattue au Congrès pour savoir si elle était acceptée en l'état ou assortie d'un renvoi pour " incapacité morale ", comme ce fut le cas avec la démission d'Alberto Fujimori en novembre 2000 ( La República du 21 mars 2018 [ 4]).

La démission de Kuczynski a soulevé une vague d'indignation très forte. Les 21 et 23 mars, des marches de protestation furent organisées dans les principales villes du pays contre la corruption et pour le renvoi de tous les membres du Congrès. Les manifestants réclamaient également des élections anticipées et la démission de l'ensemble de l'exécutif [ 5] .

Pérou mise place nouveau gouvernement après démission président Kuczynski corruption keiko-videos, Mariella Villasante

Photo 1 : Marche de protestation contre la corruption, 21 mars 2018 ( La República)

Pour le journaliste d'investigation Gustavo Gorriti ( Caretas 21 mars 2018 [ 6] ), Kuczynski s'est révélé être un homme sans parole, sans caractère, un chef d'État sans efficacité, un menteur sans succès, un homme d'affaires qui a voulu se croire homme politique, alors qu'il ne connaît rien à la politique nationale. Il fut aussi, d'après Gorriti, le principal responsable de sa propre défaite, alors qu'il avait affronté avec succès sa procédure de renvoi devant le Congrès en décembre. A cette époque Kuczynski avait sauvé son poste grâce à l'abstention du parti Nuevo Perú (gauche) et le soutien de Kenji Fujimori, sous couvert d'une tractation qu'on allait découvrir le lendemain. En effet, seulement 24 heures après avoir sauvé son poste, il accorda sa grâce présidentielle à Alberto Fujimori pour " raison humanitaire ", trahissant ainsi l'une de ses promesses de campagne.

On assista alors à une alliance inédite entre la faction de Keiko Fujimori et les deux factions de gauche du Congrès, même si on doit reconnaître qu'on saisit mal le sens du terme " gauche " sur la scène publique nationale. Keiko entendait alors se défaire de Kuczynski, nouvel allié de son frère Kenji. Elle put dans un premier temps recentrer le débat sur la corruption du président. Une arme à double tranchant puisque l'on sait aujourd'hui que Keiko, autant que le président, a bénéficié des financements de l'entreprise Oderbrecht, et que tous deux doivent être mis en examen et jugés pour leurs actes. Dans cette pénible affaire, deux personnages corrompus s'affrontent, l'un fuyant et adepte de la conciliation, l'autre surnommée " moto-taxi ", utilise (comme ses collègues) la menace, le mensonge et l'intimidation agressive Le futur de Keiko Fujimori, et des autres membres de sa famille semble aujourd'hui pour le moins incertain.

La transition et le nouveau gouvernement

Fort heureusement, dans cette crise d'envergure, le bon sens politique l'a remporté sur les coutumes dictatoriales du Pérou : les forces armées n'ont pas tenté de coup d'État, les congressistes ont préféré suivre la Constitution, et une transition politique a pu être adoptée.

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Photo 2 : Investiture du président Martín Vizcarra ( La República)

Le 22 mars, le premier vice-président du pays, ancien gouverneur régional de Moquegua (2011-2014) et ancien ministre de Transports du gouvernement de Kuczynski (août 2016 à mai 2017), Martín Vizcarra (55 ans) est rentré au Pérou après avoir quitté son poste d'ambassadeur au Canada.

Le 23 mars, il a été investi à la présidence du Pérou par le président du Congrès. Dans son discours d'investiture, le nouveau président a notamment déclaré : " Ensemble, un futur meilleur peut être construit [...] J'ai la certitude qu'on peut transformer ce moment difficile en l'avènement d'une nouvelle étape politique [...] La transparence sera un pilier de notre mandat [...] La division des pouvoirs est la base de toutes les démocraties. " Le président Vizcarra a également lancé un appel au dialogue et pour la mise en place d'un pacte social destiné à combattre la corruption ; il a souligné l'importance du travail qui se présentait en vue de la réalisation consensuelle du bicentenaire de la fondation du Pérou indépendant [le 28 juillet 2021]. Il a enfin demandé aux jeunes de faire confiance aux institutions de la République, malgré les scandales de corruption ( La República du 24 mars 2018 [ 7]]] ). En résumé, l'éducation et la lutte contre la corruption ont été le cœur de son discours à la nation. Plusieurs pays de la région, ainsi que l'Union européenne, ont salué cette investiture.

Le 24 mars, le Procureur de la République a interdit à l'ancien président Kuczynski toute sortie du territoire pendant 18 mois dans le cadre d'une enquête pour blanchiment d'argent sale et corruption. Le même jour, une perquisition a été effectuée dans deux de ses maisons (à Lima et à Cieneguilla). Le 29 mars, le Procureur de la République a déclaré avoir trouvé plusieurs documents probants sur son lien avec Jorge Barata, dirigeant de l'entreprise Odebrecht [ 8] .
Le lundi 1er avril, le président Vizcarra a dévoilé son nouveau gouvernement, entièrement rénové, sous la direction de César Villanueva (nommé le 28 mars). Ce dernier a déjà été premier ministre dans le gouvernement d'Ollanta Humala (2013-2014), et membre du Congrès (parti Alliance pour le progrès (centre)). Villanueva fut l'un des partisans de la seconde tentative de renvoi du président Kuczynski.

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Photo 3 : Nouveau gouvernement du Pérou ( La República)

La cérémonie s'est tenue dans le patio d'honneur du Palais du Gouvernement, en présence de plus de 400 invités. ( La República, 3 avril 2018 [ 9] ).

1. César Villanueva, ex-président du Conseil régional de San Martin (2007-2013), Premier ministre
2. David Tuesta, ministre de l'Économie et des finances
3. Néstor Popolizio, ministre des Relations extérieures, avocat, diplomate, ex vice-ministre
4. José Huerta, ministre de la Défense, général de l'armée en retraite, ex vice-ministre de la Défense
5. Mauro Medina Gimaraes, ministre de l'Intérieur, ex-général de la police à la retraite
6. Daniel Alfaro, ministre de l'Éducation, économiste, ex-directeur de l'éducation technologique
7. Francisco Ismodes, ministre de l'Énergie et des Mines, avocat, ancien directeur d'une entreprise minière
8. Patricia Balbuena, ministre de la Culture, avocate, ex vice-ministre de l'Interculturalité
9. Silvia Pessah, ministre de la Santé, chirurgienne ex vice-ministre de la Santé
10. Salvador Heresi, ministre de la Justice et des droits humains, avocat, ancien maire et congressiste PPK
11. Liliana La Rosa, ministre du Développement, docteur en anthropologie
12. Christian Sánchez Reyes, ministre du Travail, avocat, fonctionnaire de santé
13. Edmer Trujillo, ministre des Transports et des communications, ingénieur, ex-ministre du Logement
14. Ana María Mendieta, ministre de la Femme et des populations vulnérables, avocate, ex vice-ministre
15. Rogers Valencia, ministre du Commerce extérieur et du tourisme, ex vice-ministre du Tourisme
16. Fabiola Muñoz, ministre de l'Écologie, avocate
17. Javier Piqué, ministre du Logement, ingénieur civil, ex-directeur du Centre péruano-japonais
18. Gustavo Mostajo, ingénieur agronome, ex-attaché commercial au Brésil
19. Daniel Córdova, ministre de la Production, économiste, ex-président de la Société des exportateurs

Les gouverneurs des régions ont apporté leur soutien au nouveau gouvernement ; ils espèrent que le président, ancien gouverneur de Moquegua, ainsi que le premier ministre, ancien gouvernement de San Martín, vont agir pour la décentralisation. Le président a convoqué tous les présidents régionaux à une première réunion prochainement.

La majorité des ministres sont des fonctionnaires publics. On a remarqué aussi que le nouveau ministre de la Justice, Salvador Heresi, fut l'un des congressistes du parti présidentiel à demander la démission du président Kuczynski après la révélation des " keiko-vidéos " ; il s'était également opposé à la grâce présidentielle accordée à Fujimori. Cependant, le 3 avril la Coordinadora nacional de derechos humanos [ 10] vient de le dénoncer et d'exiger son renvoi du gouvernement car il a été proche collaborateur de personnes condamnées pour corruption, dont Carlos Burgos, Félix Moreno y Alex Kouri qui était un proche de Vladimiro Montesinos [bras droit d'Alberto Fujimori].

Le ministre de la Défense, José Huerta, est un ancien général avec une expérience de 35 ans de services, et le ministre Mauro Medina, ministre de l'Intérieur, est un ancien général de la Police avec une longue expérience administrative [ 11].

Le nouveau gouvernement suscite beaucoup d'espoirs dans une population fatiguée des rebondissements dans les affaires de corruption et des luttes entre un Congrès dominé par les fujimoristes et l'ancien exécutif. Le Procureur de la République a annoncé la mise en examen des congressistes qui ont participé dans les " keiko-vidéo ", Kenji Fujimori a déjà été expulsé du parti Force populaire, et Moisés Mamani devra présenter d'autres vidéos qu'il affirme avoir enregistré à l'insu de l'ancien président Kuczynski.

Enfin, les dossiers des anciens présidents accusés de corruption ont avancé. Le 3 avril, le procureur German Juarez a déclaré avoir suffisamment de preuves pour ouvrir le procès d'Ollanta Humala et de son épouse Nadine Heredia accusés d'avoir reçu de l'argent (environ 3 millions de dollars via le Parti des travailleurs du Brésil) pour la campagne présidentielle de 2011 [ 12] . D'autre part, le gouvernement de l'ancien président a envoyé une demande formelle d'extradition à l'encontre de l'ancien président Alejandro Toledo, résidant aux États-Unis, accusé de blanchiment d'argent et de trafic d'influence à l'encontre de l'État péruvien. De fait, le pouvoir judiciaire avait requis contre lui 18 mois de prison pour corruption associée à l'entreprise Odebrecht ; Toledo aurait reçu 20 millions de dollars en échange de la concession de la route Interocéanique [Voir la Chronique politique du Pérou 2017].

La Commission Lava Jato du Congrès, présidée par Rosa Bartra (Fuerza popular), doit se réunir rapidement pour étudier les cas de plus de 50 personnes liées à l'affaire Odebrecht [ 13] ; 19 personnes ont déjà été mises en examen. Le cas de l'ancien président Kuczynski devra être également examiné. De son côté, il continue à nier toute faute et rejette avec énergie les accusations à son encontre.

Le Congrès devra voter la confiance au nouveau gouvernement dans les 30 jours et l'on estime que le vote sera positif. Les citoyens ont compris que la surveillance active des affaires publiques est indispensable pour retrouver un certain équilibre au sein de l'État et une amélioration du pays. Les chantiers sont nombreux et urgents : reconstruction du Nord après les inondations de 2016-2017, développement de l'économie, redressement de l'éducation et de la santé, reprise en main de la région contrôlée par les néo-senderistes et les narcotrafiquants dans l'Amazonie centrale (le VRAEM, Vallée des fleuves Apurimac, Ene et Mantaro), insécurité publique et lutte contre les meurtres et les violences faites aux femmes, pour ne citer que quelques exemples.
br> Un mot pour conclure. On attend avec intérêt la décision de la Cour interaméricaine des droits humains qui devra se prononcer sur la grâce présidentielle de Fujimori dans quelques semaines. Si le nouveau gouvernement est conséquent, il devra accepter la très probable condamnation de cette grâce injuste et immorale, et Alberto Fujimori devra être remis en prison. Il devra alors affronter un nouveau procès pour les assassinats du Cas Pativilca. Les semaines à venir vont représenter un test de cohérence politique du nouveau gouvernement présidé par Martín Vizcarra.

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