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Un monde parfait selon Ghibli – Le Royaume des choix

Par Julien Leray @Hallu_Cine

Il peut suffire de quelques notes. De la majesté des cuivres, de l’élégance du piano. Joe Hisaishi, et son superbe morceau The Dragon Boy composé pour Le Voyage de Chihiro. Il peut suffire, aussi, d’une image ou d’un plan. Celui de la fuite de la princesse Kaguya, toute en touches brutes et dynamiques au fusain et au crayon, dans le film du même nom. Il peut suffire, enfin, de deux visages. Ceux d’Hayao Miyazaki et d’Isao Takahata, cofondateurs du célèbre studio Ghibli, pour mesurer l’excellence, et à quoi peut ressembler, au fond, une certaine idée de la perfection. Comme s’attache à le démontrer Alexandre Mathis dans Un monde parfait selon Ghibli, un équilibre précaire et précieux entre exigence démesurée, et passion communicative jamais désavouée. Quatorze (et non treize…) longs-métrages réalisés à eux deux, autant de films qui, tant par leur maîtrise que par leur propos, auront chacun fait autorité dans le milieu.

À l’orée des années quatre-vingt, le cinéma d’animation grand public semblait figé dans ses codes et ses canons ; citons notamment l’école Disney en Occident, celle de Toei Animation au Japon. Pourtant, les deux créateurs vont oser lancer une nouvelle voie, la seule à même de satisfaire et de concrétiser leur vision : la leur, dont ils assumeraient et maîtriseraient la pleine et entière gestion. C’est ainsi qu’en 1985, en compagnie de leur producteur de toujours Toshio Suzuki, Miyazaki et Takahata mirent sur pieds le studio Ghibli, desquels sortiront des films aussi hétéroclites que Le Tombeau des Lucioles, Princesse Mononoké, Porco Rosso, ou Pompoko. Des différences de tons et d’approches dont ils n’ont pourtant que l’apparence. Si les œuvres de Miyazaki et Takahata sont souvent opposées sur le plan de la maturité des récits et du public visé, Alexandre Mathis, au prix d’un conséquent travail de synthèse, met au contraire en lumière l’unité – artistique et thématique – régissant leurs différents travaux, et la manière avec laquelle celle-ci a largement influé sur les autres créatifs du studio.

De leurs filmographies respectives, l’auteur a ainsi dégagé trois piliers fondamentaux, aux sources de leurs obsessions et de leurs propos. Émancipation et affirmation sociale de leurs figures féminines, sublimation du réel par l’irruption des monstres et la convocation du fantastique, dénonciation du potentiel destructeur de l’Homme et véritable engagement écologique, régissent par conséquent autant Ponyo sur la falaise que Le vent se lève, autant Souvenirs goutte à goutte que Le Conte de la princesse Kaguya. Films soi-disant pour enfants, films davantage pour les adultes : pour Miyazaki et Takahata, mêmes problématiques, mêmes volontés de narrer des récits riches et engagés, finalement mêmes combats.

Mêmes combats, oui, mais qui, quand vient le moment de qualifier les productions Ghibli, n’ont pas forcément tous le même poids. La fantasmagorie et l’ode à la nature faisant notoirement partie de l’ADN des productions Ghibli, Alexandre Mathis a ainsi choisi de davantage s’attarder sur le rôle prépondérant qu’occupent les personnages féminins au sein de leurs récits, ainsi que sur les luttes – personnelles, sociales – qu’elles cristallisent. En somme, remettre à sa juste place la vision progressiste (tout en étant pleinement consciente des réalités auxquelles font face les femmes et les jeunes filles au quotidien) dont font preuve les deux cinéastes à l’endroit de leurs personnages féminins. Les princesses, les « petites » pestes ou sorcières de Ghibli, idées reçues remisées au placard, n’ont ainsi rien ou peu à voir avec leurs homologues occidentales, dont l’existence même (des choix subis aux actions orientées) est régie, totalement ou au moins en partie, par une figure masculine. Un parti-pris d’autant plus important de la part d’Alexandre Mathis qu’il place non seulement son lecteur face à ses propres stéréotypes (le fait de ne pas avoir spécialement noté que les productions Ghibli regorgeaient de personnages principaux féminins), mais souligne également du même coup l’évidence de la démarche animant Takahata et Miyazaki. Prouvant par là même que l’identification à un personnage tient moins à son sexe et à son genre, qu’à la volonté et à la manière de l’esquisser et de la narrer.

Mais Ghibli, ce n’est pas seulement Isao Takahata, Hayao Miyazaki, et Toshio Suzuki. Et cela, a contrario d’autres travaux sur le même sujet (Never-Ending Man ou The Kingdom of Dreams and Madness, faisant la part belle, quasi-exclusivement, aux figures tutélaires du studio), Alexandre Mathis l’a bien compris. Aussi, Gorō Miyazaki (fils et dans l’ombre de), Yoshifumi Kondō (réalisateur de Si tu tends l’oreille, tragiquement décédé en 1998), Hiromasa Yonebayashi (Arrietty, le petit monde des chapardeurs, Souvenirs de Marnie), ou encore Hiroyuki Morita (Le Royaume des Chats) retrouvent dans Un monde parfait selon Ghibli une certaine forme de réhabilitation. S’il est manifeste que plane l’ombre des deux géants sur leurs films, et qu’aucun n’a véritablement réussi à s’en affranchir, ces réalisateurs sont aussi la preuve que Ghibli abrite en son sein un savoir-faire certes déférent, mais pas moins convaincant, et que son succès tient également aux efforts de créateurs n’ayant que trop peu l’occasion de briller, que l’on a, en conséquence, (malheureusement) trop souvent tendance à oublier. Une des nombreuses problématiques (et l’un des nombreux paradoxes auxquels Miyazaki lui-même n’est pas étranger) quant à l’avenir du studio et sa pérennité qu’Alexandre Mathis ne manque pas, là non plus, de souligner.

Avec Un monde parfait selon Ghibli, ce dernier nous offre donc un nouvel ouvrage plein et richement étayé (malgré quelques erreurs passées entre les mailles de la relecture que l’on aurait aimé voir gommées), dont l’angle analytique fait mouche car pertinent et solidement argumenté. Synthétisant à merveille tout le génie (en bon comme en travers) du cinéma d’Hayao Miyazaki et d’Isao Takahata, Alexandre Mathis signe, après Terrence Malick et l’Amérique, une nouvelle pièce de choix pour Playlist Society, mais aussi et surtout, pour tout amoureux de cinéma d’animation et de films estampillés Ghibli. Une brillante synthèse des apports majeurs que deux géants ont su insuffler à un art à jamais bouleversé. Un manifeste d’une vision du monde rare et salutaire, à défendre et préserver, que l’on espère, malgré le décès de Takahata, voir perdurer (et nous faire rêver) pendant encore de nombreuses années…

Spirited Away OST- The Dragon Boy The Bottomless Pit [HQ]

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