Le 10 août 2018, le Président des Etats Unis, Donald Trump, a annoncé sur son compte Twitter avoir autorisé le doublement des droits de douane sur l’acier et l’aluminium pour la Turquie, les portant respectivement à 50% et 20%. Il a ajouté que les relations entre Etats-Unis d’Amérique et la Turquie n’étaient pas bonnes en ce moment. Un simple tweet a engendré une chute brutale de la livre turque. Cette manœuvre provocante d’impérialisme virtuel du businessman-président contre son allié turc, parvient suite au refus d’Erdogan de libérer le pasteur américain Andrew Brunson, détenu en Turquie pour des accusations d’espionnage et de terrorisme. Dès lors, la tension est montée d’un cran entre les deux pays alliés au sein de l’Otan. De son côté, Le Président Recep Tayyip Erdogan a dénoncé un vaste complot américain voire même une guerre économique contre son pays. Dans ce conflit à entrées multiples, la Turquie s’est retrouvée dans une posture très délicate aussi bien sur le plan économique que diplomatique.
La genèse des tensions avec les Etats-Unis
Les relations entre les Etats-Unis et la Turquie commençaient à s’appauvrir bien avant l’implication de Donald Trump. Après le coup d’état manqué en juillet 2016, Erdogan a la conviction que le gouvernement de Barack Obama a une main invisible dans l’exécution du putsch avorté, sinon pourquoi protège-t-il Fethullah Gülen, la tête pensante du coup d’Etat manqué ? En octobre 2016, la Turquie a placé en résidence surveillée le pasteur américain Andrew Brunson, accusé d’avoir soutenu le terrorisme Gülenistes et l’exécution du coup d’état.;En novembre 2016, la Turquie s’est empressée de soutenir la candidature de M. Trump dans l’espoir que cet homme d’affaire allait opter pour une politique autre que celle utilisé par l’ancien président Barack Obama ; Erdogan comptait sur D Trump pour obtenir la tête de Gülen. Après les élections, une réunion a eu lieu en décembre 2016, entre les deux gouvernements qui s’est transformé en scandale soupçonnant l’ex-conseiller à la sécurité de Donald Trump, Michael Flynn, d’être impliqué dans la tentative d’enlèvement de Fethullah Gülen pour le livrer aux autorités turques, en échange de plusieurs millions de dollars. Une tentative de corruption ratée.,En juillet 2018, les Etats-Unis ont pratiqué la médiation auprès d’Israël pour la libération d’une ressortissante turque, Ebru Ozk. En contrepartie, Washington s’attendait à la libération naturelle du pasteur. Mais pour la Turquie, il s’agissait d’un espion qui a soutenu l’organisation de Fethullah Gülen, il doit passer par la voix normale de la justice turque.
La nature des rapports de force entre Etats-Unis et Turquie
Le pasteur et Gülen ne sont que la partie immergée de l’iceberg, il existe d’autres raisons cachées qui expliquent la stratégie offensive des Etats-Unis. Entre autres, les choix stratégiques de la Turquie qui contrarient les intérêts de la puissance américaine sur la scène internationale :
- La guerre en Syrie Ankara et Washington se retrouvent face à face dans le nord-ouest de la Syrie. Le premier veut éradiquer les factions kurdes alors que le second ne cesse de leur fournir des armes dans le but philanthropique de protéger son accès aux immenses champs pétroliers de la région.
- Le rapprochement du bloc des antagonistes. L’entente cordiale entre la Turquie, la Russie et l’Iran représente une réelle menace pour les intérêts américains. La déclaration publique de la Turquie de continuer à commercer avec l’Iran malgré la réimposition des sanctions américaines. La forte relation qui s’est installée entre Caracas et Ankara et le positionnement de la Turquie contre Israël, a contribué à renforcer ce climat de méfiance.
- La décision d’achat des missiles S-400. L’achat des missiles de défense antiaérienne russes S-400. Outre l’acquisition d’une telle technologie —qui s’opérerait non pas en dollars, mais en roubles, le déploiement de ce système antimissile serait incompatible avec les intérêts de Trump. Cette décision l’a incité à menacer Ankara de sanctions à et à geler la livraison des chasseurs F-35 à la Turquie. Un projet qui date de 2008.
La Turquie, un terrain fertile pour une crise économique
L’économie turque est minée par de graves problèmes structurels. Ses banques sont en mauvaise santé. L’inflation galopante qui rogne le pouvoir d’achat petit à petit. Ces dernières années, l’endettement des entreprises turques a explosé : elles ont beaucoup emprunté en dollar, ce qui les rend vulnérables aux variations de taux de change. Donald Trump s’est engouffré dans cette triple vulnérabilité, c’était le moment opportun pour mettre ses menaces à exécution en perturbant ainsi la finance et l’économie turque. Le changement de terrain de jeu a montré non seulement la faiblesse de l’économie turque mais aussi la fragilité du système financier mondiale face à la force du dollar.
La Turquie n’a pas tardé à répondre aux menaces et sanctions imposés par les Etats unis. A son tour, après avoir appelé à boycotter les produits électroniques américains, elle a doublé les taxes sur 22 produits américains pour un montant de 533 millions de dollars. En outre, Le président turc s’est adressé à ses concitoyens pour prendre part à la lutte nationale contre la « guerre économique » déclenchée contre leurs pays. Il leur a demandé de se rendre à leur banque pour défendre la livre turque en apportant les dollars, les euros et même l’or qu’ils possèdent pour les échanger contre la monnaie nationale. Aussi il a menacé de se tourner vers de nouveaux alliés. Cette confrontation économique n’est pas seulement en défaveur de l’économie de la Turquie mais aussi de l’économie de plusieurs pays. Le Qatar et de l’Allemagne se sont précipités pour arrêter l’hémorragie de la livre turque.
Au-delà de cette crise diplomatique, économique et monétaire, le véritable enjeu réside dans la capacité d’Erdogan à exploiter les contradictions entre les différents jeux de puissance. La Turquie occupe une place centrale dans le dossier syrien. Elle est une des clés de la situation géopolitique du Moyen Orient. Elle exerce pour l’instant une pression sur l’Europe à propos des flux migratoires et s’appuie sur les minorités turques en Allemagne mais aussi dans d’autres pays européens pour renforcer son assise. Elle entretient enfin l’ambiguïté quant à son appartenance à l’OTAN en jouant sur son positionnement géographique stratégique par rapport à la Russie. Il n’est pas simple de prendre l’avantage sur ces différents échiquiers. Sur chacun d’entre eux, Erdogan a besoin d’alliés qui ont des intérêts parfois divergents. De facto, la Turquie est à la merci de l’évolution des rapports de force sur chaque échiquier. Les erreurs commises par les pays occidentaux dans le dossier syrien lui sont pour l’instant profitables. Le moindre affaiblissement de la Russie lui posera beaucoup de problèmes dans la gestion de sa stratégie géopolitique d’équilibriste.
Amal Sahli
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