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Les succès trompeurs de la feria de la San Miguel à Séville, par Dominique Fournier

Publié le 10 octobre 2018 par Slal

Séville, Paris, octobre 2018

2018 : Une San Miguel qui n'a jamais commencé

Dominique Fournier (CNRS/MNHN)
La dernière feria de la San Miguel de Séville a posé clairement le problème de la morale dans l'organisation de la tauromachie actuelle. Mais après tout, n'était-ce pas une occasion opportune que ce jour dédié au célèbre archange délégué pour venir participer à notre lutte épuisante contre le mal !

Sevilla. Feria de San Miguel
Vendredi 28 septembre : novillos de Talavante pour les novilleros triomphateurs de la temporada.
Samedi 29 septembre : toros de Hermanos García Jiménez pour Juan José Padilla ( qui fera sa despedida de Séville), Morante de la Puebla et Andrés Roca Rey.
Dimanche 30 septembre : toros de Juan Pedro Domecq et Parladé pour Morante de la Puebla, José Maria Manzanares et Alfonso Cadaval (alternative).

Au moins trente ans d'assistance à la San Miguel sans d'autre défaillance que des circonstances indépendantes de ma volonté ! Les cartels n'étaient pas toujours ce qu'on aurait pu espérer ; mais enfin, les derniers jours de septembre qu'on avait accoutumé de passer dans l'inconfort des gradins de la Maestranza m'ont toujours été une fête. Mais là, vraiment, l'organisation avait choisi de pousser le bouchon très loin en nous infligeant des cartels de figuras sans surprise et des élevages imprésentables. Beaucoup d'entre nous, présageant la catastrophe, prétextant une sorte d'escroquerie, avaient choisi de ne pas faire la queue au guichet (sauf peut-être pour la novillada du vendredi, avec des jeunes gens parfois imprévisibles, mais semblant cette fois peu concernés par des opposants sans relief). Mais enfin, les arènes étaient pleines à craquer le samedi ( los tres toreros llenan la plaza), et guère moins fournies le lendemain. En termes financiers, l'organisateur a donc eu raison. En termes taurins, c'est une toute autre chose, et la morale aurait sans doute son mot à dire.

Dans ses Pensées, Pascal remarquait avec amertume que : " (...) on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe ". Pour la feria de la San Miguel de 2018, alors qu'une partie de la Séville taurine avait choisi de ne pas être au rendez-vous, les spectateurs n'ont pas manqué. Il faut reconnaître que les " corridas d'aficionados " n'éveillent qu'un intérêt poli au bord du Guadalquivir, et qu'elles ne mobilisent souvent que des demi-arènes là où il leur arrive de remplir un peu plus généreusement les gradins ailleurs. Il n'était que de comparer le matin du dimanche la présentation des corridas qui allaient se courir l'après-midi à Madrid et à Séville : l'une visiblement destinée à la capitale de la tauromachie aimant et respectant les taureaux, l'autre concoctée pour satisfaire une ville de province toujours disposée à pardonner à ses figures pourvu qu'elles fassent le spectacle en compagnie des fameux "toros de Sevilla".

Le samedi de la San Miguel, chacun des trois toreros engagés aurait suffi pour assurer le plein. Le lendemain, on vous imposait de nouveau l'idole des foules qui avait été assez habile pour se rendre absente depuis longtemps. Impossible de la rater, impossible d'ignorer ce qui allait se passer. Le torero a su se fabriquer une réputation spécieuse qu'il prétend désormais confondre avec celle, magique, de Curro Romero : " cet après-midi, peut-être... " qui n'a cessé de vous faire courir jusqu'au jour enfin où, vous aussi, vous vous êtes senti soulevé de votre siège avec des larmes aux yeux, parce que vous veniez d'assister au miracle espéré.

Alors, on vous rabâche dans les bars et dans les gazettes l'antienne du souci d'esthétisme, de l'aspiration au beau, du besoin d'art, que sais-je encore. Une partie du public sévillan sait qu'elle se doit d'être présente à cette occasion, sous peine du qu'en dira-t-on, et qu'il est de la plus haute importance de participer de la société du spectacle : je vais voir ce qu'on me dit de voir pour qu'on me voie. Bien conscients que la défense de l'identité sévillane est à ce prix, nombreux sont les heureux qui, comme certains fidèles à la sortie de la grand-messe à Saint-Sulpice à Paris, se font un devoir civique et religieux de s'agrouper entre la Puerta del Principe et le Guadalquivir. C'est ainsi que l'emporte le souci de l'identité, de la transmission, surtout à cette époque charnière de l'année, lorsque chacun se sent vaguement menacé d'affliction par l'image indistincte d'un hiver qui se dissimule encore sous les oripeaux d'une chaleur opiniâtre. Qu'importent alors à cet aréopage distingué les valeurs tauromachiques censées réunir ici un monde jadis plus hétéroclite : il vit pleinement ce moment pour privilégiés où les " toros ", motif révélateur d'un phénomène social, l'emportent sur les taureaux animaux, représentants magnifiques du monde de la nature.

Comme pour satisfaire certains chercheurs, cette coterie au pouvoir de convocation indéniable a choisi de réduire la corrida à un spectacle où il convient pourtant de mettre à mort un animal-objet, pour des raisons obscures, économiques sans doute. La corrida perd son sens à mesure que le toro abandonne sa fiereza, un peu comme dans un spectacle de cirque où clowns blancs et augustes assurent la représentation parodique des rapports sociaux. Quelle déchéance pour un animal qu'on a tiré (en principe) de la nature pour représenter autre chose que les côtés serviles de l'humanité, avec juste ce qu'il faut de friponnerie !

Mais au fond, qui doit-on blâmer lorsqu'il faut reconnaître qu'il existe un droit de tromper ceux qui, désireux d'être trompés, restent convaincus de leur prérogative à décerner des médailles dans un espace consacré au divertissement où le mépris apparaîtrait pourtant souvent comme un accessit excessif ? Faut-il s'en prendre à l'organisateur et ses complices qui refusent à l'aficionado toute manifestation de l'aléa propre à la corrida, imposant des combinaisons homme/animal dont il a appris par expérience ce qui devait en résulter (sauf miracle). Dans la tauromachie, nous sommes tous acteurs, mais nous savons, nous spectateurs, que la déception participe de l'essence de la tauromachie, au même titre que des émotions insensées. En principe, dans ce monde-là, seul le torero ne joue pas, car il joue sa vie. Et il acquiert ainsi le droit de nous décevoir, au même titre que certains éleveurs sincères ; mais les autres ?

A moins qu'il s'agisse d'autre chose, et que l'organisation d'une corrida (en plus de faire gagner beaucoup de sous) consiste désormais à éprouver notre conscience, et à révéler nos faiblesses. Si nous nous rendons à la corrida avec la certitude que nous allons être déçus, nous nous rendons coupables d'exposer nos défauts au grand jour, satisfaits par avance de nous sentir saboulés par de fieffés coquins. Ne devrions-nous pas au contraire mieux écouter Pascal, que nous avons cité pour introduire ce propos, lorsqu'il nous prévenait sans détour : " C'est sans doute un mal que d'être plein de défauts ; mais c'est encore un plus grand mal que d'en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c'est y ajouter encore celui d'une illusion volontaire. [...] Ainsi, lorsque [ceux qui nous trompent] ne découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu'ils ne nous font point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause, et qu'ils nous font un bien, puisqu'ils nous aident à nous délivrer d'un mal, qui est l'ignorance de ces imperfections. Nous ne devons pas être fâchés qu'ils les connaissent, et qu'ils nous méprisent si nous sommes méprisables ".

Et si, en dépit de tout, nous gardons en nous la certitude de reprendre bientôt le chemin de la Maestranza avec toujours autant de bonheur.

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succès trompeurs feria Miguel Séville, Dominique Fournier
© D. Fournier

succès trompeurs feria Miguel Séville, Dominique Fournier

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