Longtemps en France « public » et « privé » se sont regardés comme des étrangers qu’une « ligne de partage » séparait sans être toutefois « une ligne claire ». Démonstration argumentée à l’appui, les auteurs, s’attachent à mettre à plat « un grand brouillage, voire un mélange des genres » qui affectent l’esprit même des « institutions politiques et administratives ».
En quatre chapitres d’égale densité, les auteurs, chercheurs en science politique, auscultent les conditions et les circonstances de la réorganisation de la « frontière public-privé ». La prééminence de l’Etat et celle des grands corps coordinateurs de l’économie mixte vacillent à la fin des années 1980. L’emprise de l’Etat sur l’économie française « par le biais d’un important secteur public industriel et bancaire a bel et bien vécu ». (p.9). Deux vagues de privatisations (1986, 1993, respectivement 65 et 21 entreprises publiques privatisées) parachèvent cette évolution, elle-même amplifiée par la mise en place du Marché unique européen. En toute logique, une libéralisation des secteurs stratégiques (télécommunications, transports, énergie) impose une limitation de la capacité de l’Etat « d’aider ses entreprises au nom d’une stricte égalité entre opérateurs économiques publics et privés ». Les hauts fonctionnaires privés des possibilités d’évolution qui leur étaient dévolues se sont réorientés « vers des grandes entreprises du secteur privé souvent issues du secteur public ont profondément remis en cause le système d’alliance public-privé qui avait constitué l’assise sociale d’un Etat érigé en « grand ordonnateur » de l’économie mixte. » (p. 9). Dans le même temps, les services de l’Etat acceptent les conditions d’un nouveau management public qui se fonde sur une « supériorité des modes de gestion privée dans des secteurs aussi divers que l’hôpital, la fiscalité, les grands travaux publics, etc. » C’est un « nouveau système collusif » qui s’installe et se définit par « la montée en puissance des agences de régulation indépendantes en lieu et place des directions administratives, promotion multiforme des partenariats public-privé, recours croissant au conseil privé, soumission des personnes publiques aux règles de l’économie concurrentielle de marché. » (p.11).
« Le caractère systémique de l’imbrication » de la sphère publique et du monde du privé entraine une recomposition des relations sociopolitiques. Le « remodelage néolibéral de l’Etat » apporte une nouvelle place au droit, désormais « à l’interface des secteurs publics et privés ». Des besoins inédits s’expriment adossés à la demande « de l’intermédiation et de l’influence ». La profession d’avocat, le barreau, s’empare de cette nouvelle donne pour constituer à ce que les auteurs nomment « le nouveau commerce du droit ». Le modèle sociopolitique sur lequel la profession d’avocat fonctionne n’est plus opérant. La « République des avocats » décline dès la fin des années 1980. Ce sera la décennie suivante qui va apporter les éléments qui entraînent la modernisation de cette profession. La montée d’une « criminalité économique et financière » et la nature polymorphe de nouveaux dossiers « au croisement du droit public, du droit privé, du politique et de l’administratif » dessinent une nouvelle professionnalité de l’activité d’avocat. La figure de l’avocat d’affaires, partenaire et intermédiaire des agences de régulation, des pôles économiques et financiers, émerge en même que se constitue un nouveau droit des affaires. Dès lors, la conquête du marché de conseil aux entreprises « constituera le fil rouge » (p. 25) des réformateurs de la profession. Les effectifs témoignent de l’attrait de cette nouvelle activité : on dénombre 56000 avocats en 2017 contre 7500 en 1970. « L’avocat plaideur » laisse la place à « l’avocat couteau-suisse » habilité légalement à honorer une multitude de fonctions comme conseiller juridique, et fiscal, spécialiste en affaires publiques, lobbyiste devant les instances publiques nationales ou européennes « mais aussi arbitre international, médiateur, agent d’affaires, fiduciaire, exécuteur testamentaire, gérant de société commerciale voire… parlementaire ». (p. 26). Cette capacité de jouer en simultané dans plusieurs mondes sociaux s’inspire grandement des law firms anglo-saxons dont l’implantation est facilitée en France par la loi de fusion des conseils juridiques de décembre 1990 qui ouvre le barreau aux juristes formés au conseil fiscal. Ce modèle d’organisation professionnelle a contribué à « rationaliser l’activité traditionnelle de conseil et d’influence des avocats d’affaires » (p. 38) dont les cabinets génèrent une économie professionnelle où se mêlent « en étroite interdépendance, le symbolique et l’économique ». (p. 40). Conseil et lobbying s’exercent alors conjointement sur le même dossier. L’activité se mène sans « effet de manche ». Les avocats « interviennent moins comme plaideurs que comme techniciens du droit », rapporte un avocat d’affaires interviewé par les auteurs (p. 62), preuve de la « professionnalisation du travail d’influence politique, administratif et judiciaire muant les cabinets en pôles d’expertise publique. » (p.64).
L’élargissement des contours de la profession d’avocat entraîne mécaniquement des vocations notamment d’acteurs de la vie politique et « d’une frange de l’élite politico-administrative ». Selon les auteurs, c’est un pantouflage d’un genre nouveau qui s’éloigne des pratiques classiques observées et étudiées « dans la France des années 1970, qui formait en quelque sorte le prolongement d’une forme de prééminence de l’Etat et de ses grands corps sur l’économie mixte à la française ». (p. 66). Pierre Birnbaum (Où va l’Etat ?, Le Seuil, 2018) qualifie pour sa part cette confusion des fonctions qui s’installe de « phénomène inquiétant qui menace l’autonomie de l’Etat ». A partir de l’observation de la trajectoire de « 217 transfuges » happés par les cabinets d’affaires, les auteurs dégagent les invariants sur lesquels repose ce « phénomène circulatoire » qui n’est plus « à sens unique, puisque c’est désormais de la politique vers le barreau que s’opèrent le plus fréquemment les mobilités ». (p.67). Cette mobilité, expliquent les auteurs, s’effectue « par le biais d’une des voies dérogatoires d’accès à la profession, c’est-à-dire sans passer l’examen d’entrée au barreau ». Au terme d’un long et précis développement au scalpel de la sociologie de ces transfuges, les auteurs mettent en avant les éléments qui prédisposent à la mobilité, soit « un espace de circulation » compris comme « un ensemble de secteurs économiques et juridiques de l’Etat comme du barreau directement concernés par ces mobilités public-privé ». (p. 93). Le portrait-type du transfuge dévoile que la mobilité est favorisée par « le sexe masculin, la détention d’un diplôme en droit ou le passage par un IEP, le passage par l’ENA ou un cabinet ministériel, l’inscription dans un parti de gouvernement » (p. 93) sans que ces éléments ne soient déterminants pour exprimer « l’unité qu’on lui prête souvent paresseusement dans la presse ». L’état-régulateur ne disparait pas pour autant. Il se transforme et acquiert « la double ossature publique et privée » qui s’est constituée « au fil du tournant néolibéral des politiques publiques économiques ». (p.108).
Le chapitre 3 de l’ouvrage s’efforce de montrer comment un nouvel espace d’intervention, celui de l’intermédiation public-privé « aux frontières des champs administratifs, politiques, économiques et juridiques » s’est imposé et a gagné son autonomie. Plus qu’une franche opposition entre le public et le privé, les transfuges se constituent en tant que groupe social en élaborant de nouvelles représentations de chaque sphère. Leur état nouveau n’est pas pensé sous le mode de la coupure mais davantage sous celui de l’hybridation. Les ex-fonctionnaires estiment qu’ils prolongent « sous d’autres formes leur mission de service public ». A partir de nombreux d’entretiens du corpus des transfuges, les auteurs dévoilent en effet « l’existence désormais consolidée d’un espace de pratiques public-privé qui a produit ses propres normes de référence et ses modèles d’excellence ». (p.111). Ce chapitre, très documenté, mentionne de nombreuses situations où ces fonctionnaires se vivent comme des « passe-murailles » pour exercer au mieux leur rôle d’intermédiaires. « Ils pensent l’action publique comme justiciable des attentes, voire des exigences du secteur privé, et voient dans ce dernier un auxiliaire naturel de la puissance publique ». (p.114). Familiers de la pratique du réseautage, ils sont actifs dans la création de clubs, d’entretiens, de colloques, de cycle de conférences et de think tanks initiateurs d’événements qui leur permettent en même temps de promouvoir des échanges d’expériences et de monter la diversité de leurs actions tout en soulignant « la délimitation d’un champ de l’intermédiation public-privé ». (p.117). A partir de ces pratiques où les transfuges se retrouvent pour contester « à l’Etat le monopole de l’intérêt général » (p.121), les auteurs reviennent sur les conditions de l’émergence d’une nouvelle branche du droit où ce dernier cesse d’être une science pour devenir un marché. C’est ainsi qu’à la fin des années 1980, naît le Droit public des affaires, « cette branche hybride du droit qui mêle « droit public » et « droit des affaires » [et qui] agrège de manière transversale un ensemble hétéroclite de politiques, de procédures liées à la régulation des marchés et aux nouveaux modes d’action de l’Etat comme opérateur économique. » (p. 124). Fort logiquement, les auteurs mettent l’accent sur le fait que les notions clés de l’Etat sont redéfinies « mais aussi les conditions de sa légitimité et de l’intervention publique ». (p. 136).
Enfin, dans le dernier chapitre, les auteurs reviennent sur la prééminence de l’intermédiation et de l’influence qui a généré une « zone grise placée à bonne distance des tutelles politique et bureaucratique en même temps qu’elle est protégée par les secrets professionnels et les formes d’autorégulation propres aux professions libérales. » (p.139). Cette nouvelle culture du silence et du secret s’installe sur les prérogatives ordinales des avocats qui n’ont pas été affectées « par la grande transformation de la profession qui [les] a conduit bien au-delà des salles d’audience, vers les métiers du conseil et de l’influence ». Une loi (avril 1997) leur offre d’ailleurs une large immunité juridictionnelle « qu’ils agissent en plaideurs ou en agents d’affaires » qui leur assure ainsi « une forme d’extraterritorialité juridique » (p. 140) fondée sur le principe de l’autorégulation, « de la semi-publicité et du droit souple (sans sanction) ». (p.144). Face à la dilution de la notion d’intérêt général, les auteurs se réfèrent à Michael Walzer, philosophe de la théorie politique selon laquelle les traditions et la culture des sociétés portent les réponses face aux enjeux et mouvements de transformation. Ils appellent à distinguer les intérêts du « public » et les intérêts du « privé ». C’est une nécessité d’ordre démocratique au risque que « les revendications égalitaires propres à la citoyenneté démocratique se trouvent contrecarrées par les pressions anti-égalitaires propres au fonctionnement des économies de marché. » (p.154). En d’autres termes, les conditions de l’intérêt général, « normes d’égalité et de liberté », ne peuvent être actives, que si « le brouillage de la ligne de démarcation public-privé » est empêché. Les auteurs soulignent alors l’urgence d’une nouvelle politique de la séparation » qui leur apparaît comme essentielle pour préserver « l’intégrité de la sphère publique ». (p.164).
Le sous-titre de l’ouvrage, Enquête sur un grand brouillage, n’est donc en rien un clin d’œil pour capter l’attention d’un lecteur en quête d’informations sur la puissance du tournant néolibéral qui soumet l’Etat à des contraintes qui l’ont poussé à s’imposer comme un acteur clé du gouvernement des marchés privés. Sans jamais s’éloigner d’une ligne rigoureuse et scientifiquement irréprochable, les auteurs démontrent, exemples apportés sans polémique ou arrière-pensée militante, que l’Etat, en France, s’est choisi une nouvelle orientation par « l’élargissement de son champ gravitationnel » (p.175). Journalistes, politistes, juristes, élus locaux ou nationaux et citoyens engagés trouveront dans cet ouvrage des éléments de réflexion et une kyrielle de faits au service de sa thèse centrale. Les pages de conclusion, lucides et véritablement politiques, devraient être portées à la connaissance du grand public. Un livre sain qui vient à point nommé dans nos temps de recomposition annoncée.