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Amazon : infrastructure du commerce mondial, nouvelle puissance économique ?

Publié le 18 octobre 2018 par Infoguerre

Amazon : infrastructure du commerce mondial, nouvelle puissance économique ?

La dernière livraison du Harvard Business Review[i] (oct. / nov. 2018) propose un article remarquable – « Gérer notre économie de plateforme – Stratégie, éthique et concurrence des réseaux à l’âge des géants du numérique » – qui décrit les raisons du succès présent et surtout à venir des plateformes du type Amazon, Alibaba, Alphabet/Google. Il en souligne les risques associés pour l’économie mondiale et appelle à la prise de responsabilité des entreprises plateformes pour comprendre, intégrer et diminuer les dangers systémiques qu’elles créent : « L’émergence de puissantes entreprises plateformes progresse rapidement et les menaces qu’elles représentent pour le bien-être économique global sont indéniables. Tous les acteurs de l’économie, – et en particulier les plateformes elles-mêmes – devraient s’efforcer de préserver l’ensemble de l’écosystème et observer de nouveaux principes, pour des raisons aussi bien stratégiques qu’éthiques. Sans quoi, nous allons au-devant de sérieux problèmes. » Nous souhaitons développer et illustrer ces constats en prenant l’exemple d’un des succès les plus phénoménaux de ces dernières années, Amazon. Cette entreprise a généré 200 milliards de dollars de chiffre d’affaires en un peu plus de 20 ans et rejoint le top 20 des plus grandes entreprises au monde, seul autre acteur de la distribution avec le numéro 1, Walmart.

les défis de souveraineté et de puissance économique que les « entreprises plateformes » posent désormais aux Etats et aux entreprises

Une composante-clé de ce succès a été l’accès au financement. Dans ses 10 premières années d’existence, Amazon a accumulé des pertes de plusieurs milliards de dollars. Son fondateur, Jeff Bezos, a réussi à convaincre les marchés et ses financeurs de deux choses rarement accordées : continuer d’être financé sur la longue durée malgré les pertes et ne pas verser de dividende. 20 ans après, Amazon continue de ne pas verser de dividende et a sécurisé ses financements : elle est bénéficiaire depuis 2 ans et est devenue la deuxième entreprise au monde après Apple à avoir dépassé les 1 000 milliards de dollars de capitalisation boursière en septembre 2018[ii]. Bezos a dès le début tenu un raisonnement purement financier et mis en avant 2 indicateurs de mesure de sa performance qui vont de pair : l’un de valorisation d’entreprise, – la valeur actuelle nette des flux financiers futurs – l’autre de gestion – le flux de trésorerie disponible (free cash flow). Sur ces thèmes, il faut lire sa fameuse « Letter to Shareholders » de 1997 et celle d’avril 2005 où Bezos se livre à une véritable leçon de finance. Aujourd’hui, ce n’est toujours pas le métier d’Amazon connu du plus grand nombre – le commerce ou la distribution en tant que tels – qui génère sa marge : ce sont les services informatiques vendus par Amazon par son entité Amazon Web Services. Cette entité est née des besoins qu’avait Amazon pour opérer sa plateforme et ses services. Il est à noter que AWS est passé de 0 à 20 milliards de dollars de revenus en 10 ans (!!), ses gains représentent la quasi-totalité de ceux d’Amazon[iii]. AWS est ainsi devenue une référence incontournable dans le monde des services informatiques de cloud computing, au même titre qu’IBM ou Microsoft. La vente de publicité en ligne est également une activité très lucrative du groupe[iv].

Les critiques formulées contre la force de frappe d’Amazon

La présence d’Amazon dans le monde de la distribution physique est massive : création de dizaines d’entrepôts géants, rachat d’un acteur haut de gamme de la distribution américaine, obtention d’une licence de commissionnaire de transport (freight forwarder)[v]. Ces mouvements dénotent de la volonté d’intégrer de façon verticale la chaîne de valeur, notamment dans sa dimension infrastructures. En France, l’alliance passée entre Monoprix (groupe Casino) et Amazon nous inspire le commentaire suivant[vi] : le réseau urbain de proximité, haut de gamme de Monoprix représente un réseau physique tout particulièrement pertinent pour un acteur qui veut accélérer sa distribution finale à des clients attractifs. Les critiques auxquelles font face Amazon sont multiples et viennent de tous bords, inclus de médias pro-entreprise anglo-saxons. Ainsi le Financial Times a épinglé les pratiques commerciales d’Amazon[vii], de nombreux médias soulèvent les questions de monopole, des compétiteurs d’Amazon aux Etats-Unis – l’ex PDG de Walmart[viii] – , en France – le fondateur de Darty[ix] – dénoncent le « dumping » auquel se livre Amazon en faisant financer ses activités de distribution par AWS. Les conditions de travail dans les entrepôts ont été fortement décriées et les investissements colossaux effectués dans la robotisation de ces entrepôts jettent d’ailleurs un doute majeur sur la pérennité du nombre d’emplois dans ces mêmes entrepôts à horizon 10 / 15 ans – des échéances totalement hors du champ de vision de nombreux décideurs politiques locaux qui décident d’accueillir ses sites. Abus de position dominante dans les négociations vis-à-vis fournisseurs, pratiques vis-à-vis des sous-traitants[x], évasion fiscale[xi]…, la liste des griefs peut encore s’allonger.

Tout ceci est exact, et pourtant il y a un changement de nature par rapport à tous les phénomènes connus précédemment.  Finance, géographie, expertise :  Amazon fait voler en éclat les limites et les inerties des entreprises précédentes. Résumons : un acteur aux capacités financières sans comparaison peut se donner les moyens d’entrer sur le marché qu’il souhaite. Il crée des effets de réseau articulés et inégalables dans tous les domaines d’infrastructures (physiques, digitales), qui continueront de s’accroître. Il impose des pratiques de marché (niveau de prix de vente, réduction des délais de livraison) avec lesquelles très peu pourront rivaliser, ou à quel coût ?  Si elle le souhaite, elle acquiert les expertises (Amazon studios) ou les « morceaux » de réseau qui lui manque : hier Whole Foods, demain[xii] ? Et, point crucial, elle offre le cadre des transactions : la moitié des ventes sur Amazon est réalisée par des tierces parties pour qui Amazon devient, si ce n’est la solution par défaut, en tout cas un vecteur important de commercialisation. Amazon n’a pas nécessairement besoin d’avoir les expertises d’un secteur puisqu’elle peut en organiser les transactions. Le seul pays où la percée d’Amazon est marginale est la Chine. Étonnant ? Là, ce sont deux acteurs locaux, Alibaba et JD.com qui se partagent près de 80% du marché des ventes en ligne. Elles se sont étendues aux services financiers et présentent des caractéristiques similaires à leur concurrent américain.

Amazon n’est donc pas simplement un nouveau compétiteur sur un marché, il peut aussi en devenir l’organisateur de par l’articulation de ses infrastructures digitales, physiques et demain financières, s’il entre dans les métiers correspondants. A ce stade, une telle situation devient un sujet politique et de souveraineté économique, au sens premier du terme : est-il acceptable qu’un seul acteur privé puisse prendre ce pouvoir dans différents domaines ? Qu’il influe si fortement, par exemple, les structures mêmes de territoires, qu’il s’agisse des surfaces commerciales, de logistique, des réseaux de transport, des emplois qui y sont liés ? Qu’il devienne un canal de vente prépondérant d’un large tissu d’entreprises petites et moyennes ? Quelles doivent être les réponses stratégiques à apporter par les pouvoirs publics, par ses compétiteurs ?

Jérôme Laprée

[i] https://www.hbrfrance.fr/magazine/2018/09/22320-gerer-notre-economie-de-plateforme/

[ii] Au même moment, l’ensemble du CAC 40 français est valorisé à environ 1600 milliards d’euros

[iii] https://www.zdnet.com/article/all-of-amazons-2017-operating-income-comes-from-aws/

[iv] https://www.recode.net/2018/4/26/17286316/amazon-jeff-bezos-amzn-q1-earnings-revenue-stock-aws-advertising

[v] https://www.flexport.com/blog/amazon-ocean-freight-forwarder/

[vi] https://www.cnbc.com/2018/10/10/reuters-america-update-1-frances-monoprix-says-grocery-alliance-with-amazon-prime-tops-expectations.html?&qsearchterm=amazon

[vii] Rana Foroohar, The trap of Amazon’s pricing tactic, Financial Times 02/09/2018

[viii] https://www.chainstoreage.com/technology/report-former-walmart-ceo-calls-amazon-predatory/

[ix] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/0301995828797-ne-laissons-pas-amazon-detruire-le-commerce-traditionnel-2196146.php

[x] https://www.liberation.fr/france/2018/10/05/dans-la-peau-d-un-forcat-d-amazon_1683525

[xi] https://www.lemonde.fr/europe/article/2017/10/04/la-commission-europeenne-sanctionne-amazon-au-luxembourg-et-apple-en-irlande_5196039_3214.html

[xii] Mise en perspective : deux des entreprises de distribution françaises – Carrefour et Casino – connaissent des difficultés fortes depuis plusieurs années. Leurs capitalisations boursières sont respectivement de 12 et 4 milliards d’euros. Whole Foods a été rachetée pour 14 milliards de dollars.

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