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1999 – Entrevue avec la réalisatrice, Samara Grace Chadwick

Par Julien Leray @Hallu_Cine

1999 est ton premier long-métrage : quelles ont été tes motivations pour te lancer d’emblée dans un projet à la fois personnel, et en même temps profondément social ?

C’est déjà peut-être dû au fait que je travaillais dans l’industrie du documentaire depuis presque douze ans. Alors je connaissais déjà un peu le milieu, les gens… Je faisais la programmation de festivals, alors je voyais beaucoup beaucoup d’oeuvres documentaires. Et j’ai aussi travaillé sur tous les postes possibles qu’on peut occuper en faisant un documentaire : monteuse, preneuse de sons, productrice… J’ai presque tout fait. Alors j’ai vraiment fait tout ce qui était en périphérie, sans toucher à la réalisation. Puis, je me suis rendue compte que ce que j’admirais chez les documentaires, c’étaient ceux qui assumaient un sujet, mais de façon très personnelle. Là où on voit vraiment la présence du réalisateur, lorsqu’il s’agit vraiment d’une manifestation personnelle d’un sujet. J’étais aussi très attirée par des oeuvres qui incorporaient une histoire personnelle, sans forcément directement la mettre en scène, mais en l’assumant pleinement au sein du récit. Je pense que c’est quelque chose qui s’ajoute un peu à la politique du moment du documentaire, où traditionnellement, on le voyait toujours, en général (surtout en Amérique du Nord ou en Europe), comme le regard vers l’inconnu. Que ce soient d’autres territoires, d’autres peuples, d’autres réalités. Et c’est sûr qu’en ce moment, on parle beaucoup de la décolonisation du récit, de white washing… C’était un exercice pour moi de voir ce qu’était faire un récit sur moi-même, sur les gens qui m’étaient les plus proches, les gens qui allaient toujours pouvoir m’offrir un retour direct, honnête, par rapport à ce que je faisais.

Alors c’était vraiment l’inverse du mode extractif qu’on voit en documentaire, où le directeur, le réalisateur, l’équipe arrivent dans un lieu avec le pouvoir d’une caméra, et les gens qui reçoivent ces caméras-là sont alors un peu assujettis. Quoique assujettis est trop fort, mais il y a certainement une relation de pouvoir inévitable entre celui qui tient la caméra, et celui qui est devant cette caméra.

Par ce film-là, avec tout ce qui était à risque, ça m’a permis d’explorer tout ce que représentait cette relation-là, et de me remettre en question moi-même en tant que réalisatrice, mais aussi en tant que sujet. Parce que j’ai dû faire un peu les deux, et c’était très important pour moi d’avoir cette humilité-là. Je voyais toujours le projet comme quelque chose de collaboratif, alors tous les gens qui ont participés, tous les gens que j’ai consultés, font partie du projet. Et c’étaient des gens qui me disaient, toujours de façon honnête et avec amour, mais très directe, où les frontières étaient. Ce qui les rendait mal à l’aise, ce qui techniquement compromettait un peu leur intégrité.

Le film aborde la question des souvenirs enfouis au sein d’une communauté qui a malgré tout cherché à avancer, en mettant derrière elle ses traumas : y’a-t-il eu des réticences à témoigner, des portes qui sont restées fermées ?

C’était vraiment un processus… Parce que j’avais peur moi aussi. Je n’en avais jamais parlé non plus… Je n’ai aucune formation en psychologie, j’ai fait très peu de thérapie, alors je ne connais même pas le langage pour discuter de nos traumatismes, de nos douleurs. Je pense que le fait que j’avais une équipe surtout de femmes, des jeunes femmes de mon âge, à qui je faisais vraiment confiance, auxquelles je pouvais me confier et réciproquement, par rapports à nos réserves, nos inquiétudes, ça m’a permis de me fier à mon instinct.

Par rapport à la production, aux entrevues disons (parce que que ce ne sont pas vraiment des entrevues non plus), l’exercice était vraiment de délimiter où l’inconfort commençait. Pourquoi cet inconfort-là était présent, et quelles frontières on cherchait à repousser ou admettre. Et ce qui était vraiment définitif. Certaines choses, comme la discussion des gens qui sont décédés, je savais dès le début que juste l’idée de les nommer, de décrire leurs décès, ça me rendait malade. C’était tellement clair que ça ne ferait pas partie du film… Quand je suis allée discuter avec les familles ou les gens qui ont perdus des proches, c’était vraiment l’une des premières choses que je leur disais. Parce que lorsqu’on s’imagine un film sur le suicide, on s’imagine que le suicide c’est ça, on s’imagine des scènes qui réécrivent les moments les plus traumatisants, sans vraiment les expliquer, sans vraiment les contextualiser. Et quand je leur disais « je ne nommerai jamais votre fils, je ne vais jamais décrire comment il est mort », ça créait une réflexion du genre « ok, de quoi on va parler d’abord ? ». C’était plutôt de leur expérience à eux, et ça transformait alors le rapport et le feeling entre nous. De savoir qu’il y aurait un respect envers certaines choses qui devraient toujours rester hors scène, à l’extérieur de la scène, à l’extérieur de ce qu’on voit.

1999 aborde moins les causes du suicide que les conséquences qu’il peut avoir sur l’entourage, les proches, la communauté. Les tabous, les silences… La résilience aussi. A contrario d’une série comme 13 Reasons Why. Pourquoi ce choix ?

1999 est vraiment un film sur les survivants du suicide. Alors ce sont vraiment les gens qui doivent survivre, après le départ d’un proche. Ils doivent aussi lutter avec toutes les questions, le deuil, mais aussi les doutes, le questionnement même du suicide qui demeure un écho dans la vie quotidienne de tous ces gens-là. Par rapport à 13 Reasons Why, la série est sortie lorsqu’on faisait le montage, et on en a beaucoup discuté avec ma monteuse. Je pense que ça reste un événement culturel important. Je pense que là, le film va sortir dans les milieux éducatifs, et ça va être très intéressant d’en discuter avec les jeunes. De voir quel est leur rapport au suicide.

Parce qu’on le sait, les gens un peu plus âgés, qui ont vraiment subis le tabou féroce au secondaire, c’est vraiment de ça que traite mon film. Mais avec la série Netflix, ce que je lui ai reproché, surtout dans sa première saison, c’était un peu la promotion du suicide comme acte de revanche. Je pense que c’est quelque chose de très dangereux. Des concepts comme le suicide qui pénètrent la conscience collective, sans être accompagnés de plus de contexte, mais accompagnés d’un récit tellement puissant qu’il devient très difficile à détourner si tu n’as aucun autre rapport au suicide, sont très dangereux. Mais pour tout le monde en fait. Des idées, des images, qui rapportent au suicide, qui commencent à presque hanter les gens, et à être évoqués dans les moments où on cherche à prendre sa revanche, ce sont des choses qui résonnent d’une façon très dangereuse. Je ne pense pas pour autant que ces images-làou ces récits-là ne devraient pas exister, mais devraient être accompagnés de plus de mesure, de plus de voix. D’autres récits en fait.

Le suicide, si je me permets d’avoir une théorie par rapport à ça – parce que comme je l’ai dit, je ne suis pas formée du tout en psychologie -, je pense qu’il s’agit d’un acte qui est permis lorsqu’on se sent isolé. C’est l’isolement extrême du tissu social, de la collectivité. Il y a plusieurs études sociologiques qui démontrent que plus la société est individualiste, plus leur vie leur appartient exclusivement, plus leurs succès et leurs faillites leurs appartiennent seulement, cette pesanteur-là permet à l’individu d’aussi prendre le choix de s’éliminer entièrement. Alors que dès qu’on commence à comprendre que l’on fait partie de quelque chose de plus large, d’une famille, d’un groupe d’amis, d’une société, d’une école, à comprendre que l’on a des répercussions sur la vie des autres, que l’on fait partie de quelque chose de plus grand, et que l’on est un peu plus humble envers cette immensité-là, ça devient beaucoup plus difficile de passer à l’acte. Je pense, en tous cas. Beaucoup de gens m’ont dit « c’est à cause de ma grand-mère », « c’est à cause de ma meilleure amie », « c’est parce que je savais que j’allais les blesser » que les gens suicidaires n’ont pas fini par passer à l’acte. Aussi, les gens dans le film qui ont subis ces pertes-là, en sachant à quel point ça faisait mal, n’ont pas été capables de l’infliger aux autres.

Alors le film va faire en sorte de créer un peu cet espace-là, il n’y a pas une voix qui domine plus qu’une autre. Tout le monde coexiste, tout le monde se contredit, mais au fond, ce ne sont pas des contradictions qui compromettent les récits. On est tous en train de bâtir, c’est comme une chorale de voix qui permettent de comprendre un peu plus à quel point ces vagues de suicides ont affecté des milliers de gens.

On a appris cette semaine qu’une nouvelle vague de suicides s’est produite, cette fois au Nunavik. Plusieurs des victimes étaient des jeunes adultes ou des enfants d’âge scolaire. On a aussi l’impression que ces tragédies rejoignent bien vite la section « faits divers », et n’intéressent pas ou trop peu le reste de la population, centralisé dans les métropoles (Montréal, Toronto, Québec, etc).

Penses-tu que ton film pourra être de nature à sensibiliser les gens à ces problématiques, et à faire évoluer les consciences ? Et en ce sens, peut-on dire que 1999 est un film militant ?

C’est sûr que 1999 est un geste politique. Militant, en revanche, c’est difficile, parce qu’il y a une classe de films documentaires militants dont 1999 ne fait aucunement partie. Les films militants en général mènent le public d’un point A à un point B, la direction dans laquelle ils vont est très claire, et vont aboutir à une certaine résolution, un certain acte, une certaine opinion. Moi, je voulais faire davantage confiance à mon public. 1999 est moins un film linéaire qui mène d’une façon prescriptive vers un point ultime qu’une expérience. C’est plutôt comme ce qu’on a nous-mêmes vécu lorsqu’on a fait les entrevues, lorsqu’on a commencé à en discuter. Ça soulève plein de questions, c’est aussi un film un peu abstrait, qui permet un état de rêve, d’hallucination. Les gens vont en faire ce qu’ils veulent, mais ultimement, ça amène une certaine introspection qui peut mener n’importe où. Et permettre de trouver les mots en fait. C’est vraiment le silence qui nous a tellement nui pendant toutes ces années que je voulais absolument briser. Et voir ce qui apparaissait lorsqu’on se permettait de trouver des mots ensemble, d’être ensemble, d’admettre les complexités, les pensées presque incohérentes parfois, mais vraiment profondes qu’on avait, par rapport à ces événements-là, par rapport à notre propre possibilité de suicide. Au fond, tout ce qui reste souvent de l’autre côté du rideau social, mais qui existe malgré tout dans notre quotidien. Je pense que c’est encore un sujet très tabou. Quand on pense du point de vue de la société, l’idée que les individus puissent s’enlever du récit sociétal nuit au récit même .

Selon moi, pour être politique, il faut faire confiance à l’intelligence des gens. À leur intelligence émotionnelle, mais aussi formelle dans le sens du cinéma. Je pense que si on cherche à résister à certaines tendances, il faut qu’on se fasse confiance. Et je pense que ce qu’on voit souvent comme étant politique, ce sont des choses qui nient l’intelligence fondamentale des gens.

Par rapport au Nunavik, c’est difficile… Mais c’est grave au Canada, on a vraiment une épidémie de suicides chez les jeunes, autochtones surtout. J’ai lu plusieurs textes, j’ai cherché à comprendre, mais c’est quelque chose qui me dépasse. Qui m’attriste énormément… Et j’imagine que c’est aussi très complexe par rapport à l’histoire, à l’historique canadien. Un historique de traumatismes, qui existe à ce jour. C’est d’autant plus important d’en parler.

Il y a une vague de suicides une fois par mois, si on regarde de manière large. Je ne sais pas quelles sont les tendances, mais c’est malheureusement très commun. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une augmentation des fusillades dans les écoles. Isabelle, une des victimes évoquées dans le film, est décédée la semaine de Columbine, qui était la première fusillade. C’est l’idée qui pénètre l’inconscient collectif. Et depuis, j’ai d’ailleurs lu ça la semaine dernière, ce seraient trois-cent-mille élèves au secondaire, aux États-Unis, qui auraient vécus des fusillades. Et ça aussi, c’est un geste, avec une violence différente, qui est le fruit d’une personne à la base suicidaire. J’ai lu « suicide by cop », mais ce sont quand même des personnes suicidaires. C’est peut-être la nouvelle itération de ce genre de tragédies.

Le film frappe par sa forme très impressionniste, avec plusieurs moments très oniriques. Le fait d’avoir mêlé images d’archives, superpositions de formes pendant les témoignages… Qu’est-ce qui a motivé ton choix d’apposer cette forme à ton documentaire ? Était-ce un choix effectué en amont du tournage, ou une idée relevant davantage de l’improvisation ?

Le film, je le voyais avant de savoir ce qu’il allait concrètement être. Et c’était beaucoup avec la transparence en fait. L’idée du film m’est venue lorsque je me suis rendue compte que mes camarades de classe, les gens avec lesquels j’ai passé toutes mes journées au secondaire, et avec lesquels on ne s’était pas parlé pendant quinze, vingt ans, se rappelaient des événements de manières complètement différentes. On avait des souvenirs très distincts d’événements qu’on avait vécus ensemble. Alors je voulais que ces récits puissent coexister, et je visualisais ça comme une forme de transparence, où un récit mène à l’autre, selon différentes couches du même réel. Qui parfois se contredisent, mais qui au fond permettent de montrer une certaine complexité, de créer un objet qui n’est pas opaque. Qui ne dit pas au public « voici ce que tu vois ». L’oeil même peut voir, peut chercher certaines tendances dans la transparence. Il y a toutes sortes de choses qui peuvent se manifester pour chaque personne de façon individuelle. Ça ça m’intéressait. Je trouvais ça beau, ça permet aussi de réécrire un peu le rêve, et le souvenir qui est aussi une part opaque.

Dans 1999, on ne reçoit aucun fait. C’est vraiment un film qui cherche à éviter le format investigatif, qui lui cherche à proposer une version, une interprétation absolue des événements. Alors c’est vraiment un film qui existe en transparence. Cette opacité-là ne m’intéressait pas.

J’avais aussi en tête un certain vocabulaire d’images. C’est sûr qu’il y a les témoignages : c’était très clair qu’on allait juste avoir le visage de la personne, on n’allait jamais la prendre en establishing shot, où on pouvait la situer et voir les décors. Ça ça ne m’intéressait pas. Je voulais juste voir leur visage, mais leur visage en gros plan, et filmé presque à travers ma tête. Donc ma caméra était toujours positionnée derrière moi, et permettait de m’assumer comme faisant partie du film. En même temps on voit mes réactions : ça aussi c’était très important.Tout le reste, c’étaient les textures de l’adolescence. Que ce soient les archives, les espaces de l’école, de la ville, de la neige. De tous les objets qu’on a gardés : nos photos, nos journaux intimes, nos lettres écrites à la main… Tout ce qui est déjà un peu nostalgique.

J’habitais chez mon père, je vivais à Moncton durant les hivers. Je voulais vraiment juste faire le tournage pendant les hivers, alors j’étais là, et je collectionnais les choses, les images.

Le tournage de 1999 s’est étalé sur trois années (couvrant trois hivers). Pourquoi spécifiquement l’hiver, et pourquoi autant de temps ?

Pour plusieurs raisons. Trois années parce qu’en fait, j’ai un autre travail. J’ai des emplois à temps plein. Je travaillais pour les RIDM pendant ces années-là, alors pendant neuf mois par an, c’était complètement hors question. Mais c’est aussi durant l’hiver que la plupart des suicides se sont produits. Et l’hiver sur la côte Est du Canada, c’est comme à Montréal, c’est extrême. C’est une expérience extrême.

L’été, c’est la plage, il fait beau, tout le monde est dehors, tout le monde est bronzé… Alors c’est clair que je cherchais des visages davantage marqués par l’hiver.Mais je m’intéressais aussi à la neige comme métaphore, ce qui n’a finalement pas fait partie du film, parce qu’il n’a pas neigé durant trois ans !… Souvent de gros bancs de neige se forment, et les tunnels qu’on doit creuser pour traverser la ville, je voyais un peu ça comme une métaphore de nos souvenirs dans le cerveau même. Comme des liens neuronaux. Parce qu’en fait, plus on parcourt un sentier, plus ce sentier assume une autorité, et le reste de notre vécu doit s’y confondre. Alors je voyais vraiment la neige comme une image.

Et trois années, parce que ça a été trois années de recherches. Les témoignages se sont juste étalés sur deux semaines au total. Et pour des raisons budgétaires, ce n’était pas possible de tourner tout le temps, même si moi j’avais toujours ma petite caméra, et je promenais partout avec.

Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles tu as dû faire face sur le projet ? Quels ont été tes rapports avec l’ONF pendant la réalisation du projet ?

Honnêtement, ça a vraiment été un tournage de rêve. Vu que j’étais là, à Moncton, j’habitais parmi les gens, ce qui est rare en documentaire. On soupait ensemble, c’est devenu mes amis. Mes relations avec les gens qui figurent dans le film, ça dépasse le film. Et ça c’est important, parce que lors du tournage, c’est comme une autre « hangout », mais cette fois-ci avec la caméra. Et les gens avaient l’habitude de me voir, étaient habitués à ma présence. On soupait ensemble, on a fait un souper avec la caméra, mais plusieurs autres soupers par la suite…

Je pense que je perçois quand les gens sont mal à l’aise, ça me rend mal à l’aise. Alors le tournage, c’était vraiment avec ceux qui se sentaient vraiment à l’aise, qui étaient prêts à parler, qui voulaient parler. Qui sont venus me chercher, de façon littérale : « je veux te parler », « j’ai des choses à te dire », « il faut que tu viennes me voir ». C’étaient surtout des gens comme ça. Ce ne sont pas tous mes amis, mais on est devenu très proches. Je ne suis jamais rentrée chez quelqu’un avec la caméra sans passer beaucoup de temps avec lui à l’avance.

Lorsqu’on faisait les green screens puis les grands tournages, les productrices sont venues à Moncton. On a loué une petite maison, on a bâti le green screen dans la salle à manger. On se levait le matin avec le DP, puis Sarah, Céline nous faisaient le déjeuner, et on déjeunait ensemble. On vivait ensemble presque comme une famille, c’était vraiment magnifique. Alors, vraiment, aucun problème.

Puis travailler avec l’ONF aussi. Il y a un bureau à Moncton. Il y a le studio francophone en Acadie… C’était la première fois que le studio francophone et le studio anglophone travaillaient ensemble sur un projet. Parce que c’est un film en chiac, alors c’était très très utile. Mon producteur à Moncton, de l’ONF, est un producteur de musique en fait, alors ça nous a aussi permis de travailler sur la trame sonore du film, qui est exceptionnelle, uniquement composée par des artistes acadiens.

Le fait que la musique soit composée par des artistes acadiens était fondamental pour toi ?

Tous les films des années 90’, il y a une trame sonore. Tous les films de High School, il y a une trame sonore. Alors je voulais de la musique qui évoque notre secondaire, la musique qu’on écoutait durant ces années-là, mais réinterprétée par des artistes en chiac. Parce qu’il y a quand même toute une partie du film qui traite de la musique anglophone… Il fallait toujours qu’on traduise les chansons qu’on chantait à la Boite à Chansons, il fallait toujours les faire traduire en français pour pouvoir les chanter ensemble. C’était un peu comme un geste qui semblait bien résister à l’intérieur du film.

Alors l’ONF, c’est une institution que j’admire énormément. Je pense qu’au Canada, on ne sait pas à quel point c’est rare d’avoir des fonds publics pour une exploration artistique, qui ne cherche pas nécessairement un marché directement. Il y a plusieurs pays, si tu veux faire un film, il faut garantir un certain revenu, et ça nuit au documentaire de création, c’est sûr. Ici on a quand même plus de jeu, et aucune personne de mon équipe n’a essayé de transformer le film. J’ai pu faire exactement le film que j’ai voulu faire, ce qui, aussi, est extrêmement rare.

Une petite parenthèse dans le film aborde frontalement la question du chiac et du rapport à la langue…

Une chance qu’on a trouvé Steven, parce qu’il nous explique en trente secondes l’historique de la région ! C’est sûr que mon public immédiat, dans mon coeur, pour lequel j’ai fait le film, ce sont les acadiens de Moncton. Mais aussi, c’est un film qui est partiellement suisse, on savait que ça allait sortir à l’international, que ça allait jouer en salles en Suisse, et peut-être ailleurs.

Et l’Acadie, le chiac, c’est peu connu dans le monde. Mais souvent, les publics auxquels on allait présenter le film parlent au moins soit l’anglais ou le français, alors ils comprennent déjà la moitié de ce qu’on dit. Et c’était important de créer un peu plus de contexte historique, sans trop embarquer dans un sujet qui mériterait à lui-seul un film entier. Mais aussi pour présenter le chiac comme un geste politique en fait, dans un pays où les langues, au Canada mais surtout au Québec, c’est quand même une dualité qui est difficile à négocier. Ça embarque souvent dans un langage binaire, et le chiac, c’est un geste tellement formidable et tellement chaleureux, tellement « playful », qui permet la coexistence des deux langues d’une façon… Je ne sais pas, c’est vraiment très symbolique du peuple acadien, et de sa façon d’exister dans le monde. De son nationalisme, qui est très doux, mais très profond. C’est comme ça qu’on parle, mais dès qu’on a une situation formelle, dès qu’une caméra se présente à nous, on parle un français correct, même s’il est déjà un peu bizarre. En fait, le français correct est un peu ma langue seconde, mais quand je parle avec mon coeur, quand je m’exprime de la façon la plus honnête, la plus directe, c’est en chiac. Alors c’était très important pour nous, pour moi, même si les gens avaient tendance à parler le français correct dès que j’arrivais avec la caméra, qu’on revienne au chiac. Parce que c’est simplement infiniment plus honnête, et moins « self-conscious », et comme une des témoins m’a dit : « si on avait dû parler le français correct, on aurait dit les choses correctes ». Ça transforme aussi psychologiquement, on existe différemment selon la langue qu’on parle. Et le chiac, ça nous permettait de nous manifester de façon moins correcte, plus honnête.

Jacques Audiard, le réalisateur d’Un Prophète et de The Sisters Brothers, a déclaré au cours d’une entrevue qu’il se posait la question de savoir si le cinéma était toujours un média pertinent pour questionner le monde. Qu’il réfléchissait « à la fabrication de récits et d’images dans d’autres formats ». Qu’en penses-tu en tant que documentariste ?

Le documentaire en fait, c’est juste la manifestation publique d’un processus qui était beaucoup plus profond, plus permanent chez les gens. C’est un peu comme avec les champignons. On voit le fruit, mais sous la terre, c’est tout un réseau. Je pense que beaucoup de films n’ont pas ce réseau-là, mais si j’ai la chance de continuer à faire des films comme ça, qui ont une profondeur, un réseau invisible mais permanent, ça c’est important. Je pense que les films qui vont cultiver sans comprendre, sans l’humilité dont on parlait au début, ça devient de plus en plus difficile, parce que ça promeut des caractéristiques sociales que je trouve de plus en plus dangereuses.

Mais non, je pense que le cinéma a un rôle important à jouer. Je travaille en documentaire, je travaille pour un festival documentaire, je vois de nombreux films documentaires tous les ans… C’est sûr que la majorité de ces films-là ne sera pas vue par grand monde, et je me demande d’ailleurs souvent pourquoi il y a tant de nouveaux films qui sont faits tous les ans…Mais à chaque fois que je montre même ce petit film-là, j’ai des moments d’humanité avec les gens dans la salle. C’est puissant ce qu’on peut vivre à l’intérieur de quatre-vingt-dix minutes dans une salle ou devant un écran, mais surtout dans une salle, lorsqu’on est entouré d’autres gens qui vivent aussi les mêmes moments émotifs, ensemble. C’est rare qu’on fasse ça, là actuellement, dans notre état actuel, de vivre des hauts et des bas ensemble, simultanément. Avant on allumait la télé le soir, et tout le monde vivait les nouvelles au même moment, mais là c’est différent. Alors je pense que c’est un rôle encore peut-être plus important. Que le documentaire continue à pénétrer de nouveaux publics, et je pense que c’est vraiment un signe qu’il faut que le documentaire continue à devenir de plus en plus complexe, à résister à la simplification qui est très présente aussi, par rapport à la tendance très grand public que l’on peut voir au cinéma actuellement.

1999 dépeint une réalité objective (les suicides successifs de ces jeunes de Moncton) de manière subjective (très esthétique), jouant parfois sur la frontière entre réel, et fiction fantasmée… Doit-on y voir une volonté sous-jacente de t’attaquer à des récits de fiction par la suite ?

Pour l’instant, non. Ce qui m’intéresse avec le monde, ce n’est pas ma propre vision de ce monde-là. De créer des structures de contrôle, au sein desquelles j’aurais une vision ultime des choses. Ce qui m’excite, c’est quand quelque chose d’inattendu se passe, quand quelque chose de magique est dit, quand quelque chose visuellement apparait sans que ça ne soit prévu. Alors oui, pour moi c’est le documentaire, sans aucun doute.

Selon toi, les événements de 1999 ont-ils eu une influence sur ta vocation en tant que cinéaste, et ta sensibilité vis-à-vis du cinéma ?

C’est la première fois qu’on me pose cette question… Sûrement, en fait. Le film est un peu un éloge au fait qu’on cohabite avec nos traumatismes, à vie. Et beaucoup de nos façons d’être, nos patterns, sont en conversation avec les choses qu’on essaie de supprimer, mais qui existent tout de même dans nos récits personnels. Je pense que dans mon cas, parce que j’ai fui, parce que je suis partie pendant seize ans sans trop communiquer avec l’Acadie, parce que je suis vraiment partie très loin, le film était peut-être une appréciation de mes racines, et des choses qui font partie de mon histoire, de mon « belonging », de mon appartenance. C’est un concept abstrait, mais qui se manifeste quand même dans le documentaire : je pense que les seuls films, en tant que programmatrice, qui ne m’intéressent pas, ce sont des films qui font comme s’ils assumaient une perspective complètement neutre. En tant que créateur, c’est important d’assumer qui on est, d’où on vient. Pas de façon directe, mais de comprendre que notre façon de voir le monde, c’est la nôtre, et que le concept d’une perspective neutre est un concept de privilèges. N’importe qui qui a vécu comme une minorité ne penserait jamais pouvoir prétendre à une vision neutre du monde.


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