Le Rappel du 3 août 1869
RICHARD WAGNER CHEZ LUI
Le lac des Quatre-Cantons, translucide et pur, semblable à ua immense bloc de cristal bleu, s'étend tranquille devant Lucerne. D'un côté, le mont Pilate, âpre, aride, déchiquète son faîte rocheux auquel s'accrochent les nuages; de l'autre, le Righi verdoyant fait onduler ses bois de sapins sombres, qu'interrompent de claires pelouses, et Lucerne étage ses maisons inégales, ses nombreux clochers, ses bastions hors de service, au-dessus d'un étroit pont de bois qui festonne ses arches rustiques dans l'eau bleue du lac. En face de la ville, à l'horizon, les Alpes troubles et bleuâtres apparaissent vaguement reflétées, et, en avant des hautes montagnes, un promontoire s'avance en pente douce dans le lac, et le ferme à demi. Quelques minces peupliers se dressent à la pointe extrême de ce cap, puis les arbres touffus s'échelonnent, et, dans un entrebâillement des branches, laissent apercevoir l'angle d'un toit et une seule fenêtre d'une maison.
Cette maison solitaire, cachée au pied des Alpes, c'est la maison de Richard Wagner. C'est là que cet homme, dont l'œuvre émeut si profondément la critique, vit seul, dans le recueillement austère du travail.
Les lacs et les hautes montagnes semblent s'interposer entre lui et le monde pour empêcher que le bruit des luttes, les petitesses, les jalousies, ne parviennent jusqu'à cette demeure tranquille. A Triebchen, on ne sait rien de la vie extérieure ; nul journal de France ou d'Allemagne n'y est attendu, et peu de visiteurs y sont accueillis.
Le jardin qui entoure la maison n'a pas de clôture. Cela s'est trouvé ainsi.
Sans sortir de chez lui, Richard Wagner peut escalader les Alpes. On croirait que toute la terre fait partie de ce jardin.
Un grand chien noir, compagnon aimé du maître, protège l'habitation.
L'hiver, le lac devient tempétueux autour du promontoire; les gondoles ne peuvent plus aborder; les neiges envahissent Triebchen, dont la solitude redouble, et les serviteurs vont aux provisions en traîneau.
Vue du dehors, la maison de Richard Wagner est très simple; les murs en sont gris, les rougeurs du toit ont été atténuées par le temps, et, parce qu'elle est ancienne, elle ne détonne pas dans l'harmonie du sublime paysage comme font les villas criardes et banales qui se pavanent au bord du lac. Mais lorsqu'on a gravi le perron et franchi le seuil, on pénètre dans un luxe grand et noble.
Le salon est tendu d un cuir mordoré où courent des arabesques d'or, laissant traîner leurs plis amples sur le parquet; les épaisses tentures des fenêtres apaisent l'éclat du jour; les tapis éteignant le bruit des pas. Quelques meubles anciens et rares se groupent çà et là. De grands divans de pourpre sombre s'adossent aux murailles ; du plafond pend une lampe de bronze, et, au-dessus d'un grand piano d'ébène, apparaît un portrait authentique de Beethoven.,
A droite du salon, dans une petite salle longue et étroite, quatre statuettes de marbre appuient leur blancheur douce sur le velours violet des draperies. Voici Tannhauser; sa lyre en main, il entonne à pleine voix son chant d'amour, l'hymne passionné qui célèbre Vénus; et voici Lohengrin qui, pareil à l'archange vengeur, tire son épée pour la défense d'Elsa de Brabant. En face du saint chevalier, Tristan, croyant boire un poison mortel, vide la coupe qu'emplit le philtre d'amour ; et le héros entre tous charmant, Siegfried, s'appuie sur son glaive et tient entre ses doigts l'anneau des Nibelungen, enfin conquis.
Au fond du premier salon, une tenture soulevée laisse apercevoir la chambre où Richard Wagner travaille. Elle est petite, enveloppée d'étoffes sombres qui la font silencieuse et doucement obscure. Une bibliothèque, où sont réunies les plus belles œuvres littéraires et musicales, couvre deux des parois. En face de l'entrée, on voit un piano, autel de la sublime musique, tabernacle où s'accomplit la mystérieuse communion du penseur avec l'esprit invisible, et, au-dessus du piano, sourit le portrait du roi de Bavière.
A vrai dire, on nous avait dépeint l'auteur de Tannhauser comme un homme farouche, injuste, insociable; et telle est la force de la médisance, que nous nous pensions obligés, à cause de notre admiration passionnée pour l'œuvre de l'artiste, de chercher une excuse au caractère de l'homme dans la cruauté de la vie qui lui a été faite, dans les déceptions, les basses intrigues dirigées contre lui, et surtout dans l'irritabilité nerveuse assez fréquente chez les musiciens. Avec quelle contrition et quels regrets, aujourd'hui que nous connaissons personnellement Richard Wagner, avec quelle honte d'avoir écouté un instant la calomnie, nous confessons notre erreur passée!
Non, la misère, l'envie, 1'injustice ont eu beau s'acharner sans merci sur cet homme, elles n'ont pu laisser aucune trace ni en lui ni sur lui. Nulle amertume dans son âme, nulle fatigue sur son front superbe où rayonne la jeunesse qui ne s'altère pas.
Tous ceux qui l'approchent l'aiment, profondément. Dans le pays qu'il habite on ne prononce son nom qu'avec respect, qu'avec amour. Une fois qu'il avait voulu nous montrer les montagnes, le lac, et la vallée de Guillaume Tell, nous descendîmes avec lui dans un lointain village. A peine Richard Wagner eut-il mis le pied sur la rive, que les bateliers, les paysans, tous les habitants de ce village inconnu, accoururent vers lui et, baisant ses vêtements, lui pressèrent les mains avec adoration. On eût dit un roi bien-aimé, s'il y en a, sortant dans son royaume.
Alors le maître nous parla ainsi d'une voix émue : « Autrefois lorsque, repoussé, exilé, misérable, je cherchais une patrie sans pouvoir en choisir aucune, je me réfugiai dans ce village, et j'étais seul, abattu. Le soir même, au moment où j'allais m'endormir tristement, un chœur d'hommes chanta sous ma fenêtre, accompagné par des harpes et des instruments de cuivre. M'étant levé, je vis sur le lac plusieurs gondoles illuminées et chargées d'hommes qui chantaient. Ce qu'ils chantaient, c'étaient des fragments de mes opéras. Tandis que je fuyais, vaincu par la haine, dans ce village obscur de la Suisse, on me connaissait, on savait ma musique et on me souhaitait ainsi la bienvenue. J'ai vécu quelque temps au milieu de ces braves gens, et je leur garde une profonde reconnaissance, à eux qui m'ont rendu la foi et le courage, quand je commençais à désespérer, et qui m'ont accueilli avec tant d'amour lorsque toute ma patrie me haïssait. »
Richard Wagner est ainsi fait qu'il ne peut éprouver que des sentiments nobles.
Il ressent une amitié profonde pour les amis enthousiastes que lui a conquis son génie; mais il ne sait pas avoir de haine pour ses ennemis. Aux rieurs stupides qui ont bafoué Tannhauser, il n'en veut aucunement. « Ils ont bien fait de siffler, si ma musique leur déplaisait, » dit-il. Et il aime Paris, où il a pourtant si cruellement souffert; et il en parle comme d'une patrie.
On a coutume aussi d'affirmer que Richard Wagner n'a d'admiration que pour lui-même et méprise tous les autres compositeurs. Nous avons rougi pour les calomniateurs en l'entendant louer avec chaleur et traiter de chef-d'œuvre les partitions de Rossini, de Berlioz, d'Aubert; et, lorsqu'il parle de Mozart, de Gluck, de Weber et surtout du grand Beethoven, c'est avec des larmes dans les yeux.
Richard Wagner est de taille moyenne, mais les justes proportions de son corps dénoncent une force et une agilité capables de désespérer un homme de vingt ans. Sa chevelure s'éclaire de fils d'argent ; son visage est empreint d'une énergie invincible. La bouche est fine, mais divinement bonne, et, tandis que la face possède une grande mobilité d'expression, les yeux, d'un bleu sombre, demeurant toujours placides et graves, comme le ciel toujours serein au-dessus des mouvements des nuages.
La gaieté de Richard Wagner est celle d'un enfant. Il rit et plaisante sans cesse, avec un esprit tout parisien ; quelquefois même il s'essaie à des calembours. La façon dont il parle français est un peu hésitante, mais pleine de trouvailles, pleine de mots si charmants qu'à vrai dire on s'étonne qu'ils ne soient pas en effet dans la langue française.
Ce langage nous permettait de saisir les plus intimes finesses des détails, lorsque, avec une complaisance infatigable, le maître voulait bien nous faire les honneurs de son magnifique royaume intellectuel.
Il nous a raconté son splendide poème l'Anneau des Nibelungen, que nous connaissions trop imparfaitement. Il s'est mis à son piano et nous a fait entendre des fragments du Rheingold, des Walkyries et enfin de Siegfrid, œuvre inachevée encore, qui nous paraîtrait être le chef-d'œuvre du maître, s'il était permis de choisir et de préférer parmi tant d'ouvrages si parfaitement beaux quoique si divers.
Ainsi Richard Wagner nous a fait la joie de nous appeler ses amis. Il a voulu que sa maison fût la nôtre. Après dix jours de glorieuse intimité, nous nous éloignâmes de Triebchen, le cœur serré, et pleins d'une affection profonde pour l'homme que nous avions tant admiré sans le connaître, et de qui la gloire, éclatante maintenant dans toute l'Allemagne, s'établit déjà à Paris même, triomphante et renforcée de toutes ses anciennes défaites.
Judith MENDÈS.
Lucerne, 30 juillet.