Tribschen (photo de 1936)
" Nous recevons d'un correspondant qui se trouve à Lucerne le récit suivant :
«... Me promenant, il y a quinze jours, sur le quai de I.ucerne, je vis arriver à moi un homme maigre, jaunâtre, à la figure concentrée et sombre, vêtu assez négligemment et suivi d'un chien du mont Saint Bernard. Ce personnage, dont la tournure et l'allure singulières piquaient ma curiosité était accompagné d'un homme qui portait une valise; et tous deux se dirigeaient vers l'embarcadère du chemin du Nord.
- Connaissez-vous ce monsieur, demandai-je au porteur de la valise?
- C'est Richard Wagner, me répondit le porteur.
En effet, j'appris plus tard que Wagner, le compositeur célébré, s'était rendu à Munich pour y faire exécuter sa dernière partition (Rheingold), dont, comme à l'ordinaire, il a écrit les paroles et la musique. J'appris aussi d'un jeune batelier, en me promenant sur le beau lac de Waldstetten, quelle étrange vie Wagner mène dans ces parages. Le batelier, du bout de si rame, m'indiqua, presque ensevelie sous les buissons d'un promontoire boisé dont les pentes s'abaissaient vers le lac, une vieille masura un peu récrépie et éloignée de toute habitation. Aucune fleur n'orne la pelouse ; une arche couverte de chaume et de quelques lichens sert à faire pénétrer dans ce domaine lugubre.
Au milieu d'une nature variée, riante, sublime, c'est un asile triste et bizarre qui contraste avec les maisons blanches et gaies, aux volets verts, semées sur les belles pelouses vertes qui s'étendent aux pieds du grand Rigi. " - C'est là, me dit le jeune Suisse en son dialecte assez brutal, que Richard Wagner se cache avec ses enfants et sa femme d'Allemagne. " Je compris et je continuai mon enquête. " Monsieur, ajouta le batelier, cet homme-là ne me donne jamais rien à gagner. Il craint l'eau comme on craindrait la diable ;il ne rentre chez lui que du côté de la terre, et va toujours à pied à Lucerne. Il no regarde que les montagnes sous l'orage, et surtout les arbres quand il fait beaucoup de vent. Il ne reçoit personne, mais vient souvent à la ville; il part de temps en temps pour des voyages. C'est un curieux monsieur. " Ces explications me donnèrent le mot du dernier départ de Wagner, qui allait évidemment, comme je l'ai dit, assister à la répétition de son Rheingold.
Depuis celte époque j'ai reçu d'autres détails que je vous communique sur cette curieuse et importante représentation, qui a coûté au roi de Bavière, " royal ami de Wagner, " soixante-deux mille francs de mise en scène. Fiasco complet. Grande colère des critiques, qui disent que ce n'est pas de l'Or du Rhin (Rheingold), mais du Fer blanc (Rheinblech).
Cette œuvre manquée, empruntée à l'ancienne mythologie teutonique, et dont la poésie est modelée sans goût, disent les critiques, sur l'ancienne poésie allitérative des Anglo-Saxons et des Scandinaves, a donné aux choristes, surtout aux femmes, la plupart souabes et de Bavière, un mal infini. La pièce commence par les évocations barbares des anciens Teutons, Waggalaweia! Walhallaweia! qu'il fallait chanter et qui sortaient difficilement de ces gosiers du sud allemand. Quand [sic] à la musique, ni mélodie, ni ensemble, ni attrait ; des fragments quelquefois brillants, ne se rattachant à rien. Enfin un ennui profond. Bien entendu, point de duos ni de trios ;une monotonie accablante; des personnages d'ombres chinoises qui se meuvent sur un fond de jolies décorations, sans jamais éveiller la sympathie ou l'intérêt, toujours chantant l'un après l'autre et s'évanouissant dans les vapeurs. Voilà un beau prétexte de générosités royales! Tout le public est scandalisé. Le baryton Bentz [sic], de Berlin, est venu tout exprès et a reçu par mois six mille francs pour apprendre son rôle. La pièce sera t-elle jouée? Après le fiasco complet de la répétition et tant d'argent mal dépensé. On n'en sait rien.
Cependant il sembla impossible que l'on n'essaye pas de faire exécuter publiquement ce Rheingold, le compositeur ayant engagé pour une somme de 80,000 francs ses partitions de Tristan et Isolde, de Meistersinger et de Rheingold, ainsi que la seconde partie de Nibelungen, qui appartiennent au théâtre de sa cour. En tout, et si l'on ajoute à ces partitions la dernière partie de Nibelungen, qui n'est pas achevée, Wagner doit toucher de la cour 160,000 francs.
Les commentaires de la presse allemande sur cet emploi des fonds publics, sur la vie de Wagner, sur les conséquences des protections souveraines, sur le favoritisme, enfin mille anecdotes répétées de tous côtés, sont beaucoup trop hasardés, trop scandaleux, d'ailleurs trop équivoques et trop peu authentiques pour que je vous les transmette ici. C'est après-tout une affaire qui semble grave.
Pour extrait : B. Sainte-Anne. "
in Le Siècle, 20 septembre 1869, p. 3