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Où je caracole sur ma golfette favorite

Publié le 14 décembre 2018 par Desfraises

À la faveur d'une série de billets relatant quelques anecdotes sur mon métier d'hôtelier, je vous propose aujourd'hui une chronique au château, un domaine au cœur de mon Périgord natal où j'ai enfilé l'habit de laquais il y a presque dix ans.
Récit.
Au fin fond de la campagne, tandis que les clients fortunés dorment du sommeil du juste, je traîne mes guêtres au château. Un boulot pas très passionnant mais une source d'inspiration, un cadre sublime, un modeste salaire tous les premiers du mois. Deux heures du matin, bercé par le chant nocturne de la nature qui entre par la fenêtre, je mets de côté les 179 copies quotidiennes, la clôture informatique et comptable, les innombrables tickets à vérifier et revérifier, pour grimper dans la golfette et gagner l'autre bout du domaine. Une requête farfelue. Quand on travaille dans un quatre étoiles, on ne juge pas, on sert le client nanti, le lord ou le vicomte qui a expressément besoin d'ouvrir son coffre-fort au beau milieu de la nuit mais ne le peut pas parce que la pile de l'engin a rendu l'âme. Que ce soit pour actionner une poignée récalcitrante ou pour remettre un document, je ne me lasse jamais de conduire cette golfette, de respirer l'air de la nuit, de me sentir vivant et heureux lorsque je croise un lapin, une grenouille, une hirondelle.
J'avais sûrement l'air nigaud lorsqu'âgé de 10 ans, je répétais inlassablement à mes camarades de classe « quand je serai grand, j'habiterai un château. » J'en étais persuadé. Je m'en persuadais. Eh bien, 27 ans plus tard, fermant les accès du château à l'aide de l'épais trousseau de clés, je me dis que j'ai réalisé sans le savoir un rêve de gamin. Pas tout à fait comme je l'avais rêvé, mais avec les rêves, on ne fait pas la fine bouche. Les miettes du rêve ont un peu le goût du rêve.
Au petit matin, le vicomte anglais de la chambre 124 sort de son portefeuille un billet de 500 euros. Il souhaite de la monnaie. L'espace d'un court instant, je suis comme une poule devant un timbre poste. Mille pensées se bousculent dans ma tête de citoyen de basse extraction : est-ce un faux ? où est le détecteur ? Vais-je avoir assez de monnaie pour lui ? Mais quand il laisse 20 euros de pourboire, je le trouve tout de suite moins emmerdant, mon vicomte.
[Avertissement : ceux qui font une allergie aux clichés, sautez ce paragraphe :
Depuis que j'évolue dans ce cadre "idyllique" où l'on arrive parfois en hélicoptère pour l'apéro, où ma vieille 205 rouge toute rouillée côtoie Porsche et Aston Martin, je pense souvent à ce film de Robert Altman, Gosford Park, réjouissants portraits croisés d'aristocrates et de domestiques. Désolé pour le cliché [dont je constate tous les jours la vérité, mais à nuancer, évidemment] : les riches jouent au golf, au bridge, organisent des rallyes. Vous avez déjà vu, vous, des rallyes permettant aux jeunes précaires d'éviter de se mêler aux franges privilégiées de la population ? Selon l'envie, lisez Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas ou les pages Immobilier du Figaro, vous noterez le fossé.]
En ma qualité de "réceptionniste tournant", je pivote, m'adapte et travaille indifféremment le matin, le soir, la nuit. Dès potron-minet ou entre chien et loup, au volant de ma vieille auto, en route vers le château, je scrute attentivement chaque virage plongé dans la nuit ou dans un bain d'épais brouillard le matin ; j'ai peur d'emboutir une biche ou un sanglier.
Parvenu à bon port et puissamment caféïné, je libère de ses fonctions le réceptionniste de nuit que nous avons surnommé Grincheux. Il ronchonne à propos d'une dame qui avait la mauvaise idée, selon lui, de ne pas parler le français. Peu friand des jérémiades de mon collègue, je l'invite à rentrer chez lui et m'attelle à ma liste de tâches matinales.
Il est à peine huit heures quand la dame logeant dans la suite prestige vient chercher conseil auprès des pauvres qui la servent. Dans une enveloppe prête à être oblitérée, elle a inséré un relevé d'identité bancaire, son ticket de caisse de chez Leclerc et le joli autocollant fluo donnant droit à 2 euros de remboursement. Elle regagne sa chambre à 380 euros la nuit, bienheureuse. Son compte sera bientôt crédité de ces 2 euros providentiels. Je n'ai pas le temps d'imaginer les étonnants méandres qu'emprunte la pensée de cette dame qu'on m'appelle à l'autre bout du domaine pour recueillir une tripotée de valises.
Ô joie, ô miette de liberté
Je grimpe dans la golfette
Rangée sur l'allée de gravillons
J'appuie sur le starter*
Et voici que je quitte la terre
J'irai p't'être au paradis
Mais dans un train d'enfer !
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📌Bonus :
Où j'enfile des perles de ma vie d'hôtelier (1)
Où j'enfile encore des perles de ma vie d'hôtelier (2)
Arrête de râler ! c'est contagieux (où il est question de Grincheux, mentionné ci-haut)
* 4 vers extraits de la chanson Harley Davidson, chanson écrite en 1967 par Serge Gainsbourg
Titre librement inspiré de Balzac : Pendant que (...) chacun caracolait sur son dada favori, le médecin attendait la duchesse dans une gondole (BALZACMassimilla Doni, 1839, p. 467).

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