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Paris. Périphérique. J’ai mis le cligno vers la sortie Porte des Lilas. Deux heures d’embouteillage même pour un bordelais qui tourne à l’eau claire, ça commençait à bien faire.
Qu’est-ce que je fous là ? Encore une facétie de mon Moi souterrain ? Le nom sans doute! Porte des Lilas, c’est champêtre. La signalétique m’achève : "République" puis le coup de grâce :"Place des fêtes".
Place des fêtes ! Déjà une année envasée, passée à n’y pas revenir ! Sans doute la plus moche des places parisiennes et la plus ... émouvante. Une esplanade glaciale et détrempée cet après midi de Novembre où des camelots remballent les étals du marché matinal.
Des immeubles sans caractère, une architecture sans imagination.
Ce n’est pas Pigalle, ni le Champs de Mars, le Trocadéro, Bastille ou Nation, encore moins Montmartre, la place des Vosges, l’Etoile qui sont belles par tous les temps. Et la place Vendôme ? Le Ritz, Cole Porter, Francis Scott Fitzgerald, Gary Cooper, la cantine de Fréderic Beigbeder, le lupanar de Poivre d’Arvor, le bar d’Hemingway, Colin Field et ses cocktails géniaux au prix de ma bagnole.
J’ai mieux, beaucoup mieux : une piaule au septième sans ascenseur ! Et un projet : finir mon bouquin.
Pas : finir de lire un bouquin, finir d’écrire un bouquin. Deux ans à regarder le mur d’en face. Deux ans à tirer sur la corde de l’arc que seul Ulysse pouvait bander. Sans doute avait-il la motivation qui me manquait pour en faire autant. Puis soudain, l’arc se tendit, mais c’était celui de Cupidon. Je n’étais pas une flèche coté cervelle mais j’ai dit "oui !!!" quand elle m’a proposé : " - une semaine à Paris avec moi, ça te branche ? Ensuite chacun sa vie! " Mon "oui" contenait le souvenir de l’œuvre d’Hemingway avec "Paris est une fête" entre autres, la tentative de mon "Champion, chéri" et beaucoup d’inconscience. Pourtant, ce n’était pas la première fois que je choisissais le chemin irresponsable de l’aventure à partir sans se retourner et l’improvisation qui s’ensuivait. Je jouais ma dernière carte avec ce roman d’une vie faite des cadavres de toutes mes ruptures que le monde de l’édition attendait impatiemment. "Pour qui sonne le glas" aussi pensais-je in petto. Dans cet éclair de lucidité j’entrevis mon retour à la niche. Il me faudra un peu plus que du génie pour éviter la perte insondable de celle qui formait notre "nous" abandonnée pour un plan B dans une fenêtre de tir très étroite. A moins que je ne me trompe de consonne, le Q me semblant plus probable. Ce bouquin, c’était la créature de Frankenstein et un prétexte tout aussi hideux. Un assemblage hétéroclite d’échantillons humains pas frais avec une bonne décharge électrique, le coup de foudre, pour animer toute cette viande. Comme son modèle, il allait échapper à son créateur et faire pas mal de dégâts. Le nid réservé rue Compans et un TGV plus tard " Le train [siffla] trois fois" mais j’étais dedans à la première sirène pour une ultime tentation. Contrairement à Gary Cooper, le héros du film figé dans sa ville par le sens du devoir, j’obéissais à l’appel de mes sens et fuyais la mienne persuadé de trouver l’inspiration manquante.................................................................................................................................................................................................... Hors de question que je repasse par cette rue. Je suis venu à Paris dans ce quartier la semaine dernière sans réagir et raté un bon paquet d’occasions toutes neuves de refaire un jogging aux Buttes Chaumont.
C’est cette vacherie de subconscient qui m’a fait enclencher le cligno, changer de file et me diriger sans me douter que j’allais où je ne voulais pas être. La somnolence de tous ces jours identiques abrutissait ma vigilance. J’avais baissé la garde. Jusque là le deal était tenu, sans arrêt sur image, pas une photo, pas une lettre, ni de pèlerinage sur les lieux du crime. Parenthèse de cette semaine-là refermée. Du moins le crus-je.
Tournant le dos au resto où nous avions des souvenirs, je fuyais vers Belleville … Fête de la musique été 2017, je me souviens. "- A Montparnasse Bienvenüe,tu prends le métro ligne 4 direction Porte de Clignancourt changement à Châtelet ligne 11 direction direction Porte des Lilas, arrêt Salle des fêtes. Je serai là" m’a-t’elle dit Le métro me dépoussière. Je rajeunis ! Pour le prix d’un ticket, je me ravis du spectacle extraordinairement vivant du peuple des fourmis. Fourmi parmi les fourmis, je suis dedans et dehors figurant et spectateur (n’ai-je pas payé mon strapontin ?), critique et auteur, au moins de ma trajectoire. Des phéromones semblent nous guider efficacement dans les couloirs où chacun trouve son aiguillage à chaque embranchement, le nez sur son smartphone pour les rôles principaux ou sur la signalétique suspendue pour les guest stars. S’arrêter pour consulter le plan mural serait l’humiliation suprême m’excluant de la secte de ceux qui-n’observent-personne-mais-qui- détestent-les-ralentisseurs-avec-une valise-à-roulette-en-laisse. Le cortège avance comme un liquide et ce magma bouillonnant éjectera ses scories à la surface où le cratère est une bouche de mètro. Quelques marches et je sortirai du tromé et de l’anonymat trouvant mon identité dans ses bras. Voilà ! J’ai trouvé. Je viens de démonter cette mécanique inexorable de la mémoire enfouie que je croyais amnésique. "Porte des Lilas", cligno et sortie machinale du périf. La voici l’action invisible du Moi qui vient de se réveiller. Cueilli à froid par cette reconstitution, je viens de prendre le premier coup en pleine face. Avant de tituber la gorge nouée, j’aperçois un banc du square du regard de la lanterne où je pose mon cul le temps de trouver la posture antalgique adéquate. Un truc que j’ai appris de ma vie avec Anne, ça. Sur un coup reçu, et ses conséquences physiques, le corps qui n’a pas devant lui le temps de la convalescence, adopte naturellement une posture antalgique puisqu’il doit rester debout. Un buffet Henri II ou un piano sur le pied droit et c’est le poids du corps qui se transfère à gauche. Que les unijambistes se démerdent. L’idéal c’est de rentrer à la base, passer à l’horizontale et se faire dorloter. Je me suis blessé au pied il y a quelques mois et j’ai claudiqué avec beaucoup d’élégance le temps d’une résilience. J’apprenais aussi à abandonner, tout en le gardant à l’œil, au subconscient la stratégie de la bonne posture qui me permettait de continuer à bosser. La même méthode s’applique pour le mental. Je cultivais de cet enseignement le réflexe d'opposer deux images et dans l'urgence le dérisoire l'emportait sur le tragique et vice et versa. Un flash contre un flash back. Avec plus ou moins de réussite. Application. Sans télé, je ne suis pas agressé par les images de guerre qui font peur à ceux qui vivent en paix et les chiffres du chômage à ceux qui ont du boulot. Tout le monde reste dans sa boite et personne ne bouge. Pourtant, quand je croise six CRS passant à tabac en toute légitimité un gamin qui pourrait être leur fils et des seniors qui pourraient être leurs parents, je me passe l’image mentale de la famille de Bamby vu ce matin trottinant dans un champ du coté de Prunay-Le-Gillon. Une belle vision masque la saloperie humaine, ça marche! Une facture d’entretien de la Volvo et c’était le rayon vert sur une plage de Lacanau qui venait illuminer mon "chagrin". La beauté de l'océan synchronisée sur le coucher de soleil magique exceptionnel et fugace, comme l'amour, accompagnée de l'être aimé, contre la mesquinerie,ça marche! Balkany en liberté et des arrestations de gilets jaunes en garde à vue pour une comparution immédiate avec mandat de dépôt systématique et c’est Juliette Armanet à l’Olympia qui me sort la tête de l’eau. Mauvaise pioche : l’image de la chanteuse et l’évocation du concert me renvoient à la femme du septième étage sous un toit des Buttes Chaumont qui me fit prendre le métro, il y a un an. Cette posture là n’est pas antalgique du tout La boule dans la gorge a doublé de volume. Impossible de lâcher mon mantra de frimeur : "Vas-y, je ne sens plus la douleur !" que je me récite au lever et au coucher à voix basse. Une humidité sous la paupière gauche où vient de s’incruster un improbable moustique de Novembre et une main d’acier me broie le palpitant tandis que la mienne de chair molle et tremblante essuie l’œil droit qui n’a rien demandé. Rester debout, tituber jusqu’au kebab de la rue de Belleville. Prendre un café. Pourtant, je sais que ma glotte est fermée en entrée comme en sortie. Pas tout à fait. Je viens de recevoir un message très clair de mon estomac. J’avise un bosquet et gerbe un bon coup.
Ça, c’est de la posture antalgique adéquate…