Dans un peu plus de trois mois on fêtera le 150ème anniversaire de la première production du Rienzi en France, que dirigea Jules Padeloup le 6 avril 1869 au Théâtre-Lyrique à Paris. Nous retranscrivons ici un article que Léon Leroy, Secrétaire général du Théâtre-Lyrique et wagnérien ardent, publia dans la France musicale du 11 avril 1869.
RIENZI
Opéra en cinq actes, de RICHARD WAGNER
Représentations au Théâtre-Lyrique, le 6 avril 1869
L'opéra, dont j'ai l'honneur de parler aujourd'hui aux lecteurs de la France musicale, est de ceux qui permettent à la critique de franchir les bornes du compte rendu spécial. En effet, il ne s'agit pas simplement ici d'une œuvre quelconque, présentée au public parisien pour s'imposer au répertoire ou tomber dans l'oubli, selon le bon plaisir de ce même public. Rienzi est une des pièces de ce grand procès artistique qui se déroule en Allemagne depuis trente-cinq ans bientôt, et en France, c'est-à-dire à Paris, depuis les fameux concerts donnés par Richard Wagner, au Théâtre-Italien, en 1860. Après la débâcle du Tannhauser, à l'Opéra, les admirateurs de Wagner, ils sont nombreux et se multiplient incessamment, quoi qu'on en dise, révèrent une revanche pour le musicien brutalement sifflé. On chercha donc, dans l'œuvre de Wagner, un opéra dont le goût français pût s'accommoder plus aisément.
On pensa d'abord à Lohengrin, dont divers fragments avaient obtenu un éclatant succès aux Concerts populaires; puis on songea au Vaisseau fantôme, dont la légende était quelque peu connue en France, et dont la musique paraissait se rattacher davantage, dans ses formes et dans son style, aux traditions de l'opéra français.
Personne alors ne songeait à Rienzi. Wagner, disait-on, répudiait cette œuvre de jeunesse.
Cependant, quiconque se préoccupait de la revanche de Tannhauser devait comprendre que, dans l'état actuel de notre éducation musicale, il fallait, pour atteindre ce but, remonter le courant wagnérien presque jusqu'à sa source, c'est-à-dire non pas seulement jusqu'au Vaisseau fantôme, mais bien jusqu'à Rienzi, celui des opéras de Wagner qui se rapproche le plus des formes acceptées et consacrées chez nous.
M. Pasdeloup, qui aime la musique de Wagner à son théâtre comme à ses concerts, et qui réussira à la faire applaudir au Théâtre-Lyrique comme au Cirque Napoléon, M. Pasdeloup a compris la nécessité de suivre, dans l'intérêt de son œuvre de propagation, cette filière chronologique.
Voici donc Rienzi au Théâtre-Lyrique. Nous entrons dans le vif de la question actuelle.
On a déjà dit de Rienzi que c'était le Crociato de Wagner. A mon sens, cette comparaison est absolument à côté de la vérité. Si l'on met en parallèle Rienzi et Tristan, écrits à trente ans d'intervalle, je conviens qu'au point de vue de l'esthétique musicale, tout un monde sépare ces deux ouvrages; mais assimiler Rienzi au Crociato, est une facétie qui n'a plus cours depuis la représentation de mardi dernier.
Sans doute, Rienzi est une œuvre de jeunesse, Wagner n'avait pas vingt-cinq ans quand il la composa ; sans doute, maintes pages de cette partition, notamment le finale du second acte, trahissent manifestement les sacrifices que l'auteur se crut alors obligé de faire aux dieux de la salle Ventadour. Mais quelle ampleur, quelle magnificence de style dans ce finale du deuxième acte de Rienzi ! Et combien tout cela est loin des innocentes pantalonnades du Crociato!
Je viens de dire qu'entre Rienzi et Tristan il y avait tout un monde et, en effet, tout ce qui, dans le premier de ces deux opéras, se rattache encore aux vieilles formules, aux coupes consacrées, aux cadences officielles et aux harmonies, estampillées par les conservatoires, a totalement disparu dans le second de ces ouvrages. Tristan c'est la suprême réalisation d'un système qui ne s'est pleinement affirmé qu'à partir de Tannhauser inclusivement, avec sa mélodie presque ininterrompue, ses harmonies terribles, ses obscurités et ses splendeurs, c'est la mélodie de la forêt, parfois hérissée de broussailles inextricables, mais où se rencontrent, çà et là, de vastes éclaircies, débordantes de mouvement et de lumière.
Je proteste également, pour ma part, contre l'idée que des musiciens un peu superficiels ont mise depuis quelque temps en circulation, et qui devait aisément se propager dans un milieu léger comme le nôtre, ou les opinions toutes faites sont toujours accueillies avec le plus grand empressement. " Rienzi n'est pas du vrai Wagner, ont prétendu quelques-uns ; et quelles que soient ses destinées au Théâtre-Lyrique, la question wagnérienne n'aura pas avancé d'un pas en France. "
Je ne suis point de cet avis : d'abord, et en tous cas, il importait à la cause de Wagner que le maître allemand fut connu à Paris autrement que par l'exécution de quelques fragments isolés ; ensuite, malgré les imitations italiennes dont ne s'est point défendu le compositeur, qui travaillait surtout en vue du public parisien, il n'est pas niable que la partition de Rienzi n'offre à chaque pas la puissante empreinte de cette main qui devait, un peu plus tard, écrire le Vaisseau fantôme. Le Wagner de Rienzi est encore indécis ; il est partagé entre les entraînements de sa nature ardente et la nécessité des concessions Je n'y contredis pas. Mais si l'individualité de l'auteur de Lohenngrin ne se montre pas encore tout entière, elle se laisse au moins pressentir dans toutes les pages capitales de Rienzi dans l'ouverture, dans la scène d'Orsino et de ses partisans, dans la prière des femmes (troisième acte), dans le chœur de l'excommunication, et dans le cinquième acte en entier.
D'ailleurs, les pages vraiment originales sont, je le répète, assez nombreuses dans cette partition pour que les partisans de Wagner livrent de bonne grâce aux anathèmes ou aux lazzi de ses détracteurs, les quelques faiblesses qu'elle renferme. Quant à moi, je leur abandonne volontiers le duo d'Adriano et d'Irène, au premier acte, la plupart des airs de ballet, et la première partie de la marche sur laquelle défile le cortège de Rienzi, avant la bataille, au troisième acte. Je suis même disposé à reconnaître que l'appel aux armes de Rienzi, auquel répond le chœur, vaut beaucoup moins par son style que par la disposition toute particulière des voix de femmes, lesquelles voix occupent les degrés inférieurs de l'échelle chorale. Sauf quelques exceptions de détail, et bien que mon enthousiasme ait encore des nuances, je ne sais plus qu'admirer tout le reste et m'étonner de cette virilité d'inspiration et de cette prodigieuse expérience de symphoniste chez un musicien de vingt-cinq ans.
Le cadre de cet article ne me permet pas d'étudier dans tous ses détails cette œuvre considérable, ni par conséquent de m'engagcr dans une nomenclature qui offrirait d'ailleurs un médiocre intérât au lecteur. Je signalerai pourtant quelques-uns des morceaux qui commandent plus particulièrement l'attention.
Au premier acte, l'air de Rienzi : Sachez défendre tous vos droits (suivi du chœur final), et dont Meyerbeer pourrait bien s'être souvenu quand il a écrit le chœur des évêques, de L'Africaine.
Au deuxième acte, le délicieux chœur des Messagers de paix, - une perle ,- qui a été bissé d'enthousiasme; puis le chœur Qu'un hymme d'allégresse, etc., et le septuor avec chœur final.
Au troisième acte, l'hymne de guerre de Rienzi : Santo Spirito cavaliere ! et, pendant la bataille, la prière des femmes, à laquelle se mêle, par intervalles et dans le lointain, la fanfare guerrière du héros.
Au quatrième acte, la marche orchestrale qui accompagne le cortège du tribun; puis la romance de Rienzi : Que la tristesse s'efface, et le chœur de la malédiction : Vae ! vae ! tibi maledicto. Au cinquième acte enfin, la prière de Rienzi, et le chœur furieux qui précède l'incendie du Capitole.
J'ai hâte de dire que Monjauze a eu les honneurs de cette belle soirée. Pour ce personnage écrasant de Rienzi, il ne fallait pas seulement un ténor doué d'une poitrine de bronze, il fallait encore un artiste passionné de cette tâche, à la fois magnifique et terrible. Monjauze a été jusqu'au bout d'une vaillance incomparable, et je répéterai ici ce que tout le monde disait de lui à la fin de la soirée : c'est une révélation.
En dépit des fatigues de sa voix, Mlle Borghèse (Adriano) seconde dignement Monjauze-Rienzi, et Mlle Sternberg est une Irène fort convenable.
Mlle Priolat a été très-remarquée dans le solo du chœur des Messagers de paix.
Je ne terminerai pas cet article très-sommaire sans relever un reproche dont l'instrumentation de Rienzi est aujourd'hui l'objet.
Il s'agit de l'excès des sonorités, notamment de l'emploi fréquent des instruments de cuivre.
Je ne disconviens pas que les auditeurs placés dans le voisinage des trompettes, des trombones et du saxo-tromba, n'aient lieu de regretter l'importance du rôle donné à ces instruments ; je reconnais aussi que dans les ensembles chœurs et orchestre qui sont nombreux dans cette partition, la sonorité atteint parfois des proportions capables d'affecter les tympans très-nerveux. Mais il faut cependant tenir compte de la nature du sujet.
Rienzi , ne l'oublions pas, est un opéra politique et révolutionnaire, où l'auteur a dû mettre constamment en scène toutes les masses peuple, soldats, seigneurs, prêtres, etc., qui formaient l'entourage permanent de son héros historique. Or, de pareilles scènes ne s'accompagnent pas avec des mirlitons. Et d'ailleurs, il ne me paraît pas que nous ayons le droit de tant faire les délicats : on a adressé autrefois le même reproche à Verdi. L'auteur des Vêpres siciliennes a passé outre, et le public s'est habitué à son orchestration métallique ! Je ne sache pas que la renommée du maître italien s'en trouve plus mal aujourd'hui.
En somme, la soirée de mardi dernier est une victoire édifiante, et pour Richard Wagner et pour le directeur du Théâtre-Lyrique.
Rienzi est décidément acclamé par le public français. Maintenant la brèche est ouverte, et par où Rienzi a passé passeront le Vaisseau fantôme et Lohengrin, n'en déplaise aux réactionnaires et aux impuissants.
LÉON LEROY.