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Une solennité religioso-musicale à Bayreuth, par le Dr A. Taponier.

Publié le 06 janvier 2019 par Luc-Henri Roger @munichandco
Une solennité religioso-musicale à Bayreuth, par le Dr A. Taponier. En 1892, le Dr A. Taponier publiait à la fois à la Librairie de l'Université (Fribourg, Suisse) et chez Lethielleux (Paris) un recueil de notes de voyage intitulé Bavière et Tyrol : notes sur l'Allemagne du Sud. Le chapitre IV est tout entier consacré au festival de Bayreuth. 
Ce chapitre nous offre un témoignage d'époque d'un homme qui ne fut certes pas un frère en Wagnérisme, mais, - comme l'aurait désigné Madame Verdurin, - un ennuyeux, qui, ne comprenant rien à la musique du maître fut dérangé par l'affreux chaos de la musique de Wagner, le bourreau de Bayreuth, et critique également les vains décors et la machinerie, qu'il compare aux machines des spectacles forains ... 
Quelques paragraphes classifient les personnes atteintes de wagnérisme en trois catégories, le patriote, le gobeur et le poseur. Amis wagnériens, vous en êtes prévenus, accrochez-vous bien et prenez s'il est possible le parti de l'humour !
On peut aujourd'hui se demander si le brave Dr Taponier s'était bien renseigné. Prendre le train de Nuremberg à Bayreuth pour assister le jour même à Parsifal, et tenter de reprendre dès la fin de la représentation un train pour Ratisbonne, devait être bien éreintant. 
Un texte à glisser sourire en coin au dossier de la réception française de Wagner. CHAPITRE IV Une solennité religioso-musicale à Bayreuth.
Je quitte Nuremberg et le lecteur perspicace devine bien où je vais. A Bayreuth, dans la capitale de l'art, de l'art nouveau, de l'art unique, de l'Art avec un grand A ! On y donne aujourd'hui Parsifal, le fameux drame chrétien de Wagner, et l'occasion me paraît propice, après les plaisanteries de mon joyeux major, pour me rendre compte enfin par moi-même des merveilleux progrès de la musique à notre époque. Il est hors de doute que les solennités artistiques de Bayreuth sont devenues une des plus grandes attractions de l'Allemagne actuelle et qu'on s'y précipite en foule de toutes les parties du monde connu. L'affluence aujourd'hui promet d'être énorme ; la gare de Nuremberg est bondée de touristes qui, la plupart, portent au front le signe des prédestinés. Il est impossible de s'y méprendre, ce sont des frères en Wagnérisme. Personne ne discute, on ne parle qu'à voix basse. Plusieurs dames anglaises, armées de lunettes bleues, sont plongées dans la lecture du livret de Parsifal. Il y a dans cette foule, comme parmi des pèlerins, une sorte de recueillement. Le théâtre de Bayreuth est, en effet, pour certaines gens, un véritable sanctuaire, et nous allons assister tout à l'heure, non pas à une représentation banale, niais, comme le programme l'indique, à une fête, à une cérémonie religieuse. Ein Bühnenweihfestspiel ! Ce long mot explique bien des choses et me l'ait comprendre, en particulier, le fanatisme exclusif et intraitable des admirateurs du célèbre musicien. A une époque de transition comme la nôtre, où l'esprit humain flotte entre la foi positive du passé et les systèmes philosophiques les plus vagues et les moins consolants, bien des âmes effrayées et découragées, surtout au sein du protestantisme, s'enflamment parfois d'un beau zèle pour une doctrine scientifique ou artistique. Elles ont besoin d'un enthousiasme quelconque ; elles veulent à tout prix se dévouer à une idée, faire en ce monde figure d'apôtres vaille que vaille. Le Wagnérisme, comme aussi l'Armée du Salut, a certainement trouvé dans cette disposition morale un de ses meilleurs éléments de propagande et de succès. On ne saurait croire à quel degré d'exaltation peuvent atteindre ces illuminés d'un nouveau genre ; ils traitent couramment leur grand homme de Messie ; ils entassent sur ses oeuvres les gloses et les commentaires (1) ; ils croient y découvrir chaque jour des beautés nouvelles et mystérieuses, où ils s'abîment en contemplations passionnées, délirantes, éperdues. La surexcitation cérébrale qui en résulte, on peut l'imaginer, et plusieurs wagnériens, comme le chanteur S..., sont morts en état de démence. Il y a dans ce phénomène, à coup sûr, un je ne sais quoi qui tient de la folie religieuse.
Nous partons. La contrée est bien faite pour préparer aux choses que nous allons voir et entendre. Des collines boisées se succèdent sans relâche, variant à l'infini l'aspect du paysage, et, à travers la sombre verdure des sapins, émergent de loin en loin d'énormes blocs de rochers qui sous leur robe blanchâtre, avec leur forme d'aiguilles pyramidales, prendraient sans doute à nos yeux, par un beau clair de lune, des attitudes de spectres. Une rivière aux flots sombres serpente avec lenteur au milieu de ces collines. Parfois la vallée se resserre ; la végétation fait place à la pierre nue ; tout est solitaire, sauvage, fantastique. On croirait, en écoutant le souffle bruyant de la locomotive, que nous sommes emportés par les chevaux de la damnation de Faust.
A Bayreuth, chacun s'empresse, se précipite hors de son wagon. Il s'agit d'arriver à temps ; il est déjà deux heures et demie, et la représentation, je me trompe, la cérémonie commence à quatre heures. On peut déposer ses bagages dans une espèce de vestiaire improvisé sur le quai de la gare. J'en profite, et je me hâte de sortir, voyant les gens s'empresser autour de moi, comme s'ils n'avaient pas une minute à perdre. La foule, par malheur, se répand dans toutes les directions et rien ne m'indique de quel côté se trouve le bon chemin. Un de mes fuyards pourtant me, vient en aide. C'est un Allemand qui essaie de baragouiner le français, et que j'entends dire gravement à son interlocuteur : « Si vous voulez, nous prendrons une voiture avec un chevau. » Ce langage me fait sourire, mais il me suggère une idée. Je hèle une voiture et je crie au cocher : En route, et schnell ! jugeant bien inutile, comme on pense, de lui spécifier le but de la course. Est-ce que tout ce monde n'est pas venu pour entendre la musique de Wagner ? Le cocher cependant me regarde et me dit d'un air étonné ; wohin ? Je ne réponds que par un geste qui me paraît devoir suffire, mais il insiste : wohin ? Enfin je m'écrie : Wagners-theater ! et le voilà parti à bride abattue.
Le théâtre de Wagner est situé sur une colline, à une petite distance de la ville de Bayreuth. C'est une construction légère, en bois et en briques, mais répondant, par ses proportions colossales, à toutes les exigences de la scène moderne. Rien de grandiose néanmoins, aucun caractère architectural, et un péristyle ridicule, mesquin au-delà de toute idée. On dirait que, sur ce point comme sur les autres, on a voulu rompre avec les vieilles traditions. L'art est fêté à l'intérieur, mais rien au dehors n'en doit paraître. Je fais le tour de l'immense bâtisse, et j'aperçois, se penchant aux fenêtres, plusieurs petites filles costumées en pages, tout heureuses de montrer leur figure fardée et encadrée dans une perruque blonde ou noire. Il est peu probable qu'elles soient bien pénétrées de la portée philosophique de Parsifal. Autour du théâtre il y a deux ou trois cantines, où déjà quelques amateurs sont attablés, qui se disposent joyeusement, le krug en main, à s'abreuver aux sources les plus pures de l'art.
Les bureaux s'ouvrent, et j'acquiers aussitôt le droit, malgré mon indignité de profane, d'occuper une place dans le sanctuaire. Il m'en coûte, il est vrai, la somme de 25 francs, mais peu importe, j'ai toujours pensé que les révolutions, même en musique, se font aux frais du petit monde.
Le temps s'écoule, et le mouvement des voitures, pleines de futurs spectateurs, s'accélère. Je vois passer mon cocher deux ou trois fois ; il a dû faire une journée très fructueuse. Devant le théâtre s'étend une vaste plateforme, où le public se promène comme dans un foyer, et d'où l'on jouit sur Bayreuth d'une assez jolie perspective. La petite ville, rajeunie par son regain de célébrité actuelle, semble être assise et se reposer mollement au fond de la vallée, au milieu d'un cercle de collines et de forêts qui lui font à l'horizon une sorte de diadème. L'heure avance ; les voitures se pressent, toujours plus nombreuses. Elles montent par le côté droit de la route, et après avoir fait le tour du théâtre, s'en reviennent à vide par le côté gauche. C'est une réduction, une miniature des Champs-Élysées au retour des courses. Les bonnes gens du pays s'extasient sur ce spectacle : mein Gott, combien de voitures ! et il en arrive toujours, et de toutes les formes, et de toutes les couleurs ; il y a de vrais équipages, des remises, des fiacres, même des tapissières. Jusqu'au dernier moment la procession continue, mais soudain, deux ou trois minutes avant l'heure, elle s'arrête comme par enchantement. Chacun sait qu'il faut être exact, et que les retardataires, fussent-ils grands seigneurs ou princes, trouveraient toutes les portés impitoyablement fermées.
J'entre dans la salle, et je parviens sans trop de peine à me mettre en possession de mon fauteuil. Cette salle est un simple amphithéâtre qui s'élève par une pente assez rapide et s'élargit comme un éventail à demi déployé. Point de galeries circulaires ; tout au fond seulement un rang de loges pour les souverains et autres personnages officiels. On a multiplié les portes, les issues, et la salle, en cas d'incendie, serait promptement évacuée. Au reste, un seul genre de places pour tout le monde, car ici, ne l'oublions pas, nous sommes dans un temple, et l'égalité des adeptes est une loi qui s'impose. A partir de la scène, et se faisant vis-à-vis, se dressent en s'effaçant toujours davantage, d'immenses pans de murs flanqués d'une colonne, qui produisent l'effet de coulisses avancées. Cette disposition de la salle ramène fortement les yeux vers la scène, de même que dans une église catholique tout converge vers le choeur et le tabernacle. Contre les colonnes et à leur sommet sont appliqués d'énormes globes opaques, d'où filtre durant les entr'actes une lumière discrète, qui s'éteindra à peu près complètement pendant l'action. On dirait des lanternes vénitiennes perdues dans le lointain, un soir de fête.
A l'heure fixée, c'est-à-dire à quatre heures de l'après-midi, l'obscurité se fait tout à coup dans la salle;  un silence profond s'établit, les portes se ferment. L'assistance, auparavant déjà bien recueillie, prend une attitude voisine de l'extase. Chacun sent que désormais, comme chez le photographe, il ne faudra plus bouger. Un intrus essaie pourtant d'ouvrir une porte, une échappée de jour se produit dans les ténèbres, mais un murmure énergique, presque une clameur, arrête aussitôt cette tentative irrévérencieuse. Les fidèles sont prêts ; du fond de l'orchestre montent des sons légers, mystérieux, très doux. Le prélude commence.
Je n'ai pas l'intention de raconter ici le drame de Parsifal, et encore moins de discuter le système musical de Wagner. Les critiques les plus autorisés et même les autres ont tant rabâché sur ce dernier point depuis vingt ou trente ans qu'il serait fort malséant à moi de venir aussi donner mon avis sur le léitmotiv [sic], la mélodie continue, le drame lyrique, et le reste. Il me semble que la discussion théorique étant depuis longtemps épuisée, il faut se borner désormais à étudier le système wagnérien dans ses conséquences, et c'est pourquoi je me permettrai quelques observations, non pas précisément en dehors, mais à côté du sujet. Il y a une chose, en premier lieu, qui me répugne toujours et me fait horreur : c'est l'ergouement. Dès que j'en aperçois, chez n'importe qui, la moindre trace, je me défie, je me tiens sur mes gardes, je suis prêt à crier à la sottise. Le véritable sentiment de l'admiration n'empêche en aucune manière qu'on ne puisse rendre justice à tout le monde et mettre chacun à son rang. Or, la preuve est faite aujourd'hui qu'un bon Wagnérien ne saurait souffrir personne à côté de son idole ; il ne se contente pas de jeter Rossini par dessus bord, il y jette aussi Meyerbeer et Mozart, et jusqu'au Wagner des premières années. Où s'arrêtera ce farouche exclusivisme, qui ne ressemble guère, on en conviendra, aux larges bienveillances de l'admiration? J'ai peine à comprendre, en second lieu, que la bataille s'éternise à ce point autour de Wagner et de ses théories. Voilà trente ans qu'on joue les opéras du grand incompris sur toutes les scènes de l'Allemagne, et qu'on en donne des fragments considérables dans les concerts classiques de Paris et d'ailleurs, et pourtant la cause ne paraît pas plus qu'au premier jour gagnée d'une manière complète et définitive. On siffle moins, on applaudit davantage, mais au fond c'est toujours à recommencer. La cause en est au réel fanatisme, qui anime les vrais adeptes de Wagner. Au lieu de jouir paisiblement de sa musique qu'ils trouvent si délicieuse, comme autrefois nos pères jouissaient de celle de Meyerbeer ou de Rossini, ils veulent encore à tout prix, et de haute lutte, faire des prosélytes et nous précipiter de vive force aux pieds de leur seul et unique grand maître. On résiste naturellement à ce genre de conversions culbutantes, d' autant plus que l'oeuvre d'art, si la muse l'a vraiment conçue, finit tôt ou tard par s'imposer d'elle-même et triompher. Quand Mozart, ou Meyerbeer, ou Rossini sont morts, il y avait belle lurette que leur gloire était partout reconnue. Une dernière observation, non moins importante quelles autres, c'est que jamais aucune musique, de l' aveu de tout auditeur sincère, n'a produit un tel effet de lassitude, d'énervement et de surexcitation fébrile. Le poète Baudelaire, l'auteur peu suspect des Fleurs du mal, a donné cette singulière louange à la musique wagnerienne : « Ma volupté avait été si forte et si terrible que je ne pouvais m'empêcher d'y vouloir retourner sans cesse... C'est le débordement d'une nature énergique, qui verse dans le mal toutes les forces dues à la culture du bien; c'est l'amour effréné, immense, chaotique, élevé jusqu'à la hauteur d'une contre-religion, d'une religion satanique. » Pour moi, je n'ai pas, cela va sans dire, éprouvé ces sensations de névropathe, mais ce que je puis déclarer, c'est que la longue partition de Parsifal, si j'en excepte les choeurs, choeurs des chevaliers du Graal et des filles-fleurs, m'a fait connaître par les incohérences et les somnolences de sa mélopée, toute la somme d'ennui qu'un mortel peut ou plutôt ne peut pas endurer sur la terre. Des sons, des sons qui se suivent et se heurtent, mais entre ces sons nul plan, nul dessin facile à saisir, rien où puisse s'accrocher et se complaire notre goût naturel pour la symétrie. Il me semblait voir, en les écoutant, une vallée sauvage au milieu de nos grandes Alpes ; partout des rochers nus, des sapins foudroyés par l'orage, des torrents au lit obstrué de pierres gigantesques. Ce spectacle a sa grandeur, sans doute ; ce sont de sublimes horreurs, comme disait un grand écrivain, mais cela ne répond pas le moins du monde aux notions les plus élémentaires de l'art. La forme manque à cet affreux chaos, la forme qui s'empare de la matière, et lui communique la vie avec la beauté.
Une idée me poursuit quand je pense à Wagner, c'est que la Providence, en cette fin de siècle, l'a envoyé parmi nous comme un justicier. Comparez, je vous prie, sa physionomie renfrognée et dure, au visage souriant et fin d'un Rossini, par exemple, et voyez s'il n'a pas l'air d'un pédagogue, d'un vieux magister armé de sa férule. Il est venu, avec ses oeuvres et ses brochures innombrables, donner des leçons à tout le monde et apprendre à chacun son métier. Les directeurs de théâtre, en premier lieu, comme il les a fait rentrer dans le droit chemin ! Ils avaient accoutumé de lésiner sur la dépense et ne renouvelaient guère les costumes et les décors. Aujourd'hui, avec la nouvelle conception du drame lyrique, où tous les arts doivent concourir à la puissance de l'action, ils sont condamnés à réaliser des prodiges de mise en scène. Tout doit être conforme à la vérité historique, étonnant de couleur locale, ruisselant de luxe et de fantaisie. Et de fait, il faut reconnaître que les décors de Parsifal, ce que les Allemands appellent la scènerie, sont vraiment magnifiques et brossés de main de maître. Au premier acte nous avons tous été ravis de ce merveilleux paysage : un lac entrevu au fond d'une allée d'arbres séculaires et tout pailleté d'or sous les premiers rayons du soleil. C'est l'oeuvre d'un peintre, comme aussi le sanctuaire des chevaliers du Graal. Les yeux sont charmés, et on oublié, devant ces tableaux et ces architectures, la longueur interminable du spectacle. Les petits moyens, du reste, ne sont pas négligés, lumière électrique, changements à vue, machinerie savante, boîtes à surprises. On se croirait chez un confrère de Robert Houdin en voyant s'illuminer ou s'éteindre tout à coup le fer de la lance, la colombe, le calice. Au premier acte, la forêt s'éloigne sous les yeux du public et c'est une chose plaisante que tous ces gens si sérieux suivant avec intérêt la marche lente du décor. Je me suis rappelé, à ce moment, les théâtres mécaniques des champs de foire, où l'on faisait sans bouger de place les voyages les plus merveilleux et en même temps les petits théâtres de province d'autrefois où les plus beaux opéras se jouaient dans les mêmes décors vermoulus. Il est vrai qu'alors la musique était moins savante et moins humble ; elle se chargeait à elle seule de captiver les spectateurs.
Les artistes, chanteurs ou musiciens, méritaient aussi leur châtiment, et on peut dire que le bourreau de Bayreuth a su leur administrer la plus jolie volée de bois vert qu'ils aient jamais reçue dans le cours des siècles. Ils expient maintenant, .sous cette rude main, leur fol amour-propre et leurs impertinences légendaires à l'égard du public, des poètes et des compositeurs. Pour les musiciens, on les a relégués au fond d'une cave, où ils peuvent s'évertuer à tour de bras sur leurs instruments sans qu'un regard de pitié ou d'admiration vienne jamais les récompenser de leurs efforts. L'infortune des chanteurs n'est pas moins inénarrable. Plus de cavatines, d'airs de bravoure, de morceaux brillants ; plus de roulades, d'effets de voix, de prodiges de virtuosité, mais le récitatif à jet continu, la traînante mélopée sans trêve et sans fin, où il est très facile, et on s'en aperçoit, d'émettre ici et là quelques notes douteuses. Combien le labeur doit être pénible d'apprendre ces déclamations si monotones, où rien de chantant ne vient aider un peu la mémoire ! Et cependant, malgré ce dur martyre, on enlève encore aux chanteurs leurs plus douces consolations ; plus de bravos, de rappel, d'ovations enthousiastes ; toutes ces choses sont supprimées par le maître comme contraires à la majesté du grand art. A Bayreuth, on n'applaudit qu'à la fin du spectacle, et encore faut-il attendre, même après la fermeture du rideau, que l'orchestre ait joué la dernière mesure de la partition. Malheur aux émules de nos Romains qui voudraient interrompre auparavant la béate sérénité des adeptes ! Et ce n'est pas le dernier mot de l'épreuve à laquelle sont soumis nos chanteurs modernes ; on les traite, dans le nouveau drame lyrique, comme des mimes, des marcheurs, des figurants. Un acte wagnérien se compose, non pas d'une succession de scènes, mais d'une série de tableaux vivants. Dès que Gurnemanz ou Amfortas, ou Kundry, ou Parsifal veulent bien commencer un de leurs interminables récits, tous les autres acteurs sans exception, même le ténor et la prima dona, se groupent d'une manière savante et gardent la pose jusqu'à la fin. Immobilité complète; on dirait des statues, et c'est ainsi que l'art des Praxitèle et des Phidias vient aussi prêter son concours à l'oeuvre d'art universelle. Au premier acte, tournant le dos au public et regardant la scène mystérieuse du Graal, l'excellent ténor Vogl, du grand théâtre de Munich, est resté plus d'une demi-heure sans faire le plus petit mouvement. Et il me semblait qu'en sa personne tous les chanteurs d'autrefois avaient été mis, dans ce coin de la scène, comme en pénitence pour y recevoir la correction dont j'ai parlé tout à l'heure.
Le public, comme on imagine, ne devait pas être oublié dans cette généreuse distribution de coups de férule. N'a-t-il pas applaudi cent fois des inepties et refusé son admiration aux plus beaux chefs-d'oeuvre ? Est-il rien de comparable à son ignorance, à ses caprices, à sa frivolité stupide ? Aussi, défense à lui désormais de prendre une salle de spectacle pour un lieu de réunion mondaine, où l'on rit, où l'on babille, où l'on s'amuse. Il est impossible aujourd'hui d'y reconnaître personne ; plus de lumières, partant plus de toilettes élégantes, et le silence est de rigueur, le silence le plus absolu. J'avais une frayeur extrême, durant cette longueur des actes, qu'un pauvre diable d'asthmatique fût pris soudain d'un accès de toux, car je crois bien qu'on l'aurait écharpé ou jeté sans ménagement à la porte. Rien qui sente ici la joie, le délassement, rien qui mette à l'aise ; on est un peu comme des écoliers en classe ou des fidèles assistant à un office. Jadis, quand nos pères avaient trouvé quelque morceau bien venu, facile, agréable, ils se livraient à leur plaisir sans arrière-pensée, et ne se gênaient pas pour crier bravo et même bis. Aujourd'hui, le premier devoir du spectateur est de rester grave, impassible, plongé dans le recueillement. Il ne lui faut rien moins, du reste, que son attention la plus soutenue pour découvrir, sous la trame enchevêtrée de l'orchestration, toutes les richesses musicales prodiguées par le maître, et surtout pour saisir l'idée fondamentale du poème et en suivre avec intelligence les péripéties. C'est un vrai travail, et encore Parsifal, au point de vue de la clarté, l'emporte de beaucoup sur l'Or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried, le Crépuscusle des dieux, etc. On peut, à la rigueur, après une étude approfondie du poème de Wolfram d'Eschenbach, se faire une idée des trésors de profondeur cachés sous celte vieille légende romantique. Les Allemands nous l'ont empruntée il y a plusieurs siècles, et c'est notre Perceval que nous retrouvons à Bayreuth, nous donnant la solution chrétienne du problème de la vie. J'ai entendu, derrière moi, une dame protester à voix basse contre cette profanation sur la scène des plus augustes mystères du christianisme, et je trouve, en effet, qu'il est peu séant de faire prêcher l'Evangile à des gens fardés, au milieu de vains décors, sous les reflets blafards de la lumière électrique. Quoi qu'il en soit, Wagner a rigoureusement fustigé la paresse et l'indifférence du public, et c'est grâce à lui que bien des personnes ont appris à connaître la mythologie des vieux Germains et force légendes du moyen-âge. Autour de moi, je n'ai vu que des gens armés de brochures ; on lisait à force pendant les entr'actes, on se bourrait de science pour mieux comprendre le grand art. Si le mouvement wagnérien continue, il faut plaindre d'avance nos arrière-neveux ; le théâtre ne sera plus un lieu de plaisir, mais une annexe, un prolongement de la Sorbonne.
Le premier acte de Parsifal dure une heure trois quarts; les deux autres sont à peu près taillés sur le même patron ; il est donc facile de comprendre qu'on sort de là rendu, exténué, à moitié mort. Les entr'actes heureusement sont aussi très longs, et comme la nuit, en cette saison, est encore assez lente à venir, tout le monde en profite pour se promener ou se restaurer à la cantine. Très curieuse à observer, celte foule cosmopolite. On y reconnaît d'emblée, au milieu de la masse des simples touristes et des curieux, quelques-uns des types les plus caractéristiques de la famille wagnérienne. Au premier rang voici le patriote, l'Allemand qui veut favoriser l'art national, die deutsche Kunst, et qui le proclame supérieur à tout autre, incomparable, définitif. Il a remarqué que, depuis un siècle, les compositeurs allemands n'ont pas fait brillante figure ou théâtre à côté des maîtres italiens et français. Quelle honte pour l'Allemagne, cette terre classique de la symphonie d'avoir été si longtemps, au point de vue du drame lyrique, tributaire d'un ramassis de Welches ignorants et frivoles ! A ses yeux Wagner est donc un homme providentiel, envoyé tout exprès pour venger l'honneur national. Il possède à lui seul, pour ce motif, plus de facultés géniales que tous ses confrères du monde entier, passés, présents et futurs. La nation qui s'est illustrée par tant d'exploits militaires ne saurait céder la place à aucune autre, même sur le terrain de la musique dramatique. Un bon Allemand, par conséquent, doit défendre, soutenir, prôner Wagner, comme en ce moment les Italiens s'enthousiasment pour le jeune auteur de la Cavalleria rusticana. Cette idée a fait tant de progrès depuis le triomphe des armées allemandes que la Société directrice des représentations de Bayreuth est devenue tout à fait prussienne, et que l'empereur Guillaume, cédant au voeu général, s'en est déclaré le haut protecteur. Il serait fort à souhaiter que les naïfs wagnériens de Paris eussent parfois l'occasion d'entendre raisonner les wagnériens patriotes.
Un second type, c'est le gobeur. Celui-là, bien qu'il n'ait pas reçu toujours une très forte éducation musicale, se croit malin, et il s'empresse d'ajouter foi à l'éternelle histoire du pauvre homme de génie méconnu et persécuté. Les Parisiens ont jadis sifflé le Tannhaüser, cela suffit, et son imagination lui représente aussitôt des légions de monstres épouvantables, la frivolité mondaine, les rivalités jalouses, la haine instinctive du Philistin pour le véritable artiste, et tout cela s'acharnant, avec une fureur toujours inassouvie, sur le grand homme qui gémit et meurt de faim dans sa mansarde. Ainsi Socrate autrefois dut boire la ciguë, ainsi le Sauveur lui-même fut crucifié sur le Calvaire. Le gobeur est la sincérité même, et il grince des dents, il roule des yeux furibonds au souvenir de tant d'iniquités si manifestes. L'idée qui détermine surtout son engouement sans bornes, c'est qu'en ce monde, plus les siècles s'écoutent, plus les choses progressent. À l'en croire, il n'y a pas plus de décadence pour les beaux arts que pour les sciences naturelles et expérimentales. Comme le chemin de fer de nos contemporains est bien supérieur à la patache de nos pères, ainsi la musique de Wagner doit l'emporter sur celle des Meyerbeer et des Rossini. Les primitifs ont toujours tort un jour ou l'autre ; il faut donc se hâter d'applaudir aux rénovateurs de l'art et prévenir de la sorte le jugement de la prospérité. Wagner, c'est l'avenir, et les autres le passé; le choix à faire ne saurait donc être douteux ; et quand même cette nouvelle musique semblerait assommer et ennuyer les honnêtes gens, peu importe ! il faut, afin d'éviter les moqueries des générations futures, crier bien vite et sur tous les tons qu'elle est sublime et qu'on la comprend.
Il y a encore une autre catégorie bien déplaisante de wagnériens, et le type qui la représente peut, je crois, s'appeler le poseur. II s'est mis en tête de trancher sur le vulgaire, et comme aujourd'hui le goût de la musique s'est très répandu dans la haute et basse bourgeoisie, il s'agit pour lui d'élever une barrière qui le sépare du menu fretin des amateurs. Les fils ou filles d'épiciers en gros qui ont suivi les cours d'un conservatoire quelconque n'entendent pas du tout qu'on les confonde avec la grande masse du public. Vous concevez bien qu'après avoir donné tant d'argent à des professeurs on a bien acquis le droit de mépriser un peu les ignorants et les profanes. On veut donc une musique qui ne soit pas celle de tout le monde, une musique au-dessus de la portée de la foule, savante, mystérieuse, hérissée d'obstacles apparents, et le wagnérisme, qui a su profiter de mille circonstances, est venu juste à point révéler à ces amours-propres surchauffés le moyen de constituer un monde musical à part, de bon ton, tout à fait select. Etre wagnérien, cela donne tout de suite un petit air de connaisseur émérite; on se gausse, avec un léger sourire entendu, de la cavatine, de la ritournelle, du second couplet, on parle avec commisération de la musiquette d'Auber et on veut bien concéder qu'il y a un acte, dans Guillaume Tell, où Rossini a fait preuve d'une certaine puissance artistique. Et ne réclamez pas, ne présentez pas la moindre observation ! on briserait aussitôt l'entretien en vous traitant de sot et d'ignorant. Détail particulier : le wagnérien poseur se pâme devant une partition dont les pages ressemblent à un grimoire cabalistique. Plus il y a de signes extravagants enjambant les portées, plus il prend un air grave, extatique, ému. C'est la seule vraie musique aujourd'hui pour les rejetons de monsieur Prudhomme.
La représentation de Parsifal finit vers dix heures, et me fiant à certaines indications du programme, j'espérais pouvoir me rendre immédiatement à Ratisbonne. On sait que, durant les solennités musicales de Bayreuth, des trains supplémentaires parlent la nuit dans toutes les directions. La gare est envahie par le flot des spectateurs ; les quais, les buffets, les salles d'attente regorgent de monde. Je parviens pourtant à me caser au bout d'une table ; je soupe tant bien que mal, plutôt mal que bien, cela va sans dire, mais avec l'appétit le plus féroce que j'aie jamais ressenti de ma vie. La musique de Wagner finira, j'en ai bien peur, par nous conduire au cannibalisme. A dix heures et demie un train part pour Nuremberg, un autre à onze heures pour Dresde, un troisième à minuit pour Francfort ; la gare peu à peu se désemplit. Nous restons une trentaine environ dans la grande salle du restaurant. On cause, on mange, on boit, on dort. J'ai pour voisin un homme très aimable, conseiller municipal à Passau, qui n'est guère disposé à dormir, et encore moins à laisser dormir les autres. Nature bienveillante, expansive ; un véritable Allemand du Sud. « Monsieur, me dit-il - se méprenant sur mes sentiments - quelle musique merveilleuse nous venons d'entendre! Quel chef-d'oeuvre incomparable ! » Je hasarde modestement quelques critiques, et voilà mon homme qui, sans coup férir, rend soudain les armes. « Vous avez raison, monsieur, mille fois raison ; c'est ennuyeux comme la pluie. A Vienne, où je vais souvent, on ne donne pas du tout dans la folie wagnérienne ; on y aime trop la mélodie, les opérettes, les valses de Strauss. Et il en est ainsi, croyez-moi, dans la plus grande partie de l'Allemagne. Le wagnérisme est avant tout affaire d'amour-propre national, et il s'y mêle en même temps, à mon avis, je ne sais quelles considérations religieuses. Wagner a su se faire un certain nombre de partisans en sa double qualité de protestant et d'antisémite. Ajoutez à cela que les directeurs de théâtre et les éditeurs de musique ont un. immense intérêt à propager et à surexciter l'engouement actuel. Les partitions du maître se vendent à des prix exorbitants, et le tapage, la discussion, les critiques passionnées valent toujours mieux pour la caisse que l'indifférence du public. Il est vrai que des chanteurs célèbres semblent très enthousiastes de cette musique, où ils ne peuvent cependant espérer aucun succès personnel et extraordinaire ; mais, en revanche, au point de vue de la réclame, voyez comme ils profitent de leur dévouement. Tous les journaux d'Allemagne, au lendemain d'un festival de Bayreuth, publient des télégrammes aussi émouvants que ceux des chancelleries: Vogl a très bien chanté ce soir, la Materna était mieux disposée qu'avant-hier, etc. Tout cela, en somme, sent le puffisme, et je suis convaincu qu'avant peu d'années il n'en restera plus qu'un amer souvenir. » J'ai laissé parler mon brave magistrat, qui termine sa harangue par l'éloge de Paris. Quelle ville ! quelle vraie capitale du monde ! « A Vienne, me dit-il, on est aimable et courtois pour l'étranger, mais à Paris, c'est bien autre chose, l'étranger y est tout à fait chez lui. »
A deux heures du matin, on sonne ; une locomotive hurle dans la nuit, et tous mes compagnons, y compris le Bavarois, se lèvent et partent ; je reste seul. Surpris de cet abandon qui jette un jour défavorable sur les aptitudes musicales des habitants de Ratisbonne, je m'informe, et j'apprends du chef de gare que je ne pourrai partir pour celte ville avant six heures. Que faire ? Je médite, je rédige quelques notes, j'essaie de dormir dans une salle d'attente, et, à la première lueur du jour naissant, je sors et m'engage au hasard dans les rues de Bayreuth. Singulière, cette promenade à demi-nocturne, à travers la petite ville encore endormie ! Il vient de pleuvoir ; la fraîcheur de l'air est délicieuse, et mes pas retentissent si bien sur le pavé qu'à chaque instant je me crois poursuivi par le guet, un guet du bon vieux temps avec mousquets et hallebardes. Les rues sont larges, bien entretenues ; ici et là, près de la gare, quelques maisons ont très belle apparence. Je remarque, sur ma gauche, un petit théâtre, avec une façade ornée de statues, dans le goût italien du dernier siècle. C'est bien ce qu'on pouvait imaginer d'avance, et je songe à la margrave de Bayreuth, celle soeur dévouée du grand Frédéric, je songe à toutes ces petites cours allemandes des âges disparus, où sous la protection d'un prince philosophe, on faisait fête aux beaux-arts et à la poésie. Une immense et large rue, sans nulle trace d'alignement, traverse Bayreuth dans toute sa longueur. Des fontaines, de loin en loin, en rompent la monotonie. C'est dans cette rue que se trouve le palais, masse allongée, presque imposante, noire. Elle fait front à une petite place en forme de cour, où s'élève la statue du roi Maximilien II. Un détail d'ornementation m'a paru charmant, quoique bizarre ; c'est une succession de têtes de grands hommes et de muses qui semblent courir comme une frise autour du monument. Elles sont assez spirituellement accouplées et sortant de leurs niches comme d'autant de lucarnes, elles se regardent et se sourient avec la constance et la fidélité du marbre. Les muses, d'ailleurs, sont très bien portantes ; il est vrai que leur emploi l'exige, puisqu'elles doivent avoir des nourrissons.
Avant de monter dans le train pour Ratisbonne, j'ai acheté une biographie de Wagner. Elle est très élogieuse, comme on pense, mais j'y trouve des faits révélateurs. Ce qui me frappe le plus, ce n'est pas le côté hargneux du musicien, ses haines, ses jalousies, ses ingratitudes, c'est plutôt sa volonté tenace et rusée, son orgueil sans bornes qui se plie à tout et se sert de tout — quoi qu'on ait dit — pour arriver au succès. Il avait commencé par se livrer à la culture de la poésie, et ce n'est qu'assez tard, après l'audition d'une symphonie de Beethoven, que, s'il faut l'en croire, il fut saisi et pour toujours par le démon de la musique. « Je résolus, dit-il dans une de ses brochures, de devenir musicien. » Quel trait de lumière ! la volonté, l'ambition, le désir, voilà le grand principe de son talent. Il n'est pas très sûr qu'il soit uniquement né pour chanter, comme Mozart, comme Rossini, comme le rossignol et la fauvette. Il a sans doute étudié son art avec ardeur et intelligence ; il s'en est approprié les secrets qui sont à la portée de tout le monde, mais l'inspiration, cette fille du Ciel, est-elle venue souvent le visiter ? Wagner est plein de réminiscences timides et honteuses d'elles-mêmes ; il commence un air, on va le finir, car on le connaît de longue date, mais il tourne court, nous laisse en plan, et termine la chose par un trait bizarre qui étonne et qui détonne. Ses mélodies semblent arrêtées dans leur vol comme des fusées humides qui s'éteindraient en route. En 1830, au lendemain de la Révolution, Wagner eut l'idée d'écrire une ouverture politique. Pourquoi cette idée saugrenue? Pourquoi, s'il voulait parler politique, ne pas écrire un livre ou une brochure? C'est absolument le procédé de Cornelius, chez qui la conception philosophique et littéraire précédait la vision de l'oeuvre artistique elle-même. Je résolus de devenir musicien ! le biographe aurait dû taire cette parole, si peu favorabe à son héros, si différente en tout cas de celle d'un grand artiste d'autrefois, et où se peignaient si bien la surprise, la modestie, la joie du véritable génie qui prend enfin conscience de lui-même: Et moi aussi je suis peintre! Anch'io son pittore !
1. Deux énormes volumes, de 800 pages chacun, viennent de paraître qui contiennent seulement le catalogue des livres et brochures publiés sur Wagner et son système.

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Luc-Henri Roger 35935 partages Voir son profil
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