Résumé : L'histoire d'Harold, jeune Viking peu à son aise dans sa tribu où combattre les dragons est le sport national. Sa vie va être bouleversée par sa rencontre avec un dragon qui va peu à peu amener Harold et les siens à voir le monde d'un point de vue totalement différent.
Et s’il existait des grosses productions antispécistes ? Des œuvres mainstreamqui acceptent de changer leur régime d’images ? Et si ce film, c’était tout simplement Dragons ?
Antispécisme vs anthropocentrismeÀ l’occasion de la sortie de Dragons 3 : Le Monde caché, l’auteur de ces lignes a passé le weekend à s’enfiler les deux premiers volets de la trilogie DreamWorks. Le premier opus, il l’avait vu deux ou trois ans auparavant : il l’avait alors considéré comme un film d’animation réussi et relativement original, notamment pour son traitement de la figure d'Harold. Le revoir non seulement conforta sa position, mais en outre lui ouvrit les yeux sur la démarche proprement singulière d’une aussi grosse production. C’est pourquoi, dès le lendemain soir, il s’attela au deuxième film. En attendant de parler de celui-là, concentrons-nous sur le premier.Qu’a d’original Dragons ? Pour le comprendre, il faut d’abord le resituer dans son contexte de production. Depuis 1998et Fourmiz, le studio DreamWorks Animation s’est fait une spécialité des héros animaliers : Shrek, Spirit, la joyeuse bande de Madagascar, Nos voisins, les hommes, Kung Fu Panda… Mais « héros d’apparence animalière » ne signifie pas « animalité » pour autant. Dans la lignée de La Fontaine, les fables colportées par ces récits ont pour seul horizon l’anthropomorphisme. Sous le couvert des animaux, DreamWorks parle exclusivement des hommes.Or Dragons prend résolument le contre-pied de ce traitement des animaux. Les dragons que dépeint le film et contre lesquels bataillent les habitant·e·s de Beurk ne renvoient pas à une vertu ou un vice allégoriques ; ou plutôt, s’ils renvoient à quelque chose en-dehors de leur seule existence, c’est à l’infinie richesse de la Nature. Car c’est bien de cela dont parle très clairement la fable de Dragons : quel rapport entretenir avec la Nature, considérée non pas comme « environnement » ou dans l’optique d’extraire des « ressources naturelles », mais comme l’ultime altérité ? Qu’avons-nous de commun avec ces créatures si différentes de nous, avec lesquelles nous n’entretenons comme rapports que ceux de la guerre perpétuelle ?
Des dragons, des hommes et des affects communs
Pourtant, lorsqu'Harold, le jeune héros maladroit qui refuse de massacrer des dragons comme son clan, tente d’expliquer pourquoi il n’a pas tué Krokmou, un légendaire Furie nocturne abattu dans la forêt, c’est en soulignant la continuité affective qui se tissait entre l’animal et lui-même : « Je me suis vu en lui. J’ai vu qu’il était aussi effrayé que moi ». Rien de moins qu’une fraternité trans-espèces.L’une des plus belles scènes du film réside sans doute dans la rencontre entre Harold et Krokmou. Empêtré dans un piège, Krokmou attend qu'Harold, comme tout Viking, lui porte le coup de grâce. Or Harold refuse. Néanmoins, ce n’est pas parce qu’un regard trop mignon, digne du Chat Potté de Shrek 2, eût raison de sa volonté ; s’il céda, c’est parce qu’il aperçut dans le regard résolument animal de Krokmou, aussi intelligent que lui quoi qu’en tous points différent, un continuum émotionnel.Surtout, le processus est loin d’être à sens unique. On ne compte plus le nombre d’œuvres occidentales qui tentent de « domestiquer » la nature, c’est-à-dire de la faire entrer dans les mœurs humaines. Dragons ne tombe pas dans ce piège-là. C’est davantage vers une œuvre comme la saga romanesque L’Assassin Royal, dans laquelle Robin Hobb décrit méticuleusement la relation unique qui se tisse entre FitzChevalerie, un homme, et Œil-de-Nuit, un loup, deux compagnons liés par le Vif, que lorgne le film d’animation. Krokmou reste un dragon ; il se mêle certes à Harold, auquel il emprunte mimiques et gestes, mais demeure un dragon. Inversement, Harold, s’il conserve son humanité, adopte quantité de traits, physiques comme spirituels, propres aux dragons.
Troubles dans l’image
Et cette hybridation des deux êtres affecte le régime des images. Le deuxième volet de la saga poussera plus avant le processus, mais le premier opère déjà un changement significatif. Il est habituel que les films dont les héros disposent de pouvoirs extraordinaires leur laissent des séquences non-narratives, où s’exprime librement et artistiquement tout le potentiel desdits pouvoirs. Pensons à la séquence finale du premier Spiderman, dans laquelle l’Homme-Araignée virevolte d’immeuble en immeuble dans un Manhattan auréolé de soleil. Dragons reprend cette tradition en lui ajoutant une dimension supplémentaire. Ce type de séquences ne consiste pas tant en l’exposition de pouvoirs extraordinaires qu’en l’éblouissement devant une extraordinaire fusion interespèces. Lorsqu’il vole, Harold ne domine ni ne possède Krokmou ; il vole avec lui, il se fond en lui. Sorti de la solipsiste humanité, il réintègre le flot puissant de la Nature.
Dragons, Dean DeBlois et Chris Sanders, 2010, 1h38