Le 30 janvier 2019, Alexandre Novak, le ministre de l'économie russe, a fait savoir par voie de presse à l'issue de la 9eme réunion de la commission intergouvernementale russo-algérienne (du 28 au 30 janvier 2019) que les deux pays se sont entendus concernant plusieurs partenariats d'envergure (1). Si la prise de position russe sur l'importation du blé en Algérie est connue depuis plus de deux années, Moscou semble vouloir adopter une attitude nettement plus agressive en se positionnant également sur des sujets de pointe. Il parait évident que la récupération stratégique russe frappe l'ensemble du territoire africain en devenant de plus en plus offensive.
L'importation du blé français en AlgérieDepuis l'indépendance de l'Algérie en 1962, la France est le premier importateur de blé tendre du pays. Elle exporte en moyenne 5 millions de tonnes de sa production vers son ancienne colonie laquelle se place en troisième position mondiale pour l'importation de la céréale derrière l'Egypte et l'Indonésie (2). Mais depuis 2017, la donne change et la France exporte de plus en plus difficilement sa production. Les différents organismes spécialistes de la filière tendent à s'accorder pour avancer deux arguments majeurs. Le premier serait la sécheresse de 2016, facteur essentiel de la baisse de productivité ainsi que de l'altération de la qualité du produit, le rendant moins compétitif sur le marché mondial. Le second argument serait une parité monétaire défavorable. Sébastien Poncelet, spécialiste de la question pour le cabinet Agritel, déclare en janvier 2018 : " Aujourd'hui, si on avait (la parité) euro/dollar d'il y a un an, on serait les rois du monde et on serait ultra compétitif " (3). La France est même soupçonnée à deux reprises de vendre du blé contaminé. En 2011 et 2017, la production française importée en Algérie aurait fait l'objet de contrôles mettant en évidence la présence de matières toxiques (4). C'est dans ce contexte que la Russie réussit à s'immiscer sur le juteux marché. En 2017, l'Etat soviétique fait parvenir un échantillon de son blé à l'Algérie pour une valeur de 5 millions de dollars (5). Les algériens, séduits par un blé moins cher et de meilleure qualité, remettent en question la place de leader de l'Etat français. Le gouvernement français, immobile jusqu'alors, s'inquiète de la situation et annonce qu'une délégation française sera envoyée début 2019 en Algérie pour discuter du dossier (5). La société Business France est chargée de mettre sur pied cette rencontre.
Bien d'autres secteurs intéressent le Kremlin.En réalité, la question de l'importation du blé en Algérie semble être la face émergée de l'iceberg. Le conflit céréalier qui oppose Paris et Moscou en Algérie, n'est qu'une bataille dans la guerre économique que se livrent les deux puissances occidentales. En octobre 2018, on peut lire dans un article de alegrieatrotique.com que l'Algérie aurait demandé des certificats vétérinaires concernant " les ressources biologiques aquatiques destinées à l'exportation. Selon la même source, les entreprises russes pourront commencer les livraisons de leurs produits sur le marché algérien dès que le certificat vétérinaire aura été approuvé " (6). La France, fournisseur historique se voit une nouvelle fois attaquée sur le marché algérien. Et voilà qu'il y a quelques jours, à l'issue de la 9ème réunion de la commission intergouvernementale russo-algérienne, Moscou fait savoir que les deux pays se sont entendus non seulement sur l'épineux dossier du blé, mais ont également trouvé un terrain d'entente dans les domaines de la cybersécurité et de la télémédecine. Le ministre russe de l'Energie souligne : " Nous entendons promouvoir nos relations [...] dans la santé publique et la télémédecine [...]. Un des nouveaux domaines de notre coopération est la cybersécurité. Nous sommes tombés d'accord pour mettre en place un groupe de travail au sein de la commission intergouvernementale. "
La Russie devient donc un partenaire incontournable de l'Algérie dans tous les domaines y compris les plus sensibles. Une alliance dans le domaine de la cybersécurité pourrait remettre en cause la souveraineté numérique de l'Etat algérien sur son propre territoire. L'Algérie se voulant être la tête de proue du continent africain dans le domaine de la cybersécurité, Moscou pourrait garder un temps d'avance sur le marché et sur l'information en prenant part aux travaux algériens.
Le positionnement stratégique russeDans le même temps, la Russie cherche à s'implanter en Algérie. Au cours de la même réunion, les deux pays ont examiné la possibilité pour la Russie de faire construire ses véhicules de marque Lada en Algérie (7). Alexandre Novak n'a pas donné plus de détails quant à la délocalisation de l'activité automobile, mais on comprend aisément que les soviétiques cherchent littéralement à occuper le terrain. Déjà, en novembre 2018, Viktor Bondarev, président du comité de la défense et de la sécurité du Conseil de la Fédération de Russie (chambre haute du parlement russe), s'était rendu à Alger pour discuter de " de la création d'une entreprise conjointe de fabrication de munitions dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays " (8). Selon le responsable russe, cette coopération interviendrait à la demande de l'Algérie alors qu'au cours des 10 dernières années la Russie lui a déjà vendu pour plus de 26 milliards d'euros d'armes. Ces accords ne feraient qu'accroitre le marché algérien au seul profit de la Russie.
La délicate position de la FranceAu début des années 2010, la Chine avait supplanté la France sur le marché algérien. Surprise et n'étant pas prête à riposter, elle s'était laissé dépasser par le concurrent asiatique lequel était devenu le premier partenaire commercial de l'Algérie. Selon les experts, la France s'était fait souffler la place à cause de son manque d'agressivité commerciale (9). Groggy, elle tout de même su tirer son épingle du jeu et était parvenue à conserver ses parts de marché importantes. Mais apparemment la France n'a pas retenu la leçon et se retrouve une nouvelle fois en passe d'être économiquement devancée. Les agriculteurs céréaliers français seraient mis KO si Moscou devenait le leader de l'importation du blé en Algérie.
Et dans le même temps, les décisions et annonces conjointes entre l'Etat algérien et l'Etat russe se succèdent et se font plus pressantes dans un climat politique particulièrement tendu entre Paris et Alger. Depuis plusieurs mois les relations bilatérales se sont nettement dégradées. Plusieurs raisons sont à évoquer et notamment la question de la restriction des visas français accordés aux algériens. En juillet 2018, les représentants de l'Etat français s'emploient à démentir la rumeur selon laquelle ils distribueraient moins de visas aux voyageurs algériens (10) en réponse à la volonté de l'Algérie de s'éloigner économiquement de la France. Pourtant le président Macron avait fait plusieurs pas importants en direction de l'Algérie depuis son élection notamment sur les dossiers des Harkis et sur celui des Pieds Noirs. Mais les dernières polémiques révélées par Bernard Bajolet ont instantanément remis le feu aux poudres (11). Ces violentes dissensions font donc le jeu de la Russie qui s'engouffre facilement dans la brèche en faisant les yeux doux à l'Algérie.
Ce positionnement presque agressif de la Russie sur le marché algérien s'inscrit clairement dans la politique du Kremlin qui consiste à s'implanter partout où l'Europe, et bien souvent la France, n'a plus la capacité économique et la volonté politique de rester ancrer. Bien que le partenariat économique russo-algérien remonte officiellement à la signature de la Déclaration commune sur le Partenariat stratégique entre l'Algérie et la Fédération de Russie, le 2 avril 2001, le cas de l'Algérie est à mettre en parallèle avec les récentes prises de position russes en Centrafrique et plus largement sur l'ensemble du territoire africain.
Maud Biegel
Sources :