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Marx aux risques de ses appropriations françaises

Publié le 22 février 2019 par Les Lettres Françaises

Marx aux risques de ses appropriations françaisesIl n’est sans doute plus pertinent d’écrire une histoire du marxisme en France. Si on a pu lire avec intérêt L’introduction du marxisme en France de Maurice Dommanget, Le marxisme introuvable de Daniel Lindenberg et, dans une bien moindre mesure, Le marxisme et la gauche française de Tony Judt, de telles tentatives ne visaient déjà pas en leur temps à l’exhaustivité. Aujourd’hui, l’idée d’écrire l’histoire du marxisme en France semble encore plus contestable. Tout d’abord car écrire une simple histoire intellectuelle comme la fameuse Histoire du marxisme de Leszek Kolakowski ou l’imposante Storia del Marxismo publiée aux éditions Einaudi, semble un projet dépassé par les développements de la recherche contemporaine. À ce jour, la simple histoire des idées désincarnées a été remplacée avantageusement par l’étude des modes de diffusion, d’accueil et d’appropriation de ces dernières ; une démarche bien plus proche de la méthode marxienne qu’on pourrait le penser.

L’ouvrage collectif dirigé et présenté par Jean-Numa Ducange et Antony Burlaud, Marx, une passion française, se situe donc à la rencontre de l’histoire intellectuelle, de l’histoire politique et sociale. La dimension strictement doctrinale n’est pas au cœur des contributions réunies ici, et il ne s’agit pas pour les nombreux auteurs de décerner ou non des brevets d’authenticité marxienne aux organisations politiques, aux figures intellectuelles ou aux personnalités religieuses s’étant revendiquées à un moment ou l’autre de Marx et d’Engels.

La tâche serait d’autant plus vaine que la pensé de Marx a fait l’objet d’appropriations extrêmement divergentes au cour de plus d’un siècle d’histoire, comme en témoigne le sommaire très varié : le Marx de la SFIO ne fut pas celui du PCF, ni celui des économistes, des chrétiens de gauche, des surréalistes ou des situationnistes. Partis d’une situation de total anonymat sous le Second Empire, avant de connaître une éphémère notoriété sous la Commune de Paris en tant qu’instigateur malfaisant des événements selon la presse conservatrice, Marx et sa pensée ne furent pris en compte que laborieusement et superficiellement en France. La prégnance des traditions utopiques mais aussi républicaines en France, qui aurait bloqué ou ralenti l’introduction du marxisme, est un fait connu depuis longtemps. Tout comme l’imperméabilité d’une université imprégnée tour à tour de positivisme, de néo-kantisme et de durkheimisme. Ce contexte est très bien rappelé dans l’ouvrage, qui insiste par ailleurs, de manière plus novatrice cette fois, sur les processus éditoriaux visant à diffuser une œuvre majoritairement rédigée en allemand et dont l’accessibilité n’est pas d’emblée évidente, surtout le public visé comme récipiendaire. Malgré les efforts réels des éditions Costes puis des Éditions sociales, auxquels se surajoutèrent de manière plus opportuniste ceux des éditeurs comme 10/18 ou Gallimard, l’accès aux œuvres de Marx et d’Engels dans une traduction et une présentation de qualité n’a jamais été facile en France.

Cela n’a pas empêché la pensée de Marx de jouer un rôle de plus en plus important au cours du XXe siècle. L’importance de la référence durant les années 60-70 est connue tout comme « l’âge d’or éditorial » des éditions Maspéro ou 10/18, mais Marx, une passion permet aussi de découvrir ou redécouvrir, la première poussée des années 30 par une singulière fusion du marxisme et de la pensée rationaliste française que symbolisa la revue La Pensée. De même le croisement de l’existentialisme, de la phénoménologie et du marxisme est rappelé, avant le succès de l’althussérisme. Il est indéniable qu’à défaut d’être hégémonique, comme le rappellent les directeurs dans leur préface, le marxisme fut central et que, sans l’adopter, il fallait y confronter ce qui passait par une forme d’étude et d’appropriation. Ce qui se joua aussi à l’époque, malgré les reculs très important que subit le marxisme lors des décennies noires des années 1980-90, c’est une tendance de plus en prononcée à l’éclatement, entre divers courants souvent en rivalité et aussi une propension à l’hybridation. Que le marxisme rencontre les préoccupations de la gauche chrétienne, du féminisme, des tenants de la démarche structuraliste voire de l’écologie (une rencontre dont l’analyse est étrangement absente de cet ouvrage par ailleurs très exhaustif), sa fécondité est apparue et apparaît toujours comme d’autant plus forte qu’il n’apparaît pas à « l’état pur ». D’où l’usage de plus en plus récurrent du pluriel pour qualifier des marxismes en position d’ouverture et non de claustration, de fécondation externe et non d’assèchement théorique.

Baptiste Eychart

Jean-Numa Ducange et Anthony Burlaud, Marx une passion française
La Découverte, 2018, 346 pages, 25 €

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