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Le chant noir d’Édouard Levé

Publié le 28 février 2019 par Les Lettres Françaises

Le chant noir d’Édouard LevéLe 15 octobre 2007, le plasticien, photographe et écrivain français, Édouard Levé se suicidait par pendaison, quelques jours après avoir déposé chez P.O.L la copie de son manuscrit intitulé Suicide. Influencée par Georges Perec et le groupe l’Oulipo, l’oeuvre littéraire d’Édouard Levé irradie tant d’un point de vue poétique que plastique – même s’il n’est pas possible d’avoir accès à ses peintures, qu’il a détruites.

De Journal à Autoportrait, une oeuvre singulière s’érige à la manière du monolithe noir de Kubrick. Dans Journal, elle prend la forme d’une reconstitution littéraire de faits réels ou divers, proche des poèmes de Charles Reznikoff. Ce texte déploie pêle-mêle des éléments géopolitiques, sociétaux, météorologiques ; il exhume des annonces de naissances, de mariages ou de locations d’appartements, exactement comme celles présentes à l’intérieur des colonnes des journaux. Les paragraphes se décomposent en bloc et, par le travail d’agencement et l’uniformité de la syntaxe, de nouveaux signifiants sont accessibles. Ainsi de l’agencement d’une page qui fait apparaître une liaison littéraire entre différentes émissions d’un programme télévisé. Pour l’auteur, « le monde n’est pas une suite cohérente d’actions mais une constellation de choses perçues. On le regarde, des objets sans rapports s’assemblent et la proximité géographique leur donne sens ».

Les phrases d’Autoportrait revêtent une structure simple et épurée. Édouard Levé y décrit sa vie intime, ses habitudes, son rapport aux objets, aux autres, comment il les perçoit et ce qui fait de lui un être singulier. Sans aucun pathos, des remarques existentielles font progresser le récit d’une sujet à un autre, avec autant de virtuosité et rapidité qu’un poème de Tarkos. Édouard Levé écrit ainsi « J’aime le son franc du sac en papier, mais pas celui, frétillant, du sac en polyuréthane ». À travers ses yeux, il nous fait entrevoir le présent, celui qu’on touche du bout des doigts.

Dans Suicide, il écrit à la deuxième personne du singulier pour s’adresser à son ami imaginaire. Ce livre s’ouvre d’emblée sur la décharge d’une arme à feu ; l’auteur s’est tué, une bande dessinée ouverte sur le sol. Au fil des pages, nous remontons la généalogie de cet acte sans retour. Il anticipe l’après, la réaction de sa femme : « Elle se jette sur toi en pleurant et frappe ton buste d’amour et de rage. Elle te prend dans ses bras et te parle. Elle sanglote et s’abat sur toi. Ses mains glissent sur le sol froid ». Mais il alterne aussi avec l’avant, en revenant sur ses activités favorites, telles que commenter la forme des nuages, ou avec l’élaboration d’une théorie esthétique autour de l’idée de ruine : « Le plus beau est ce qui reste dressé malgré l’affaissement ». L’écriture épurée ne contrebalance pas la charge émotive de ce texte, empreinte de non-dits.

En rationalisant la portée de son geste, il exauce son désir de faire que sa mort lui appartienne et devienne une oeuvre. Édouard Levé développe l’hypothèse radicale du fait qu’en mourant jeune, il restera un bloc de possibilités et apparaîtra ce qu’il aurait pu être. Édouard Levé revient sur l’idée qu’il faille être propriétaire de sa mort autant que de sa vie, bascule d’une ligne à l’autre de l’extase au désespoir. Faisant preuve de sobriété, Suicide est un monument de grâce littéraire et d’émotion. Édouard Levé donne à entendre cette voix qui nous hante de l’intérieur, à la fois au plus proche et au plus lointain, et double notre conscience au moment d’agir ou de ressentir. Il a cette capacité qui n’a peut-être jamais été égalée de dire le présent dans un élan de limpidité extrême. Il fait partie de ces auteurs qui se sont consumés dans leur oeuvre, et ont su souder entre les mots et l’action une union d’acier.

Quentin Margne

Suicide, Édouard Levé. 
P.O.L, 128 pages, 14,2 euros.

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