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Karl Kraus, anti-journaliste. Cécité et lucidité à tout prix

Publié le 15 mars 2019 par Fmariet
Karl Kraus, anti-journaliste. Cécité et lucidité à tout prix
Jacques Le Rider, Karl Kraus. Phare et brûlot de la modernité viennoise, Paris, Seuil, 557 p., 26 € Bibliogr., Index. 8 pages d'illustration.
Jacques La Rider, germaniste, spécialiste universitaire de la culture autrichienne, propose une biographie minutieuse et fouillée de l'oeuvre immense de Karl Kraus : plus de 22 000 pages écrites entre 1899 et 1936 (que l'on peut consulter en ligne - références ci-dessous). A la différence de travaux partiels consacrés à Karl Kraus qui sélectionnent dans l'oeuvre les textes et les idées les plus conformes à leur thèse, Jacques La Rider ne laisse rien de côté, mentionnant les incohérences et les contradictions. Après avoir lu cette biographie, le personnage de Karl Kraus, tellement célébré, apparaît plus complexe et controversé ; du coup, certaines célébrations peuvent sembler suspectes ou, à tout le moins, maladroites.
L'idée directrice de Karl Kraus et sa thèse primordiale est que la presse et le journalisme inculquent dans le public et l'opinion publique la soumission satisfaite au nationalisme, à la modernité, au progrès. Cette soumission s'avère riche en conséquences politiques et sociales dramatiques. Le symptôme premier de la nuisance de la presse Karl Kraus l'observera minutieusement dans la détérioration de la langue. Déjà, Nietzsche avait perçu le danger que la presse et le journalisme faisaient courir à la culture et à l'éducation.
Après avoir collaboré à de nombreux titres de la presse autrichienne, Karl Kraus, qui dispose d'une rente confortable versée par sa famille, crée sa propre revue en 1899, Die Fackel, la torche ou le flambeau, sensé brûler et faire la lumière. A partir de 1912, il en sera l'unique rédacteur.
Karl Kraus (1874-1936) revendique un journalisme agressif, sans concession, un journalisme qui ne cessera de dénoncer les industriels de la presse et leurs journalistes fauteurs de guerre. Journaliste anti-journaliste, il n'a toutefois, quant à lui, pratiqué qu'un journalisme assis, un journalisme "de la chaire", lisant et colligeant la presse et les livres de son temps, fréquentant assidument les cafés et les théâtres de Vienne, de Berlin. Pas d'investigation : son travail se repose sur l'analyse du travail publié par d'autres journalistes. Paradoxe que ce journalisme dénonçant le journalisme, au moyen d'une sorte de curation personnelle, armée de la logique, certes, mais sans vérification factuelle. Ce qui permet de comprendre aussi son abondante production...
Dire que les médias font l'air du temps, sont responsables de tous les maux du siècle et les rendent acceptables s'avèrera d'un bon rendement intellectuel et mondain. Comme toute célébration, ce journalisme ne demande aucune démonstration : d'ailleurs, on peut renverser la proposition et dire que le journalisme ne fait que respirer l'air de son temps, suivre et raconter "l'actualité". Causalité circulaire !
Une telle pratique du journalisme, loin des faits, ne va pas sans danger ni ridicule. Elle conduit Karl Kraus à prendre parti, de loin, dans l'Affaire. A ses yeux, le capitaine Dreyfus est coupable, a priori. Et, selon Karl Kraus, ceux qui défendent Dreyfus avec acharnement (Zola, etc.) ne le font pas au nom du droit et des faits mais de la lutte contre l'anti-antisémitisme, provoquant ainsi, en retour, un surcroît d'antisémitisme. Encore un paradoxe dont les profits de notoriété et de mondanité ne sont peut-être pas absents. Karl Kraus se rangera donc, comme le social démocrate Wilhem Liebknecht, du côté des anti-dreyfusards ; il ira même jusqu'à inviter des antisémites notoires comme Houston Stewart Chamberlain, futur admirateur de Hitler, à publier dans Die Fackel. Le même Houston Stewart Chamberlain qui inspirera bientôt Hitler, Goebbels, et bien d'autres ! Jacques La Rider documente cette affaire peu reluisante et révélatrice (pp. 108-121) souvent omise par les admirateurs de Karl Kraus. L'obsession antisémite de Karl Kraus a souvent été ignorée : antidreyfusisme, hostilité compulsive à Heinrich Heine (Heine und die Folgen) témoignent d'une surprenante cécité. Cet antisémitisme a été traité le plus souvent, comme si cela n'était pas si grave. Et Pierre Bourdieu de trouver Karl Kraus sympathique voire héroïque et de saluer sa "réflexivité critique" (cfEsquisse pour une auto-analyse, Raisons d'agir, 2004).

Karl Kraus, anti-journaliste. Cécité et lucidité à tout prix

Die Fackel en ligne (en allemand)

Ainsi le grand journaliste, Karl Kraus, dénonce le journalisme tout en se laissant aller au pire de ce qu'il dénonce. Pour juger du procès Dreyfus, il s'est contenté des discours et textes publiés dans la presse la plus conforme à ses a priori. Opinion contre opinion ! Provocation ? Ou banal laisser-aller, d'autant plus troublant que Karl Kraus, qui vient d'une famille juive, tient souvent, par ailleurs, des discours antisémites. Haine de soi et narcissisme se compensent, dit-on ("jüdische Selbsthass", selon l'expression discutable de Theodor Lessing, 1930). Dans sa conclusion, manifestement mal à l'aise avec la dimension antisémite de Karl Kraus, Jacques Le Rider évoque une distinction entre un  "antisémitisme culturel", celui de Kraus, par exemple, et un antisémitisme "vulgaire" (p. 506). Peine perdue pour sauver Karl Kraus. Tout antisémitisme est criminel, c'est la leçon d'Auschwitz.
Polémiste, pacifiste, Karl Kraus privilégie deux ennemis essentiels qui lui semblent parfaitement collaborer à la misère de tous : l'industrie militaire et les politiques qui sont favorables aux guerres d'une part, et, d'autre part, la presse et les journalistes qui propagent l'acceptation de la guerre et le consentement au nationalisme. Cette dénonciation culminera dans la condamnation des guerres qui ravagent l'Europe (Les  derniers jours de l'humanité, 1929). Karl Kraus pointe systématiquement cette responsabilité en puisant, au jour le jour, dans la presse de l'époque, à coup de citations. La conclusion tombera en 1933 : "le national-socialisme n'a pas détruit la presse, [que] c'est au contraire la presse qui a créé le national-socialisme".
Au-delà de cette proposition majeure déclinée dans toute l'oeuvre, la biographie décapante de Jacques Le Rider est éclairante, mobilisant de nombreuses informations, toutes significatives, sur la vie de Karl Kraus. Nous en avons retenu celles-ci.
  • Sur le plan de la forme, Karl Kraus exploite minutieusement les citations de presse pour en faire une arme polémique. Il s'illustre aussi dans la rédaction d'aphorismes, forme courte qui divulgue aisément ses idées. Die Fackel est une entreprise médiatique unique dans l'histoire de la presse.
  • Karl Kraus non seulement écrit et publie mais, à partir de 1910, monte également de véritables spectacles dont il est le seul acteur, où il lit ses textes mais aussi des extraits d'auteurs classiques (Goethe, Shakespeare, Gogol, Wedekind et aussi Offenbach et Brecht) ; il lui arrive même de chanter. Au total, il donnera 700 lectures publiques.
  • Karl Kraus se veut un militant intransigeant de la langue allemande, défigurée, corrompue par la grande presse et la politique ; langue d'ailleurs mal enseignée au lycée. Karl Kraus soulignera qu'il n'a appris l'allemand qu'avec ses professeurs de latin. Un enseignement médiocre de la langue maternelle joue le jeu du journalisme et prépare les élèves à subir les méfaits d'une langue saccagée, les rendant vulnérables à la propagande, aux mensonges.
  • Karl Kraus prend la défense de la vie privée de célébrités traînées dans la boue par la presse, décidément sans principes. 
  • C'est un adversaire déclaré de la modernité et du progrès technique dont la presse est à la fois le résultat et le moteur quotidien : le progrès est au service de la barbarie, pas de la culture. A l'occasion, Karl Kraus, volontiers conservateur, fustige les droits de l'homme, le droit de vote, le téléphone, la liberté de la presse, les Lumières, la psychanalyse... Humour, exagération pour choquer, étonner ? On ne peut s'empêcher d'y constater des similitudes avec l'attitude de Martin Heidegger, qui lui aussi dénonce les médias et la technique, causes de tous les maux du monde moderne.
  • Karl Kraus, lucide, estime que tout vaut mieux que Hitler et, par conséquent, que le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne (Anschluss qui aura lieu en 1938). Dès la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne, il dénonce la violence des nazis, les premiers camps de concentration... Il épingle Heidegger, universitaire nazi de la première heure (Troisième nuit de Walpurgis) et le poète Godfried Benn, lui aussi rallié au nazisme. Les nazis ne se sont pas trompés sur le compte de Kraus ; à peine au pouvoir à Vienne, ils en ont saccagé les archives.
  • Kraus était connu et apprécié en France. Il y a donné de nombreuses lectures, en Sorbonne notamment (1925-26), et ce sont des intellectuels français qui ont proposé par trois fois sa candidature pour le prix Nobel (André Lalande, Léon Brunschwicg, Charles Andler, Léon Robin, Paul Fauconnet, Abel Rey, Lucien Levy-Brühl, Ferdinand Brunot).
  • Le livre évoque aussi un Kraus écologiste : "La nature maltraitée gronde ; elle se révolte d'avoir dû fournir de l'électricité à la bêtise humaine".
Sur le plan des médias et des industries culturelles, le livre Jacques Le Rider montre que Karl Kraus reste une référence indispensable. Il a préparé le travail de l'école de Francfort. Quant à sa dénonciation de la presse et de sa "magie noire" (l'encre des journaux), elle semble anticiper notre époque de fake news.
Cette excellente biographie, impitoyable et claire, permet de mieux comprendre Karl Kraus, ses errements et son talent, sa complexité et les difficultés de son entreprise critique. Livre indispensable aux historiens, aux germanistes et à tous ceux qui analysent les médias aujourd'hui. On y rencontre Freud, Wittgenstein, Thomas Mann, Gehrard Scholem, Arnold Schönberg, Elias Canetti, Franz Kafka (qui trouve Karl Kraus insupportable), Rilke, Adorno, Alban Berg, Bertolt Brecht et aussi Walter Benjamin qui s'agace de voir Kraus jouer avec des "stéréotypes antisémites". Car tout le monde intellectuel germanophone et notamment viennois du début du siècle a lu Die Fackel et est venu, un jour ou l'autre, écouter Kraus.
Viennois irréductible, Kraus est indissociable de sa ville, ses rues, ses cafés, ses théâtres. Cosmopolite, il reste enraciné dans la langue allemande de Vienne ("la vieille maison de la langue", ses textes fourmillant de jeux avec les mots (Wortspiel et Wortwitz). Intraduisible souvent.
Jacques Le Rider est précieux : si l'on s'intéresse aux médias, il faut se coltiner Karl Kraus. Trier dans l'oeuvre. La modernité de cet anti-moderne est incontestable, les médias électroniques, les réseaux sociaux, la presse française de la collaboration, pour s'en tenir à quelques exemples, tout illustre la pertinence des analyses de Karl Kraus concernant les médias. Sa fécondité intellectuelle est extraordinaire qui raboute les médias, l'industrie culturelle, l'écologie et les langues, composantes souvent autonomisées et séparées. Quant à son antisémitisme, il faut certainement pour le comprendre le rapporter à la sociologie de la culture de l'époque dont l'antisémitisme est un ingrédient de base.
Laissons la conclusion à Walter Benjamin, lecteur de Kraus : "Le rôle de l'opinion publique fabriquée par la presse est précisément de rendre le public inapte à juger, de lui suggérer une attitude d'irresponsable et d'ignorant". Et encore : "Incognito, Karl Kraus parcourt nuitamment les constructions grammaticales des journaux et, derrière la façade rigide du verbiage, découvre de l'intérieur, décelant dans les orgies de la magie noire l'outrage fait aux mots, le martyre qu'ils subissent" (Karl Kraus, mars 1931, Frankfurter Zeitung). Cité par Jacques Le Rider, o.c. p. 449.
Références
Jacques Bouveresse, "Karl Kraus & nous", Agone, Octobre 2005
Brigitte Stocker, Das Wien des Karl Kraus, Edition A.B. Fischer, Berlin, 2018, 64 p.
MediaMediorum, Kraus. Journalisme et liberté de la presse


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