La citation du titre est un proverbe Maka (Cameroun)
Anthropologues et sociologues n’ont que relativement tard prêté attention à l’existence de pratiques et croyances religieuses dites sorcières en plein tissu « moderne », c’est-à-dire dans les villes, au sein de populations scolarisées, salariées et chrétiennes
Phénomène de société, la sorcellerie suscite pourtant un intérêt grandissant dans différents champs d'étude (religion, médecine, psychologie, sociologie, anthropologie, droit, économie, gestion). Longtemps considérée comme une préoccupation dominante dans les organisations traditionnelles, elle est devenue depuis plusieurs années un thème émergent dans d'autres formes d'organisation : le système politique post-colonial, la ville ou l’entreprise par exemple.
« Tout le monde est sorcier en Afrique ». Jusqu’à une période récente ces pratiques étaient plutôt occultées;on évitait d’en parler, et de nombreux chercheurs ont pu en faire l’expérience sur le terrain. Les administrations coloniales, les missionnaires traquaient les sorciers, et après les indépendances, les jeunes États africains engagés dans leur marche au développement ne voyaient pas d’un bon œil ces survivances archaïques, même si leurs dirigeants eux-mêmes n’hésitaient pas à se faire « blinder » à l’occasion. Aujourd’hui ce refoulé fait surface. On observe une pénétration rapide des croyances et des pratiques de sorcellerie dans pratiquement toutes les structures organisationnelles en Afrique et singulièrement au Cameroun qui servira ici beaucoup d’exemple.(famille, école, association, administration publique, église, entreprise). Cette situation est révélatrice de la profondeur de la crise des valeurs observée dans les sociétés africaines confrontées à une mondialisation accélérée. Dans une période marqué par des crises diverses, propice aux frustrations sociales et économiques, l’opinion publique africaine accuse volontiers hommes politiques et autres « grands » ou « évolués » de se livrer à la sorcellerie afin de s’assurer victoire électorale et fortune matérielle. De leur côté, nombreux sont les politiciens qui exploitent la rumeur afin d’ imposer, sinon le respect, du moins la crainte.
Les Églises, les appareils d’État comme la justice, la police, l’école ou les services de santé, les médias sont concernés. Des procès sont instruits suite à des plaintes de victimes;des rumeurs devenues transnationales sont répercutées par la presse. Le phénomène a désormais largement débordé le cadre coutumier, local ou familial. On assiste à une libération générale de la parole accusatrice quand elle était autrefois tue et les conversations soigneusement éludées, malgré son omniprésence dans les esprits. Le champ de la sorcellerie semble s’être étendu pour gagner toutes les sphères de la société, touchant de nouveaux secteurs tels que les médias, voire les entreprises publiques, Elle s’épanouit enfin particulièrement dans les espaces urbains marqués par l’anonymat des interactions quotidiennes. Passant de la famille et du familier, dans le cadre des anciennes organisations sociales villageoises dites traditionnelles, à « l’étranger familier » dans les contextes citadins contemporains, la « sorcellerie de la maison » s’étire aussi indéfiniment dans le cadre de la mondialisation et des migrations transnationales, jusqu’à poursuivre les migrants africains de l’autre côté des frontières et des océans à la transnationalisation du schème d’interprétation sorcellaire.
La sorcellerie s’affirme ainsi comme un enjeu crucial de l’imagination publique. Il faut rappeler aussi une certaine universalité du phénomène : les croyances au surnaturel et les rumeurs dites « irrationnelles » ne sont pas une spécialité africaine, et existent, sous d’autres formes, dans les sociétés occidentales modernes. L'Europe a connu au et XVIème et XVIIème siècle(les possédés de Loudun) des procès de sorcellerie orchestrées par les Églises et les magistrats où les présumés sorciers et possédés étaient le plus souvent les devins traditionnels ou les femmes guérisseuses des mondes ruraux.
L'anthropologie ne doit plus se contenter de constater l'existence de croyances, elle doit être en mesure de savoir pourquoi ces croyances se manifestent sous telle forme dans telle société.
Cela suppose une analyse à la fois des divers éléments qui constituent l’appareil de croyances (incantations, oracles, divinations, mythes, etc.) mais aussi les principaux traits de la vie sociale d'un peuple: relations de proximité, structuration des rapports sociaux (règles de parenté), niveau de centralisation du pouvoir politique. Ceci englobe les conceptions de la personne, , les liens entre substances spirituelles et corporelles, les systèmes familiaux en vigueur ; les conflits entre sexes, entre individus de générations différentes, sur les luttes entre gens de pouvoir, et entre pauvres et nantis.
Comment rencontre-t-on la sorcellerie ? Dans les faits, à travers des récits qui renvoient à l'univers mythique et à la tradition ; on la rencontre aussi par le biais des ordalies celle du poison en particulier, pratiques interdites, mais qui ont toujours cours .Il existe aussi la confection des charmes protecteurs, des amulettes et d'autres objets de l'industrie humaine . On peut aussi rencontrer la sorcellerie sous la forme d'aveux. On la rencontre plus rarement sous la forme de gens qui se pavaneraient en vantant leurs talents, les bienfaits de leur pouvoir de sorcellerie, ou que tout le monde féliciterait pour leur action.
Pour commencer, il est souhaitable de définir ce que l'on entend par sorcellerie. En effet, cette question a fait l'objet d'une abondante littérature, principalement en anthropologie et en sociologie. Beaucoup d'auteurs, depuis les précurseurs lointains comme Frazer , Tylor ou encore Mauss sans toutefois parvenir à une définition claire et convaincante du fait du caractère ambivalent et contradictoire du phénomène même. Paradoxalement, le mot sorcellerie ne renvoie à rien de connu dans les langues locales. Il est difficile de lui trouver un équivalent, un mot qui puisse le traduire. D’où peut-être une assimilation parfois trop rapide avec ce qu’avait connu l’occident.
Etymologiquement dans notre langue et selon le Robert, le terme sorcier ou sorcière, en latin populaire, veut dire sortiarius c'est-à-dire «diseur de sorts ; soit une personne utilisant une magie à caractère primitif. Une première approche lie cette magie à des effets néfastes : (accident, mort, infortunes diverses d'un rite ou ceux d'une qualité inhérente à un sorcier).
La sorcellerie serait d'abord un imaginaire de la dévoration de la substance vitale, de l'attaque de la puissance sexuelle virile et de la mise en péril de la fécondité féminine, mais aussi un tort commis par un autre persécuteur et harceleur qui appelle une réponse sociale, voire judiciaire. Le sort porte un tort et justifie une plainte, un recours. Si l'espace de l'accusation s'élargit à l'autre étranger, anonyme, qui aspire énergie et puissance, la cible de l'attaque est toujours le soi intime.
Pour Marc Auge, la sorcellerie est ainsi «l'ensemble des croyances structurées et partagées par une population donnée touchant à l'origine du malheur, de la maladie ou de la mort et l'ensemble des pratiques, de thérapie et de sanctions qui correspondent à ces croyances».
En fait à la place d’un mot unique comme sorcellerie on est en présence d’ une pluralité de mots (doit on alors parler de sorcellerie au singulier ou au pluriel ?)pour rendre compte des manifestations sorcières telles qu'elles se dégagent des croyances ; ces termes offrent à la société de quoi identifier ses peurs et ses contraintes . Pour les populations qui partagent ces croyances, il n'est pas possible d'assimiler un de ces phénomènes à un autre. Il s'agit pour eux de phénomènes bien différents, qu'un locuteur du français regroupera cependant sous le terme de sorcellerie
Pour prendre des exemples, la langue Beti du sud du Cameroun distingue plusieurs composantes autours de certains mots :
le Kong ou espèce de commerce de vies humaines. "Nong mot a kong", prendre quelqu'un dans le kong, signifie le faire mourir après une maladie plus ou moins longue. Après sa mort, la victime est supposée aller travailler dans un pays lointain au service d'un patron à qui il a été vendu par son meurtrier, lequel perçoit pour cela une certaine somme d'argent. Une personne qui s'enrichit trop vite, ou sans qu'on perçoive très bien la source de ses revenus, est ainsi accusée de vendre les siens de cette manière, surtout si le taux de mortalité semble anormalement élevé dans son entourage. Cette description semble évoquer un écho du phénomène de l'esclavage, surtout dans sa forme de traite négrière transatlantique.
Ngbel : le ngbel semble être un double invisible de notre monde, marqué cependant par les compétitions des sorciers. "Diem ngbel", danser le ngbel, c'est prendre part à ces compétitions où des individus s'affrontent pour leur propre compte ou celui de leurs groupes. Les perdants vont mourir, victimes d'une forme de cannibalisme. Ainsi donc, la création d'une route, d'un pont, d'une école peut opposer deux villages, deux lignages, deux pays, et la matérialisation de ce bien sur un site montre alors celui qui a gagné la bataille.
Ntondeban serait le fait de se transformer en animaux . L'homme prendra ainsi la forme d'un écureuil, d'une mouche ou d'un éléphant, essentiellement pour faire du mal à ses semblables, détruire leurs biens, altérer leur santé, les tuer même parfois. Prolifère en particulier le mythe urbain du haut personnage qui séduit une jeune fille et l'amène dans une villa isolée. Une fois seul avec elle, il se transforme en un énorme serpent/vampire lié au mythe du serpent arc en ciel.
Qu'est-ce qu’alors la sorcellerie comme système ? Non pas vraiment une théorie générale mais un ensemble de comportements et de pratiques permettant à une société donnée de gérer les tensions provoquées en son sein par des agresseurs. Le système ainsi nommé englobe aussi bien des êtres maléfiques, les sorciers proprement dits, que les désorceleurs qui parent leurs coups.
On ne connaît pas de société comprenant des sorciers sans des anti-sorciers et inversement. Ses modes de fonctionnement peuvent être fort différents selon les époques ou les régions. En Afrique, par exemple, la sorcellerie a un fonctionnement plus collectif que dans les campagnes françaises marquées par le cloisonnement de la société paysanne. Certains systèmes sont raffinés, d'autres élémentaires.
Du moins, peut-on dégager un plus petit dénominateur commun que l'on peut ramener au scénario suivant : un malheur survient ; les victimes et leur entourage recherchent le coupable (sorcier) ; ils font appel à une tierce personne (désorceleur) dont la fonction consiste à moduler l'opération. Les coupables dévoilés, on procède à leur châtiment et à la réconciliation. Dans le meilleur des cas : retour provisoire à l'ordre, santé retrouvée.
Les étapes du processus traditionnel seraient les suivantes : une maladie, une mort ou une perte importante de biens matériels affecte un groupe de résidents. Un spécialiste ( désorceleur devin ,nganga )est chargé d'en déterminer la cause : naturelle, religieuse, sorcière. Dans ce dernier cas, les soupçons s'orientent sur une ou plusieurs personnes. Les choses peuvent en rester là. Ou bien longtemps après, lors du décès d'un individu suspect, mais non inquiété de son vivant, une consultation divinatoire peut confirmer ou infirmer sa culpabilité. Mais les soupçons peuvent aussi se muer en accusations immédiates et publiques : il faut alors fournir des preuves ; des aveux sont suscités, des confrontations devant les autels de divinités protectrices, des ordalies, sont aménagées. Identifié, le sorcier est châtié ; autrefois mis à mort, il est aujourd'hui banni, ou maintenu à résidence mais évité de tous, ou condamné à une forte amende. La clôture d'une affaire particulière, du fait de la nature récurrente des crimes imputés, des formes d'héritage du pouvoir nocif, des complicités sorcières, n'équivaut nullement à l'arrêt définitif des enquêtes.
De l’extérieur, peu d'indices matériels signaleraient le sorcier selon la tradition : parfois un rougeoiement de l'œil, ou, lors d'une autopsie, quelque substance ou caractéristique anatomique. Les récits font aussi état d’un sabbat : chaque sorcier s’associerait à d'autres ; dans l'obscurité, leur regroupement serait perceptible sous forme de lueurs, de boules de feu. Ils coopéreraient en vue de festins nocturnes, anthropophages, chacun offrant à tour de rôle un individu qu'il a capté ; ce dernier est presque toujours un membre de leurs familles respectives. Ce seraient des êtres incapables de contrôler leurs impulsions. Un désir insatiable de viande ou une haine inextinguible, parfois les deux réunis, expliqueraient les meurtres qu'ils commettent.. Agissant la nuit, ils sont associés à la forêt, au monde sauvage et inculte qui s'oppose au village. Leurs forfaits leur sont communs, bien qu'en Afrique, quand on accuse un sorcier, c'est toujours à titre individuel. On considère donc que les ennemis de la société constituent une sorte d'antisociété. On suppose qu'ils se réunissent pour festoyer, chacun contribuant à son tour à accroître la masse collective des victimes.
La démarche sorcière passe pour brouiller les liens les plus intimes qui relient les co-résidents et les familles (sorcellerie de la maison). On prête au sorcier, « mangeur d’Ames » une jalousie qui peut le conduire à inverser le contenu affectif attendu entre parents, et à faire du partenaire familial ordinairement privilégié, le plus haï.: il anéantirait ainsi les hiérarchies et les solidarités les mieux établies. Surtout, comme dit plus haut du « sabbat »’, il aurait l'obligation de fournir aux associés du groupe de coopération nocturne une chair attendue. Or, ce sont les enfants en bas Age ceux des autres, mais plus encore ceux que l'on engendre soi-même, qui seraient les plus faciles à capter. Le sorcier ravagerait donc sa descendance, et en sus y sèmerait la confusion, du fait du caractère en partie inné du phénomène, parce qu’on estime qu’une part des descendants hérite des pouvoirs de ses géniteurs ; même lorsque certains semblent toute attribution maléfique, ils n’échappent pas complètement au soupçon.
Il faut pourtant se garder d’une réflexion binaire en terme de bien et de mal : les religions mondiales, comme la foi chrétienne ou l'islam, se sont développées dans un sens très manichéen ( c’est aussi le propre de la pensée anthropologique occidentale ,longtemps fondée sur le "Grand Partage" civilisé/ primitif) : imposer une opposition non équivoque entre bon et mauvais est essentiel pour ces croyances. C’est d’ailleurs le cas des églises africaines chrétiennes ou des nouvelles Eglises Indépendantes traitant le phénomène en termes de démonologie et de satanisme. Mais les discours traditionnels sur la sorcellerie, en Afrique et ailleurs, semblent exprimer une autre moralité. Ce sont certainement des discours moraux : ils parlent sans cesse du bon et du mauvais. Mais ils relativisent à la fois de telles oppositions. Tout semble dépendre du contexte : ce qui paraît être mauvais peut tout d'un coup offrir protection et soutien, tandis que le bon peut cacher des dangers mortels. Il y a une « circularité » du discours de la sorcellerie. Le Nganga(désorceleur devin et guérisseur) ne pourrait offrir de protection contre les attaques des sorciers que parce qu'il serait lui-même un « supersorcier ». Il en est de même des pouvoirs attribués aux rois et aux chefs coutumiers. leur pouvoir sur a nature(faire tomber la pluie)ne serait pas exempte de sorcellerie. La distinction entre emplois acceptables et inacceptables des forces occultes est toujours très relative. Ainsi les nouvelles formes de richesse et de pouvoir apparaissent également captées par les cercles vicieux du système : elles sont suspectes parce que liées à la sorcellerie ; elles peuvent devenir la cible de la « sorcellerie de la maison » à cause de la jalousie qu'elles inspirent ; mais elles peuvent également être protégées et affirmées par les mêmes notions de sorcellerie.
C’est ce qu’explique Peter Geschiere dans « Sorcellerie Et Politique en Afrique » chez les Maka du Cameroun.(Karthala)
« Un autre point de critique de ce livre concerne l'accent que j'ai mis sur l'ambiguïté morale de la sorcellerie. De mes recherches chez les Maka de la forêt du sud-est du Cameroun ressortit en effet une image de la sorcellerie d'une ambivalence troublante. Pour le Maka, le djambe - notion qu'ils traduisent toujours par « sorcellerie » - constitue le principe même du Mal. Pourtant cette force peut toujours être « canalisée » et ainsi utilisée pour des buts plutôt constructifs. Le meilleur exemple en est le nkong (guérisseur) qui ne peut guérir que par le fait qu'il (ou elle) a développé son djambe à outrance. Pareillement on croit que les aînés, les « big men » de cette société, ne savent dominer les cadets que par leur djambe idjouga (sorcellerie de commandement). Mais ceci signifie que le guéris¬seur, même s'il guérit, reste toujours un personnage dangereux : après tout c'est un djindjamb – il ou elle a un djambe redoutable. De façon analogue, l'idée que les aînés s'imposent par leur djambe idjouga exprime une ambivalence profonde vis-à-vis du pouvoir en tant que tel : le pouvoir, et donc le djambe, est d'une part indispensable pour faire fonctionner la société, mais son association avec le djambe indique dans quelle mesure il est vu à la fois comme dangereux et difficile à contrôler. »
Qualifier maintenant la sorcellerie contemporaine de « moderne », serait l’obligation de marquer la différence entre les manifestations sorcières d’aujourd’hui et ce que l’on sait des pratiques locales anciennes. Sur quoi, par exemple, tient l’affirmation d’une « prolifération » de la sorcellerie contemporaine, si l’on met à part les rumeurs ? Quelles analyses permettent de démontrer ce que la plupart des chercheurs dénoncent comme l’accroissement des actes sorciers et la montée des préoccupations populaires.
Il apparait donc utile de retracer d’abord l’historique des études de la sorcellerie dans les sociétés traditionnelles. L'Afrique centrale a été un haut lieu d'institution de l'étude de la « sorcellerie africaine ; en particulier la monographie d'Evans-Pritchard-« Sorcellerie, Oracle Et Magie Chez Les Azandé »-qui demeure très actuelle.. Reprenant les catégories indigènes), il introduit une distinction décisive entre witchcraft et sorcery. Le sorcerer, le «magicien», est un personnage socialement reconnu, dont le mode opératoire est en principe visible dans le monde du jour. L'efficacité de sa « technique » s'appuie sur la connaissance et la maîtrise des substances végétales ou organiques, les « médecines » (ngwa) et l'accomplissement des rites.
Le witch, le «sorcier», désignerait un individu plutôt asocial et maléfique opérant grâce à un pouvoir de dédoublement, de métamorphose et de déplacement de son « âme », alors même que son corps ne quitterait pas le lieu où il dort. L'imaginaire collectif zandé attribue ce pouvoir «psychique» à une substance (mangu) logée dans le ventre, qui agit sans intermédiaire, de façon invisible, en général la nuit. L'action sorcière proprement dite consiste à « dévorer » la substance vitale (« manger la viande des autres ») et à retirer à la victime toute force et toute vie (même si elle continue à vivre en apparence comme un zombie). Cette substance se transmettrait par filiation unilinéaire de parent à enfant. Conséquence immédiate de cette croyance, le sorcier ne se distingue pas du commun des mortels dans la mesure où la présence de cette substance dans son corps ne se traduit par aucun symptôme apparent. Seule une accusation de sorcellerie (et une ordalie ou une dissection) pourrait dévoiler la présence probable de la substance incriminée.
Chez d’autres peuples il s’agit plutôt d’un un petit animal, qui vivrait caché dans le ventre du sorcier. D’où une pratique fort répandue, interdite par les autorités coloniales, mais qui ressurgit aujourd’hui: l’autopsie. Une autopsie pratiquée sur des personnes tuées en tant que sorciers (parfois, malheureusement, sur des personnes qui ne sont pas mortes)… On leur ouvre le ventre à la recherche de cette poche abdominale, de cette substance ou de cet animal
« Les Azandé croient que la sorcellerie est une substance qui réside dans le corps des sorciers; on trouve la même créance chez bien des peuples d'Afrique centrale et occidentale. Le pays zandé forme la limite septentrionale de cette aire . On serait en peine de dire à quel organe les Azandé associent la sorcellerie. Je n'ai jamais vu de substance ensorcelante humaine, mais on m'a décrit la chose : un renflement ou poche, ovale, noirâtre, où l'on trouve parfois divers petits objets. Quand les Azandé veulent donner une idée de sa forme, ils plient le bras et désignent le coude; quand ils la situent, ils se touchent le bas du sternum, exactement sous le cartilage xiphoïde, dont on dit qu'il « recouvre la substance ensorcelante ». Ils disent C'est attaché au bord du foie. Quand les gens ouvrent le ventre, ils n'ont qu'à percer la chose et la substance maléfique gicle avec un bruit sec.
J'ai entendu des gens dire que c'est plutôt rougeâtre, et qu'il y a des graines de citrouille, de sésame et d'autres végétaux comestibles, dévorés par un sorcier dans les cultures de ses voisins. Les Azandé savent où se situe la substance ensorcelante, (du fait que jadis on l'extrayait quelquefois par autopsie. Je crois qu'il s'agit de l'intestin grêle à certaines phases de la digestion. Ce qui le donne à croire, c'est la description des autopsies; c'est cet organe-là qu'on m'a montré dans le ventre de l'une de mes chèvres comme contenant de la substance ensorcelante. Au cours d'une autopsie, on faisait deux entailles latérales de part et d'autre du cartilage xiphoïde; ou bien la substance ensorcelante sortait d'un seul coup, ou bien on la découvrait plus tard dans les intestins. » Edward Evans-Pritchard. Sorcellerie, Oracle Et Magie Chez Les Azandé. Gallimard))
Peter Geschiere dit la même chose à propos des Maka mais pour en souligner l’ambivalence déjà précisée. Pour eux, le djambe est une force — ou même un être — qui vit dans le ventre de quelqu'un et qui permet à son propriétaire de se transformer en esprit ou en animal et d'accomplir des choses exceptionnelles. Cette force peut être utilisée pour tuer. On pourrait donc traduire djambe par sorcellerie. Mais le même djambe, comme l'evu des Beti voisins, peut être utilisé dans un sens plus positif, afin d'accumuler du pouvoir ou des richesses, voire pour guérir. Parfois, le terme est employé dans un sens si général (par exemple, lorsqu'on loue un hôte qui reçoit particulièrement bien ses invités) qu'une traduction plus vague, comme « énergie spéciale », devrait être préférée.
Il en est de même des Beti (voisins des Maka) étudiés par Philipe Laburthe-Tolra dans « Initiations Et Sociétés Secrètes Au Cameroun », (Karthala), consacrée en partie à une forme de sorcellerie : L’EVU
« La trame de la vie quotidienne fourmille de références et plus encore d'allusions implicites à l'evû: « Untel parle bien : il a l’evû, dit-on. Un autre est champion de lutte, c'est encore l’evu. » Si un vieillard, comme c'est souvent le cas en début d'entretien, se targue de son grand âge, il ajoute en général que, s'il a vécu jusque-là, c'est qu'il « innocent », c'est qu'il n'a pas été initié à la sorcellerie et est dépourvu d'evû malfaisant. Par contre, si un écolier réussit bien en classe ou si quelqu'un a de la chance et gagne souvent au jeu, c'est qu'il ont l’evu ;, c'est qu'il a l’evu ; si quelqu'un jouit de quelque autorité, s'il se distingue d'autrui par une prééminence quelconque - voire s'il se distingue en quoi que ce soit, par exemple en vivant seul - , on dira facilement qu'il a l’ Evû... Que quelqu'un soit riche ou intelligent, pauvre ou stupide, c'est toujours par « un coup de lance de sorcellerie », c'est-à-dire par l'action de l’Evû, que lui est échue richesse ou pauvreté, intelligence ou sottise.
"Comment définir l’evu ? Formellement parlant, le mot exprime dans la langue bëti l'élément mobile et vivant du corps de certains hommes qui leur permet d'agir (et en particulier de tuer) à distance. On reconnaît là une représentation largement répandue à travers l'Afrique sub-saharienne, et notamment dans tout le Cameroun méridional ...
"Le possesseur d'un evu est appelé nnem (pluriel beyem) et l'étymologie populaire, s'appuyant sur ce pluriel, rattache le mot au verbe yem qui signifie « voir ». Les beyem seraient les « voyants » ou les « clairvoyants », les « sachants », ceux qui perçoivent les secrets invisibles au commun des mortels. L'idée qui prime dans le concept de nnem est en effet celle de dissimulation, et l’evu cesse d'être craint quand il cesse d'être caché, quand le nnem est démasqué. »
C’est ainsi que si l’on pose aux thérapeutes, tradipraticiens ou désorceleurs la question de la définition de la sorcellerie, on retrouve presque toujours la même réponse : «II faut être soi-même dans la sorcellerie pour comprendre ce qu'est la sorcellerie». En d'autres termes, la sorcellerie est un champ d'activité qui n'est pas ouvert à quiconque. Elle suppose initiation et révélation. C'est pourquoi tous ceux qui opèrent (dans et par) la sorcellerie, pour nuire ou pour secourir, sont perçus dans toutes les sociétés comme des personnages atypiques qui suscitent crainte et peur autour d'eux. La puissance réelle ou fictive qui leur est reconnue, pour agir négativement ou positivement sur les autres, constitue la principale source de cette crainte et de cette peur. Charles-Henry Pradelles de Latour cite ainsi les contes qui représentent les sorciers – mâles et femelles – comme des êtres difformes, des anthropophages jamais rassasiés, « radicalement différents du monde des hommes dont ils ont besoin pour se nourrir » ceci pour souligner l’ambiguïté fondamentale du phénomène : « La croyance en la sorcellerie repose ainsi sur une contradiction inextricable suivant laquelle les sorciers étrangers au monde humain sont pourtant incarnés par un proche parent de leur victime »
Le fil conducteur de toutes ces croyances et pratiques est qu'elles se déroulent dans un contexte d'invisibilité où les acteurs opèrent sans se «voir» physiquement. Cette idée rejoint une conception du monde largement partagée par les théoriciens et les praticiens de la sorcellerie, mais également de la religion ; c'est-à-dire l'existence de deux univers : l'un réel et l'autre symbolique ; ou encore l'un visible et l'autre invisible. Concrètement, cela signifie que l'être humain vit dans un univers complexe dont il n'a qu'une connaissance partielle et limitée, parce que les explications traditionnelles ou modernes (sciences ,religion) ne peuvent pas tout expliquer : le monde visible se double donc d'un ou de plusieurs mondes invisibles (monde de la sorcellerie, monde des rêves, monde des morts, monde des êtres divins) qui communiquent entre eux très certainement comme le nôtre avec eux .
Dans son étude, Philipe Laburthe-Tolra souligne l’importance chez ce peuple du monde invisible et de ce qui s’y passe :
« La nuit, alû, est pour les Bëti le temps où l'on œuvre en secret, dérobé au regard d'autrui. C'est donc par excellence le temps ou le lieu symbolique de l'« œuvre au noir » des sorciers criminels ; mais c'est aussi l'espace-temps des mystères de la procréation et des palingénésies. Le moment essentiel dans l'initiation des garçons a beau se dérouler en plein jour, on l'appelle « la Nuit ». D'où le sous-titre choisi ici, qui a paru pertinent pour décrire les relations des Bëti avec ce monde invisible, fondamental, bien proche du ndimsi dont Éric de Rosny a montré l'importance chez les Douala voisins.
L'idée du monde invisible est évidemment très large en elle-même. Notre monde moderne connaît ses forces invisibles sous la forme de réalités scientifiques comme l'électricité ou l'atome. Il est honnête de conserver ici sa fluidité au concept, et d'éviter de figer la pensée en de fausses oppositions, marquées par l'ethnocentrisme ou un état trop daté de nos connaissances , en ce qui concerne la distinction du rationnel et de l'irrationnel, du religieux et du superstitieux, etc.
Il faut en outre éviter de définir le monde invisible par l'emploi de catégories importées comme celles du profane et du sacré, du naturel et du surnaturel. Le monde invisible est lui-même aussi « naturel » que le monde visible, qui n'en est que l'émergence. Le fondement de la nature est pour les Bëti traditionnels dans le monde invisible, comme il est dans les théories scientifiques et les forces physico-chimiques pour un Occidental moderne ; autrement dit le monde invisible est immanent à la nature et à la vie, dont il constitue la face vraie. Sa proximité est immédiate. « Le monde des esprits confine au nôtre », écrit Jacques Bengono « et l'on ne s'étonnera pas de l'irruption des fantômes au milieu de nous ni de la guérison miraculeuse d'un moribond ».
On se tromperait pourtant malgré ces faits si l’on faisait du phénomène un sujet mystérieux, étrange, Autre paradoxe ! Comme le rappelle Evans-Pritchard, la sorcellerie c'est le quotidien ; l’invisible n’est pas le divin ou le surnaturel.
A suivre