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"il faut bien vivre avec son sorcier"(3) la sorcellerie en afrique.

Publié le 18 mars 2019 par Regardeloigne

La sorcellerie villageoise  traditionnelle  reposait sur  un imaginaire de la dévoration  des proches . Le djambe ou  l'evu, logés dans le ventre  étaient initialement  des "forces  sauvages" liées à la brousse ,dangereuses donc mais qui pouvaient être bénéfiques si on savait les tenir loin du village. Le fondement était mythique; ici un récit Bamiléké rapporté par Eric de Rosny:

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"II était une fois deux femmes qui cultivaient côte à côte leur champ. Chaque année, l'une obtenait une récolte d'ignames beaucoup plus abondante que l'autre. Un jour, en traversant une rivière, la femme moins chanceuse fut interpellée par une petite herbe : « Je sais que tu es malheureuse, lui dit-elle, cueille-feoi et mets-moi dans ton sac, ton champ produira plus que celui de ta voisine. » La femme accepta la proposition et, l'année suivante, elle fut comblée. L'herbe sortit alors du sac et réclama son dû : « J'ai faim, lui dit-elle, il faut que tu me donnes à manger l'un de tes enfants ! » La femme lui remit à contrecœur son premier-né. L'herbe but son sang jusqu'à ce que mort s'ensuive, mais elle ne fut pas pour autant rassasiée. Aussi demanda-t-elle à la femme son second enfant. Celle-ci refusa. Elle insista, mais la femme ne céda pas. Alors la petite herbe dit : « Si tu ne veux plus me nourrir, mange-moi afin que je ne sois plus torturée par la faim. »  La femme l'avala. Depuis lors, l'herbe demeura dans son ventre et dans celui des filles qu'elle mit au monde. C'est ainsi que, grâce à ce petit organe supplémentaire, les femmes-sorcières se transforment la nuit en hiboux-vampires ."

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ci dessus une vieille femme accusée de sorcellerie

Désormais le vocable sorcellerie globalise des catégories et des pratiques associées : fétichisme, crime rituel, anthropophagie, magie noire, satanisme . La figure ambivalente du sorcier tend à se figer pour devenir l’unique support d’un imaginaire totalement maléfique. Les nganga ou les pasteurs des églises indépendantes deviennent accusateurs ou dénonciateurs. Le role des églises est ainsi ambiguë : d’une part elles offrent un espace de lutte nouveau, à la place de l’ordre coutumier défaillant ,mais d’autre part en diabolisant la sorcellerie assimilée au satanisme occidental, elles contribuent à l’amplifier. Manquent désormais les médiations sociales et symboliques ordinaires et les modes de régulation habituels de la plausibilité des accusations.Il est maintenant des prophètes de diverses églises  pour accuser en particulier les  "enfants-sorciers", calvaire d'enfants que la peur  collective conduit à l'abandon et à la famine voire au lynchage.


« Les médias s'emparent en outre des histoires de sorcellerie qui sortent de la sphère privée et circulent à travers la rumeur publique. Le cas paradigmatique de ces rumeurs de sorcellerie est celui des « rétrécisseurs de sexe » : des inconnus rétréciraient ou voleraient le sexe de leurs victimes à la faveur d'un simple contact comme une poignée de mains. Née au Nigeria dans les années 1970, la rumeur touche le Sénégal pour la première fois en 1997 et est récurrente depuis lors. D'autres histoires du même type circulent (ou ont circulé) dans le pays. Celle de Mère Mataté, aussi surnommée «la vieille qui mord», remonte à 1990 et raconte qu'une vieille femme agresserait les passants dans la rue en les mordant au cou, tel un vampire.
La rumeur de «l'offrande de la mort», apparue dans le pays en 2010, prétend que des gens seraient décédés après avoir reçu une aumône d'argent et de viande de la part d'un inconnu au volant d'une 4x4. La rumeur des «appels sataniques», née au Nigeria en 2004 et ayant touché le Sénégal en 2013, rapporte quant à elle que des gens seraient morts après avoir reçu l'appel d'un mystérieux numéro sur leur téléphone portable.


Circulant d'abord de bouche-à-oreille, toutes ces histoires sont vite relayées par la presse, qui rend également compte des incidents violents qu'elles suscitent. Ces rumeurs sont des phénomènes médiatiques par excellence. Elles prennent l'aspect de faits divers insolites et revêtent souvent un caractère de nouveauté, une rumeur succédant à une autre dans le cycle rapide de l'actualité. Elles se présentent comme des nouvelles d'intérêt général qui concernent le plus grand monde : leur scénario évoque la menace d'une sorcellerie anonyme qui peut frapper n'importe qui au milieu de la rue ou en répondant au téléphone (Bonhomme, 2012a). Il y a ainsi congruence entre le médium et le message : à sorcellerie publique, rumeur publique. La presse est un acteur à part entière du phénomène. Leur médiatisation assure aux rumeurs une très large diffusion, comme en témoigne la vingtaine de pays africains touchés par les histoires de vol de sexe.

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les enfants albinos considérés comme sorciers
Les médias s'intéressent tant aux histoires de sacrifice humain, c'est que ce sont des affaires éminemment publiques : le crime concerne et menace la société dans son ensemble. On soupçonne la plupart du temps que derrière les meurtriers se cachent des commanditaires appartenant au monde politique. Expression de la défiance des classes populaires à l'égard des élites politiciennes, ces suspicions élèvent les meurtres à une dimension plus générale : à travers la victime, c'est le peuple lui-même qui est « sacrifié » par ses dirigeants. Le fait que les victimes soient généralement des personnes vulnérables (enfants, albinos, infirmes, malades mentaux) exacerbe l'émotion et facilite l'identification collective : « Les parents sous la psychose des sacrifices humains », titrait par exemple le quotidien sénégalais Le Populaire, le 11 février 2012. Les affaires de sacrifice humain apparaissent comme un scandale suscitant l'indignation publique et parfois des formes de dénonciation ou d'instrumentalisation politique1.
La sorcellerie ne renvoie plus désormais à un système organisé de croyances et de pratiques mais plutôt à des imaginaires polymorphes souvent incertains et hybrides suscités par l'injustice et l'insécurité vécues au quotidien. Est-ce parce que l’état se sent menacé par ces formes de « subversion » cachées qu'il essaye d'établir son hégémonie aussi sur ce terrain mouvant ? Ou est-ce que l'initiative de ces interventions judiciaires vient plutôt d'en bas, d'une population qui bombarde les tribunaux de plaintes et n'accepte plus que l'État reste passif face à la prolifération de la « sorcellerie » ?.

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"enfants sorciers" abandonnés par leur famille
Autour de 1980, certains états dont le Cameroun ont commencé à s’ingérer dans les affaires de sorcellerie: Les accusations peuvent être portées devant les institutions légales ;ainsi dans les systèmes judiciaires des pays de l'Afrique centrale, la «pratique de sorcellerie» est définie et sanctionnée en tant que délit ou crime par des articles des Codes pénaux introduits par l'autorité coloniale au milieu du xxe siècle et conservés, voire renforcés par les systèmes judiciaires postcoloniaux mais sous une forme inversée . Avant 1980, ce n'étaient pas de prétendus « sorciers », mais plutôt les guérisseurs qui étaient l'objet des poursuites judiciaires (pour diffamation et perturbation de l'ordre public .Dans des pays comme le Cameroun, la Centrafrique ou le Nord Gabon, les commissariats et les tribunaux, peuvent désormais faire appel à des devins, voyants ou à des « ordalistes » professionnels qui sont officiellement accrédités comme experts et auxiliaires de police ou de justice pour désigner les coupables. Les magistrats sont en effet incapables de juger des faits criminels démontrés selon l’habituel faisceau de preuves matérielles sachant que la sorcellerie, dans le vocabulaire judiciaire, est associée à des pratiques relevant plutôt de la magie .

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Le fait d'officialiser de facto et de jure la croyance en la sorcellerie fournit une justification idéologique à la justice populaire, et n'enraye pas la violence
Les tribunaux de la région commencèrent alors à condamner des « sorciers », souvent sans preuves concrètes d'agression physique ou sans aveux. La seule « preuve » était alors constituée par le témoignage d'un nganga qui affirmait avoir « vu » les accusés pratiquer la « sorcellerie ». Non seulement ces procès débouchent sur de lourdes condamnations, mais ils constituent un renversement de la jurisprudence : on ne juge plus selon le droit. Ce faisant, la légitimité des institutions répressives, tout particulièrement de l'institution judiciaire, est mise en cause. On réhabilite sans précaution , dans les codes pénaux africains une justice coutumière qui n’a plus de rapport avec les habituelles médiations villageoises. L'appel à la médiation des tradipraticiens pour confirmer les « preuves » ou les « aveux » des pratiques maléfiques pose d'autres problèmes compte tenu de la proximité qu'ils entretiennent eux-mêmes avec le monde des «sorciers».


Contrairement à ce qu’on attribuerait aux vertus du progrès, l'association entre pouvoir et sorcellerie paraît plutôt se renforcer que s'affaiblir. L'imaginaire de la « politique du ventre », qui, selon Jean-François Bayart (1989), domine la politique en Afrique, se réfère directement à cette force dangereuse qui est censée vivre dans le ventre de quelqu'un.
IL est à noter que la mondialisation économique et les formes de pouvoir post coloniaux ont eu un effet sur le contenu des croyances elles-mêmes. S’il s’agit toujours de « manger l’âme » , et de nuire à quelqu’un en captent son énergie vitale , ce n’est plus seulement par jalousie mais pour le transformer en un être facilement exploitable économiquement. Ainsi le phénomène des zombies d’Afrique du sud étudiés par Jean et John Comaroff : ZOMBIES ET FRONTIERES A L’ERE NEOLIBERALE.

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Pour Les auteur(e)s, l'implantation du capitalisme néolibéral en Afrique du Sud s'accompagne d'une réappropriation matérielle et symbolique propre aux conditions locales, et qui se traduit, dans des formes culturelles jugées aberrantes en Occident, comme la croyance dans la zombification. Le cas sud-africain serait donc un révélateur exemplaire des économies de transition et, de façon peut-être plus décisive encore, le miroir grossissant d'une culture capitaliste qui prospère aujourd'hui dans le monde entier avec son lot de sophismes, d'inconséquences, de superstitions et de convictions irrationnelles.
Le phénomène des zombies n’est pas un imaginaire national ou ethnique mais le fait de groupes que le système marginalise : de jeunes hommes noirs désormais exclus du marché du travail qui se reconnaissent tout à coup un destin commun et réactivent des figures du répertoire « traditionnel », comme les zombies, et des pratiques délaissées, comme la chasse aux sorcières, pour élucider l'énigme de ces forces nouvelles qui les privent de revenu, de reconnaissance et d'avenir .Ils notent également que l’imaginaire des morts vivants s'est augmenté d'une cohorte de zombies transnationaux venant du Mozambique ou d'ailleurs. C'est les fantômes partageraient en plus un air de famille prononcé, bien qu'atténué par les différences de culture, avec les images du vaudou haïtien, avec celles des monstres en celluloïd qui hantent des films comme La Nuit des morts-vivants de George Romero (1968) ou L'Emprise de ténèbres de Wes Craven (1988), ou encore avec celles des goules que font surgir les rythmes d'une multitude de musiques populaires..
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l'image des Zombies


« Comme nous l'avons déjà signalé, il y a pléthore de morts-vivants ces temps-ci. Qualifiés de dithotsela ou diphoko (sepoko au singulier, de l'afrikaans spook, « fantôme »), ils sont considérés comme des créatures que des sorcières ont évidées de leur substrat humain par des moyens maléfiques, et qu'elles ont transformées en main-d'œuvre brute destinée au travail nocturne dans les champs. Un spécialiste des sciences occultes pratiquées par les Afrikaans, alors président de l'université de la province, nous a même un jour promis, l'air de rien, de nous en présenter un qu'il connaissait de longue date.

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Ces spectres, à leur tour, en évoquent de toute évidence maints autres : un commerce d'êtres humains et d'organes, lui aussi local et transnational, réel et imaginé, légitime et illicite, et plus ou moins forcé. Un trafic nourri, comme on le sait désormais tous, de l'import-export de travailleurs du sexe ou d'ouvriers domestiques et de fiançailles par correspondance (autant de secteurs difficiles à distinguer les uns des autres), de la vente et de l'adoption d'enfants (la différence entre l'une et l'autre étant également ténue, dans la mesure où la seconde est souvent une version euphémisée de la première, c'est-à-dire filtrée par l'éthique et rendue affectivement tolérable), ainsi que de la mise sur le marché de sang, de gènes, d'yeux, de cœurs, de reins, et de tout ce qui s'y apparente, selon une suite d'opérations où la dimension médicale peut se mâtiner de magie10. Certains pans de ce trafic, lorsqu'ils s'emparent de l'intégrité globale des personnes, rappellent les horreurs de l'esclavage ; lorsque au contraire il n'est question que de membres ou d'organes, ce commerce étend la logique de l'échange marchand à des portions toujours plus infimes de \homo sapiens. » Jean et John Comaroff : ZOMBIES ET FRONTIERES A L’ERE NEOLIBERALE.

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les images du cinema occidEntal donnent forme aux zombies d'AFRIQUE DU SUD

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Au Cameroun selon Peter Geschiere la malléabilité de la sorcellerie permet toutes sortes d'interprétations et de discours dont la reflexion sur les richesses nouvelles. Avec de nouveaux termes comme ekong, kupe, famla, nyongo. L'idée fondamentale serait comme en Afrique du sud qu'on a affaire à un nouveau type de sorciers qui ne mangent plus leurs victimes, mais qui les transforment en des sortes de « zombies » qu'ils font travailler pour leur propre compte. La nouvelle richesse serait fondée sur l'exploitation du travail de ces zombies. Les gens insistent sur la nouveauté de cette forme de sorcellerie, souvent rapportée à l'arrivée des Européens et à la pénétration de nouvelles formes de luxe. Au cours des dernières décennies de l'époque coloniale, et surtout après l'indépendance, ces représentations se sont répandues de plus en plus rapidement dans de grandes parties du Pays, notamment dans l'Ouest et le Sud. Parce qu'elles sont relativement nouvelles, elles suscitent une véritable panique
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Chez les Backweri,(population vivant sur les pentes du mont Cameroun et les villages côtiers des alentours) ,les nouveaux riches étaient soupçonnés de tuer leurs proches parents afin de les faire travailler pour leur compte comme vekongi, une sorte de zombies. On croyait que les sorciers (nyongo) menaient leurs victimes dans un camion au mont Kupe, à peu près à cent kilomètres au nord du pays Backweri, où ils étaient censés avoir leurs « plantations invisibles ». On reconnaissait un sorcier nyongo à sa maison moderne avec toit en tôle, construite grâce au travail des vekongi. Mais le sorcier était aussi toujours en danger : s'il n'était plus capable de « vendre » des proches parents à ses compagnons, ceux-ci le tueraient pour le réduire en esclavage à son tour.
Cette idée appartient à une configuration régionale beaucoup plus large. On trouve des représentations similaires partout dans le sud et l'ouest du Cameroun : chez les Douala et les Batanga sur la côte, mais aussi chez les Beti dans la forêt de l'intérieur ou chez les Bamiléké et les Bamenda dans les montagnes de l'Ouest et du Nord-Ouest. Dans toutes ces régions, ces idées pèsent sur le développement économique, mais leurs conséquences précises sur les nouvelles formes d'accumulation varient.

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Dans ces représentations, deux lieux ont une importance spécifique, D'abord Douala, le centre à partir duquel le commerce avec les Européens s'est développé depuis le xvi« siècle. On dit souvent que c'est aussi le lieu d'origine de cette nouvelle forme de sorcellerie. Puis le mont Kupe, à cent kilomètres de la côte dans le pays bakossi, qui a une réputation magique et sinistre dans tout le pays. C'est là que les sorciers feraient travailler leurs victimes, « dans les plantations invisibles ».

Chez les Douala, cette forme de sorcellerie s'appelle ekong.Selon Eric de Rosny, c'est toujours la plus redoutée dans la ville de Douala. Le scénario de base tourne autour de l’idée de vendre.
Le candidat va chez un « ekoneur » qui l'endort d'un sommeil hypnotique. Dans ses rêves, l'homme se voit dans un pays où l'argent coule à flots, où des serviteurs nombreux sont à son service. Un grand chef de plantation lui propose de lui donner tous pouvoirs sur l'exploitation à condition de livrer par exemple la vie de sa mère. Son premier mouvement est de refuser. À son réveil, l'ekoneur lui dit : « Alors, tu as vu, tu sais ce qu'il te reste à faire. » L'autre demande un temps de réflexion et finit un jour par se décider. Les « ekoneurs » sont alors supposés dérober le corps de leur victime dans son tombeau pour l'amener chez celui qui l'a acheté. Dans leurs activités, ils se serviraient d’un serpent magique, le nyungu, lié à l’arc en-ciel et qui apporterait la richesse .

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Eric de Rosny au milieu de la confrérie des Devins
Selon les informateurs d’Éric de Rosny l’ekong « où l'on tue et où l'on vend » est à différencier de la sorcellerie plus ancienne et anthropophage (manger l’âme) L'ekong est surtout lié à la ville. Pratique qui aurait été l’apanage de notables et de riches fortunes avant la colonisation mais qui serait maintenant pratiqué par tous ,d’où une généralisation source d’angoisse. :

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"Quand quelqu'un rêve qu'il est emmené, les mains liées, vers le fleuve ou l'Océan, comme esclave, sans pouvoir reconnaître le visage de ses ravisseurs, il est angoissé et cherche à rencontrer un nganga (guérisseur ) le plus vite qu'il peut".(Eric De Rosny)
Selon l’auteur ce serait l'émergence du salariat et à la diffusion de l'argent qui expliquerait nouveauté : quiconque disposerait désormais du pouvoir d’acheter et de vendre.. mais l’arrivée du libéralisme et du marché, comme dit par les Comaroff, semblent échapper à tout contrôle et à toute prédiction, là où il est question de la survie des gens. Un des attraits de la croyance en l’ekong est — toujours selon Rosny — qu'elle a pu intégrer ces mystères de l'économie de marché. Sa persistance dans les couches populaires montre qu'elle continue à fournir une explication à la richesse et à la pauvreté.
En même temps l’ekong reste sous ces formes nouvelles liées à des problèmes familiaux et reflète le conflit urbain entre le nouvel individualisme conséquence de l’économie et les familles : Les processus d'individualisation compliquent les relations avec la famille et peuvent engendrer la solitude et l'angoisse, de sorte qu'on se sent victime de l'ekong C'est le cas, par exemple, d'une femme douanier, donc assez prospère, dont les parents n'accepteraient pas qu'elle ne soit pas pressée de se marier et n'ait pas encore d'enfant. Mais il y a aussi des personnes qui, en raison de leur ambition individuelle, qu'elle soit ou non satisfaite, sont suspectées avec insistance de détenir l’ekong.
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Dans ses études de cas, Éric de Rosny décrit « la lutte à mort » des nganga contre l’ekong.
Les victimes sont transportées chez le nganga, souvent dans un état de faiblesse extrême : elles ne peuvent plus rester debout ni même parler. Elles restent quelque temps chez le nganga, qui essaie de rétablir leurs forces par de longs traitements à base d'herbes. Mais elles ne sont vraiment guéries que si la cause profonde de leurs souffrances, l'envoûtement, est rompue. Cela exige une cérémonie rituelle spectaculaire qui doit durer toute la nuit et à laquelle assistent des invités, souvent en grand nombre. Un des moments cruciaux en est une procession, longue et solennelle, effectuée par le nganga et ses assistants, qui tournent lentement autour du groupe. C'est la « longue marche vers le mont Kupe » pour aller chercher le « double » des victimes qui y travaille sur des plantations invisibles,». Le nganga ne peut guérir ses patients que s'il réussit à les libérer là-bas, par une quête complexe et dangereuse. L'essentiel, dans la thérapie, non loin ici des pratiques chamaniques, consiste à ramener sain et sauf le « double vital de ces personnages ».

"Ainsi survinrent bruyamment les Européens. Mais passée la première surprise, l'ordre ancien reprit ses droits - sorcellerie comprise - et s'adapta sans disparaître aux nouvelles conditions je vie socio-économiques et religieuses.
S'est ainsi propagée, à côté ou à la place de l'ancienne sorcellerie de la dévoration, celle, non moins redoutée, de la vente des personnes, avec le souvenir de la « traite » des esclaves qui avait enrichi aussi bien des Européens que des chefs traditionnels ! Elle hante encore les rêves et la mémoire collective . Avec l'accession de la population au pouvoir d'achat, la traite s'est pour ainsi dire vulgarisée dans les esprits et a donné un modèle de référence d'un type nouveau aux conflits familiaux, professionnels et politiques. Quelqu'un qui s'enrichit soudainement sans faire profiter son entourage de sa réussite personnelle risque de tomber dans le redoutable réseau d'accusation de la sorcellerie du commerce, dite de l'« ekong », à l'occasion du décès, de la maladie ou de l'échec persistant de l'un des siens qu'il est accusé d'avoir acheté ou vendu .

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La croissance fulgurante de la ville de Douala est aussi un facteur d'exacerbation des phénomènes de sorcellerie. On assiste, en effet, à un processus d'individualisation sans précédent. Quittant un village où il était intégré à la vie sociale, le migrant ne peut plus s'identifier en ville à une seule communauté pour y trouver sa sécurité, mais à des groupements variés, scolaires, professionnels, politiques, religieux... Incapable de faire corps avec un seul groupe, il aura tendance à ne compter que sur lui-même, ce qui le porte, logiquement, à s'individualiser, au grand dam de sa famille. Car l'individu, ou plus exactement l'individualiste, dans la société traditionnelle, c'est le sorcier. Le verdict du notable peut trouver ainsi son explication : « II n'y a jamais eu autant de sorcellerie à Douala qu'aujourd'hui ! »Eric de Rosny.la Nuit les Yeux Ouverts .Seuil

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KUPE
On retrouve ici les analyses de Peter Geschiere. : Si Douala est souvent cité comme le lieu d'origine de l’ekong, c'est au mont Kupe que se trouverait le foyer de ces nouvelles formes de sorcellerie. Le Kupe est une montagne densément boisée située à cent kilomètres de Douala, au cœur du pays des Bakossi. Ces derniers connaissent une forme de sorcellerie analogue à l’ekong des Douala. Ils l'appellent ekom et la considèrent également comme une forme nouvelle. Elle consisterait en une « association de sorciers » qui fréquenteraient le mont Kupe afin d'acquérir « toutes sortes de richesses et de bienfaits ». Les Bakossi croient eux aussi qu'on peut « acheter » l’ekom de quelqu'un qui le possède déjà, mais que pour cela on doit « vendre » un proche parent ; ce n'est qu'après cela qu'on peut se rendre au mont Kupe. Là, on trouvera de « mystérieux ballots fermés » qui contiennent des richesses, mais aussi des malheurs. Dans la nuit, les gens de l’ ekom s'aventurent dans la montagne en cachette pour ravir un ballot. Ils ne doivent ouvrir celui-ci qu'à leur retour. Si on découvre qu'on a emporté le malheur, on doit immédiatement jeter le paquet dans le fleuve. Mais on peut avoir plus de chance, et trouver des richesses dans le ballot. On appelle cela le « marché de la sorcellerie ».

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Pour les peuples voisins le mont Kupe a une réputation tellement sinistre au point que les porteurs des européens refusaient d’y aller. La croyance est toute autre et bien plus redoutable parce qu’intégrant des éléments de l’économie des plantations coloniales . Lorsque la culture du cacao se répandit dans cette région, au cours des années vingt et trente, les Bakossi avaient mis au point une façon personnelle de profiter des nouvelles possibilités d'enrichissement : ils louaient leurs terres aux « strangers » — c'est-à-dire surtout aux Bamiléké qui descendaient de la montagne et qui étaient prêts à payer une rente substantielle (souvent la moitié ou même plus de la récolte) au propriétaire du sol. Dans les décennies qui suivirent, il paraissait possible de devenir riche sans accomplir le moindre effort, en profitant du travail des autres. Pour les Bakossi, l'imagerie qui entoure mont Kupe semble une réminiscence de cette situation heureuse, qui, n'a pas duré. Par contre pour les autres peuples, leur imaginaire du mont Kupe est celui d’un immense campe de travail .les riches auraient des plantations invisibles et donc auraient besoin d'ouvriers pour les entretenir. Cette main-d'œuvre d’ouvriers invisibles viendrait de partout, recrutée ainsi par sorcellerie parmi les âmes de ceux que les sorciers ont tué.


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Apparemment, l'ekong exprime les souvenirs traumatiques (la traite des Noirs ; c'est pour cela qu'il est si facilement associé aux Blancs. L'image onirique des victimes de l'ekong, citée par le Père de Rosny — selon laquelle on est emmené, les mains liées, vers l'Océan, sans pouvoir reconnaître le visage de ses ravisseurs — exprime les mêmes souvenirs". Ce fonds historique de la traite n'explique pourtant pas pourquoi le mont Kupe joue un rôle central dans ces angoisses. Peut-être cela reflète-t-il le fait qu'aujourd'hui l'accumulation nouvelle de richesses se réalise aussi à l'intérieur de ces sociétés : il semble que le travail de ceux qui sont « vendus » ne sert plus seulement à l'accumulation outremer, mais aussi chez soi. On imagine donc des « plantations invisibles » dans des régions situées à la portée des nouveaux riches locaux. Ces récits reflètent des changements modernes par d'autres côtés. On a vu que les Bakossi associent Ekom à des « camps de travail » situés sur le mont Kupe, tandis que les Bakweri croient que les victimes du nyongo sont transportés vers cette montagne dans des « camions ». Ces images semblent renvoyer à des traumatismes plus récents, c'est-à-dire au recrutement forcé de la main-d'œuvre pour les plan¬ations européennes à l'époque coloniale.
Le rapport à la traite des Noirs donne, du moins dans certaines régions, des implications particulières à ces représentations. Dans une analyse originale, Jean-Pierre Warnier (1989) avance l'idée que, dans les Grassfields (chez les Bamiléké et les Bamenda), la traite était surtout alimentée par la vente des proches ; il parle de la « vente frauduleuse de parents et alliés ». Ces régions ont fourni pendant des siècles bon nombre d'esclaves pour la traite, non seulement par Douala, mais aussi par Calabar. Selon Warnier, souvent, ces esclaves n'étaient pas des captifs étrangers. À l'intérieur des grandes concessions familiales, des jeunes à la position marginalisée dans les rapports de parenté — par exemple parce que leur propre père était mort — risquaient d'être vendus en secret par des individus ambitieux qui essayaient ainsi d'obtenir un accès indépendant aux réseaux commerciaux". . Peter Geschiere op cité

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CONCLUSION :

L’originalité du phénomène de sorcellerie (et son caractère souvent dramatique) tient à l’alliance entre l’imaginaire et le quotidien dont il est le miroir.
Les exemples précédents montrant ainsi le lien avec le souvenir de l’esclavage ou des migrations forcées (le mont KIPU). Ce lien apparait aussi avec les luttes d'intérêts et les compétitions sociales ; avec les conflits intergénérationnels, à un moment ou les vieilles gérontocraties rurales sont bousculées par les aspirations des jeunes qui s'appuient sur l'école, le travail salarié ou leur capacité de reproduction pour se forger de nouveaux statuts, et où ils semblent se heurter à l'hostilité des tenants d'un monde ancien fondé sur d'autres valeurs, et qui a confié la gestion des communautés aux anciens. On peut aussi y retrouver une opposition entre l'urbain et le rural, beaucoup de jeunes se figurant le succès comme un exode rural réussi, et l'échec comme la stagnation dans la ruralité. Ceux qui restent au village deviennent donc suspects de manipulations susceptibles de coincer certains jeunes dans un mode de vie rural. Il y a aussi à l'enrichissement illicite « politique du ventre », au sens propre avec pillage de l’état à des fins privées mais ventre qui évoque la manducation sorcellaire, de ceux ou à la réussite trop rapide ,de ceux dont la fortune soudaine ne s'explique pas aux yeux de la population.. Le gain facile serait dangereux, puisqu'il amène à côtoyer des êtres monstrueux, des personnages dont la fortune est marquée par la monstruosité.

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Derrière toutes ces représentations se profilent donc des conflits qui traversent la société : entre riches et pauvres, dominants et dominés, jeunes et vieux, citadins et ruraux, ancien et nouveau, richesse matérielle et richesse humaine. Les diverses formes de croyances (l’ekong ,l’evu, le djambe) constituent ainsi un langage codifié qui s'appuie sur un contenu culturel partagé par le groupe, sur des croyances, des mythes, des récits anciens. On y parle de la peur, du conflit de la violence même.
Abordée sous cet angle, la sorcellerie apparaît comme le dit Sandra Fancello comme un moyen, le lieu d'expression et de théâtralisation des rapports entre individus.
« Dans cette configuration, c'est l'individu lui-même qui éprouve un malaise. Mais les éléments de sa culture, mythes et croyances, vont l'aider à recoder ce malaise. Son sentiment de persécution lui désigne des ennemis, et il prête constamment à ceux-ci la volonté de lui nuire. Et il manifeste cela par des soupçons et des accusations visant les membres de son entourage. S'ils lui rendent visite, il leur prête des intentions inavouées. S'ils lui font un cadeau, c'est nécessairement un cadeau empoisonné. S'il va chez eux, il reste sur ses gardes, car il y a nécessairement des pièges dissimulés quelque part, soit dans la poignée de main de bienvenue, soit dans la boisson qu'on lui sert, le repas qu'il doit partager, le siège où il s'assoit, la musique qui joue, et les gens qui l'entourent ne sont de toutes les manières pas honnêtes. Ils lui dissimulent leurs intentions, et se préparent à frapper d'un moment à l'autre. Dans ce monde truffé de chausse-trappes, il va fréquenter les devins et les guérisseurs pour se protéger, et pour essayer d'identifier ceux qui lui veulent tout ce mal et de mettre à nu leurs manœuvres et leurs procédés.

La mystique africaine - Canalblog

L'angoissé, à ses peurs sans objet donne une origine. Là aussi, il puise abondamment dans les croyances du milieu culturel auquel il appartient pour retrouver une logique dans ce qui lui arrive. Quand il ne le fait pas lui-même, ceux auxquels ils se confient réinterprètent ce qu'il ressent dans ce sens, et lui trouvent un support dans les récits sur le kong, le ngbel ou le mengboto. Son mal est ainsi inséré dans un univers familier, et des ennemis lui sont désignés, même quand ils ne sont pas identifiés, comme la cause de ce malaise. La sorcellerie aide alors l'individu à coder les manifestations de son inconscient, et ramène vers le collectif ce qui surgit d'abord au niveau individuel.
L'identification de ce mécanisme est essentielle, car elle peut permettre de comprendre pourquoi la prise en charge de ses manifestations par la médecine traditionnelle fait toujours appel au groupe, et comprend une tentative de résolution des conflits familiaux ou communautaires, précédée par leur aveu public. C'est qu'au départ, le mal lui-même s'est constitué dans la relation au groupe, et que celui-ci a été appréhendé comme impliqué. Le mal est conçu comme donné par un autre, ce qui implique que la guérison intervient par l'interruption de cette action maléfique. » Severin Cecile Ageba, Claude Abe. Anthropologues Yaoundé . Approches Anthropologiques De La Sorcellerie. Dans Justice Et Sorcellerie. Karthala. (c'est moi qui souligne)

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