"Quand on est au match, on oublie tous nos problèmes!" Cette phrase résonne comme un cliché qui pourrait s’appliquer à de nombreuses passions. Mais elle prend une dimension particulière lorsqu’elle est prononcée par une mamie ch’ti, un maillot sang et or sur les épaules. Pauvreté, chômage, précarité: les problèmes ne manquent pas lorsqu’on vit dans la grisaille du Pas-de-Calais. Heureusement, il y a le RC Lens. Par dizaines de milliers, ils se rendent au stade Bollaert. Ce soir, ils sont une cinquantaine sur la scène. Ils nous expliquent les origines de leur amour pour ce club, souvent transmis de génération en génération.
Comment se sont-ils retrouvés ici, eux qui n’avaient probablement jamais mis les pieds dans un théâtre? La faute à Mohamed El Khatib, dramaturge et metteur en scène. La particularité de ses œuvres: faire monter sur les planches des personnes non professionnelles pour un plus grand degré d’authenticité. Comment convaincre des supporteurs de football de franchir le pas? "En introduction, nous disions chercher à comprendre la culture des supporteurs, d’où le souhait de les interroger, explique Mohamed El Khatib. L’aspect théâtral n’était pas évoqué, nous-mêmes ignorants, au départ, quelle forme prendrait le projet. Spectacle? Doc.umentaire? Ensuite, au fil des rencontres, je repérais des problématiques récurrentes et me demandais comment chacun tentait de les dénouer, à la fois collectivement et individuellement: la question politique, aujourd’hui engluée entre l’héritage communiste du bassin minier et l’essor du FN; la tension entre la fidélité/loyauté à son club et le rapport de défiance envers les dirigeants; la difficulté de trouver un équilibre entre un engagement dévorant et la vie de famille… Utilisant les témoignages comme matériau de base, je me suis autorisé à réécrire certains éléments de ce patrimoine collectif sans rien dénaturer, gardant à l’esprit cette spontanéité qu’il fallait préserver à l’intérieur du cadre"
Le résultat est pour le moins original. Une alternance de témoignages vidéo sur grand écran et d’interventions en chair et en os. Les tableaux se succèdent. Une jeune femme se proclamant de gauche, seule sur scène. Fille d’un père déçu de ne pas avoir eu de fils, elle chante, aussi contrainte que forcée, un titre repris en tribune et dont l’interprète est ouvertement de droite ("Les lacs du Connemara", Michel Sardou). Puis s’affiche le portrait d’Yvette, 86 ans, à la tête d’une famille de 10 enfants, 32 petits-enfants et 29 arrière-petits-enfants. Tous supporteurs. Sa gouaille ch’ti fait mouche. On navigue entre le rire et la compassion, notamment lorsqu’on assiste à des séquences dignes des Deschiens. On est parfois gêné par la difficulté de ces acteurs qui n’en sont pas, à devoir réciter un texte dont ils ne sont manifestement pas les auteurs. Alors, l’authenticité s’effiloche.
Mais l’émotion, la vraie, reprend vite ses droits. Le temps suspend même son vol lorsqu’un supporteur, Georges, agite un drapeau géant de 14 kilos, brodé par sa mère disparue, sur l’air du Cum Dederit de Vivaldi. Le rire est aussi de la partie. Lorsqu’un curé avoue avoir longtemps hésité entre l’église et le RC Lens. Lorsque l’homme qui prend place dans la mascotte du club (un chien) déclare ne pas souffrir de sa situation, sauf au moment de répondre à son fils qui lui demande quel est son métier… Lorsqu’un arbitre s’interroge sur ce qui le motive "à s’entrainer toute la semaine pour se faire insulter tout le week-end".
À l’entracte, un des moments forts du spectacle: le théâtre se transforme en stade Bollaert. Les spectateurs sont invités à rejoindre les acteurs dans une tribune installée sur la scène, à côté d’une (vraie) baraque à frites. Les habitués du Théâtre National de Nice ne doivent pas en croire leurs yeux. Mais l’instant d’une soirée, ils auront vécu dans la peau d’un ch’ti supporteur lensois. Sur ce point-là au moins, le pari est réussi.
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