Garaudy ou l'impossible synthèse
par Maurice CAVEING
On aura lu sans doute
la page entière d'interview qu'un quotidien vespéral de Paris qui ne dissimule
guère ses attaches religieuses a consacrée à l'auteur de L'alternative. La date
n'est pas si ancienne (1) qu'on ne puisse revenir sur ce raccourci assez
saisissant des thèses qu'y soutient R. Garaudy. Du titre déjà, nous apprenons
que «la dimension prophétique est fondamentale pour l'art, la foi, la politique
», des sous-titres, que Dieu est «principe de liberté », que «le positivisme
mutile l'homme », que Zorba le Grec est «un saint de notre temps, car il
exprime l'essentiel par la danse ». Le journaliste qui assure l'interview — le
même qui pendant les longs mois du Concile mit son zèle à persuader le lecteur
que l'Eglise romaine avait été enfin touchée par la grâce — nous avertit que
désormais Garaudy «s'aven ture sur le terrain de la Résurrection » et que sa
proposition fondamentale est la suivante : «L'éclatement du christianisme
traditionnel et du marxisme traditionnel rend possible une nouvelle rencontre
de la révolution et de la foi. » Il s'agit de rien de moins, nous dit-on, que
«d'articuler ce qui est censé être incompatible ». Naturellement, cette
«articulation » ne peut se faire que sous l'égide de l'un des deux termes
incompatibles : ingénument, H. Fesquet indique qu'il désirait obtenir du
«philosophe marxiste » qu'il «aille au-delà de ce qu'il dit ou suggère dans son
ouvrage ». Jusqu'où ? Usque ad aras, sans doute (2) ? On voulait
(1) Le Monde, 8 novembre
1972, p. 13.
(2) «Jusqu'aux autels. »
«parvenir à lui faire
lever certaines ambiguïtés ». Lesquelles ? La référence à K. Marx ou la
référence à K. Barth ? ou aux autres théologiens réformés que Garaudy cite en
abondance pêle-mêle, œcuménisme oblige, avec des catholiques ?
On connaît l'allure de
ce genre d'entreprise. Ne cherchons pas là une pensée rigoureuse et argumentée.
Nous sommes au bas de la chaire : il faut écouter l'homélie. On s'installe
d'abord dans une sorte de contemption de la pensée conceptuelle, plusieurs fois
prise à partie par Garaudy en la personne de la philosophie grecque qui semble
sa bête noire. Qu'on nous parle plutôt de la Bible ! point de concept, point de
raison, voilà ce qu'il nous faut ! Mais voici qu'on présente un film : combat
de Titans terminé en baiser Lamourette où s'affrontent les frères ennemis,
Christianisme, Marxisme. Que sont-ils ? philosophies ? non pas (point de
concept !), science ? vous plaisantez ! religion ? ne savez-vous pas que le
christianisme ne l'est déjà plus, ou si peu ? Alors où sommes-nous ? Dans les
nuées de l'idéologie.
Ces grandes masses
informes sont ce qu'il faut au journalisme : gommage des contours, confusion
des lointains, pathos des distances. Le thème, comme dit le présentateur, est
«d'une brûlante actualité », sans doute pour alimenter en période préélectorale
le révolutionnarisme chrétien dont se pare volontiers le journal. On notera que
jamais dans le passé le catholicisme ne s'est avisé de rechercher la
conciliation avec l'athéisme : l'anathème et les bûchers lui suffisaient ; pas
davantage d'ailleurs la conciliation politique, même dans un passé récent : à
notre connaissance, les condamnations prononcées au lendemain de la Résistance
contre les «chrétiens progressistes », qui refusaient la réaction M.R.P., n'ont
jamais été explicitement rapportées. S'il faut maintenant une conciliation avec
l' «incompatible » marxisme, jadis «intrinsèquement pervers », c'est qu'il
n'est pas un athéisme comme les autres, qu'il n'est même pas principalement
cela, mais quelque chose de bien pis : d'un côté, comme Laplace qui n'avait pas
eu besoin de l'hypothèse «Dieu » dans sa cosmogonie, Marx montrait que ce n'est
pas la religion qui rend compte de l'histoire humaine, mais l'histoire humaine
qui rend compte de la religion, il ajoutait que les problèmes de l'histoire
sociale pourront être résolus sans elle, qui s'est d'ailleurs depuis des
millénaires révélée impuissante à les résoudre ; d'un autre côté, le mouvement
social et politique ouvrier, dès le dernier tiers du 19e siècle, se passait
effectivement de plus en plus et de mieux en mieux des secours de la religion
pour marcher vers ses propres buts. Ce qu'on a appelé la déchristianisation des
masses, d'un terme qui se voulait péjorativement négatif, n'était positivement
que leur affranchissement d'un système de croyances qui leur refusaient
l'initiative historique et l'autonomie politique. L'athéisme pratique, prévu
par Marx, c'était cela, et il se réalisait, bien plus dangereux pour la
religion que les arguments philosophiques de l'athéisme intellectuel. Anathème
et bûchers n'ont de sens qu'à l'égard des minorités, quand la majorité du corps
social adhère à leur valeur dénonciatrice et purificatrice. Tout change lorsque
le rapport s'inverse : s'il faut encore user de menaces envers le catholique
qui se passe d'autorisation pour adopter des analyses et des attitudes
marxistes, il faut surtout tenter de persuader à tous ceux que la foi trouble
encore que le vrai marxisme, ils l'ont chez eux, que ce qui est incompatible en
soi le devient par la grâce du Saint-Esprit, et qu'ils n'ont seulement qu'à se
laisser conduire pour trouver à domicile un marxisme baptisé et complété de ce
qui lui manque, propre à économiser les crises de conscience et les
déchirements doctrinaux. La chose n'en ira que mieux si l'on a sous la main un
marxiste — ancien, ou se disant tel — prêt à confesser la valeur de la religion
et l'infirmité du marxisme. Dans ce rôle difficile, Garaudy pourtant paraît à l'aise.
Il faut toutefois,
pour le tenir, qu'aient «éclaté » auparavant le christianisme et le marxisme
«traditionnels ». Et c'est bien ce qu'on nous dit, mais au-delà de la
rhétorique, quel est le sens de pareilles affirmations ? Où et quand a-t-on vu
l'Eglise romaine renoncer à l'infaillibilité pontificale, à la virginité de
Marie, à son «immaculée-conception », à son «assomption » et aux autres dogmes
constitutifs du christianisme : création, péché originel, trinité, incarnation,
rédemption, résurrection, ascension, jugement dernier, salut éternel, ainsi
qu'aux sacrements qui y correspondent ? Comment d'ailleurs le sacré peut-il
«éclater » ? Belle supercherie verbale ! Et qu'est-ce aussi que le
«christianisme traditionnel » ? MM. Fesquet et Garaudy nous diront-ils qui
étaient les chrétiens le jour de la Saint-Barthélemy, les massacreurs ou les
massacrés ? Gageons que, même si tous deux se rencontrent œcuméniquement pour
condamner le massacre, l'un peut encore penser, en son for intérieur, que les
vrais étaient les catholiques et l'autre les réformés. Si le christianisme a
éclaté, il y a bien longtemps qu'il l'a fait, et à plusieurs reprises : longue
est la liste des hérésies ; mais, de toutes ces crises, c'est l'Eglise romaine
qui est sortie renforcée, nullement éclatée, en raison de sa meilleure
articulation à la structure de classe de la société. Mais nous n'en sommes pas
là en 1972 : nulle hérésie ne pointe, tout se passe dans l'ordre, tout est
canalisé, rien de comparable à ce qu'on a vu dans l'Histoire, le mouvement est
soigneusement contrôlé. Il y a des éclats, certes, un éclatement ? point !
Et le marxisme ? Pour
lui, il y a toute apparence que l'expression soit plus juste. Le malheureux n'a
que 125 ans d'âge, c'est peu devant les deux mille ans, ou presque, du
partenaire ; aussi n'ira-t-il pas loin, portons vite ses morceaux en terre
avant qu'il ne s'aventure, lui aussi, sur le terrain de la résurrection. Le
seul ennui, c'est qu'il n'y a point de marxisme qui consiste dans un ensemble
de dogmes, ni même dans un système de thèses. Il y a une méthode d'analyse
critique, et même philosophique si l'on veut, une méthode de recherche
scientifique qui assure ses fondements conceptuels, et d'autre part un certain
nombre de résultats auxquels, par cette méthode, Marx et quelques autres sont
parvenus : comme tous les résultats scientifiques, ils sont valables dans les
conditions de l'observation et de l'investigation. Com¬ ment une telle méthode
pourrait-elle «éclater » ? S'aviserait-on de l' «éclatement » de la méthode
expérimentale parce qu'une théorie physique cède la place à des conceptions
plus exactes et plus fines ? La symétrie qu'institue Garaudy est fausse, parce
que ce qui est essentiel dans le christianisme, le dogme comme tel, est avatar
et malformation dans le marxisme. Mieux, les mots n'ont pas le même sens : le
dogme chrétien, fixé par l'Eglise elle-même, se présente comme vérité révélée
et transcendante, objet de foi par principe irrationnelle et absolue ; ce que
les auteurs marxistes ont appelé «dogme » ne l'est comparative¬ ment que par
métaphore, n'étant que le résultat d'un processus de fixation et de sclérose
d'un acquis historiquement situé, ce qui entraîne naturellement toute sorte de
déformations. Dans le christianisme, le dogme n'est pas caricature, alors qu'il
l'est dans le marxisme. En admettant même que Garaudy appelle «traditionnel »,
dans l'un et l'autre cas, ce qui est dogmatisé, et qu'il veuille, au-delà d'un
effritement qui reste à démontrer, remonter jusqu'aux sources, on ne verra que s'accentuer
la dissymétrie : d'un côté l'absolu d'une mystique, de l'autre la volonté
rationnelle de parvenir, au-delà de la critique des mystifications, à rendre
intelligible le fonctionnement des sociétés humaines à partir des phénomènes
observables.
Ce ne sont pas
seulement les caricatures du marxisme et du christianisme qui sont
incompatibles, encore que pour ce dernier il reste à prouver que sa forme
traditionnelle n'est pas le «vrai » christianisme, ce sont bien les démarches
initiales, comme s'op¬ posent l'abandon à l'ivresse de l'irrationnel et la
recherche patiente d'une rationalité qui garantisse la compréhension et
l'action. Mais si ce propos sur «l'éclatement » ne visait que le plan
politique, alors derechef je ne distingue point que le catholicisme démantèle
ses bastions : on n'a pas connaissance que le Vatican soit fâché de l'existence
d'un important parti, qui a tout loisir de s'intituler démocrate-chrétien, en
Italie, en Allemagne, et ailleurs, notamment au Chili ; l'enseignement
confessionnel en France ne refuse pas, ce semble, les crédits Barangé-Debré ;
la hiérarchie catholique n'a pas encore condamné, qu'on sache, les massacres
colonialistes dans les possessions portugaises où, pour l'avoir fait, des
prêtres sont emprisonnés ; on pourrait aisément continuer, et des faits de ce
genre ont malheureusement plus de poids historique que quelques éclatements
sonores de Pop' music dans les églises.
Mais il faut regarder
les choses de plus près. La position fondamentale de Garaudy n'est rien d'autre
que le messianisme révolutionnaire : pour qui adopte cette attitude bien
connue, toute religion naissante est révolution et toute révolution est animée
d'une inspiration religieuse ; si l'on trouve ce résumé sommaire, on peut
ajouter l'épithète «authentique » devant le premier terme de chaque
proposition. On en rencontre dans l'histoire de nombreux exemples : le
prophétisme chez les Hébreux de l'Antiquité, plusieurs sectes islamiques à
diverses époques, ou plus récemment le mouvement de Thomas Munzer. Cette attitude,
si elle se rencontre dans les sectes juives messianiques du temps d'Auguste et
jusqu'à la prise de Jérusalem, disparaît chez les premiers chrétiens des 2e et
3e siècles, aucunement portés à révolutionner la société romaine, non seulement
à cause du fameux «Rendez à César... », non seulement à cause de la défaite que
représente la prise de Jérusalem précisément, mais surtout parce que cette
défaite a substitué à l'espoir politique de se libérer du joug romain la
croyance de compensation à la prochaine disparition du monde romain, à la «fin
du monde », et en l'avènement du «Royaume » qui «n'est pas de ce monde ».
Lorsque cette croyance à son tour eût disparu, ou du moins se fût émoussée sous
sa forme naïve, le christianisme se résigna et fit la preuve de sa nature
pratiquement conservatrice en s'institutionnalisant. Ceux des chrétiens qui, à
telle ou telle époque, s'avisèrent que la formule : «le royaume n'est pas de ce
monde » peut être prise au sens révolutionnaire : «le royaume exige la
destruction de ce monde », c'est-à-dire le renversement du système social
actuel basé sur l'exploitation de l'homme par l'homme, se heurtèrent à
l'institution, qui se hâtait de déclarer hérétique une telle exégèse et de
rappeler que le salut ne peut s'entendre que dans l' «au-delà », nullement
«ici-bas », où au contraire le système social d'oppression et d'exploitation
est «voulu par Dieu », pour notre pénitence, etc. Les dissidents étaient une
minorité et leurs entreprises échouaient. La majorité des fidèles se reconnaissait
dans la religion conservatrice, protectrice de «l'ordre social », et
consolatrice de ses victimes ! Ainsi une religion née d'une déception se
transformait en un moyen d'empêcher toute nouvelle tentative révolutionnaire,
ce qui était dans la logique de sa nature. La même chose était d'ailleurs
advenue au prophétisme hébreu et au sectarisme islamique, l'histoire se
plaisant à répéter périodiquement la preuve que le messianisme révolutionnaire
est une impasse. C'est cette impasse que Garaudy propose aujourd'hui aux
chrétiens qui cherchent une issue historique.
Mais c'est ramener
bien en arrière le mouvement ouvrier. Celui-ci s'est développé au xixe siècle
en choisissant la pensée moderne contre le mysticisme révolu. Entre deux
révolutions qui se firent l'une, en 1789, au nom des Lumières, l'autre, en
1917, au nom du socialisme scientifique, le grand xdc6 siècle a posé à peu près
tous les principaux problèmes que le xxe n'a pas encore résolus. Comme 1789
s'était nourrie des philosophes du 18s, 1917 traçait ses perspectives en
cherchant la fusion des idées socialistes, de la critique de l'économie
politique, de l'apport de la philosophie allemande à l'intelligence du
développement historique. Mais, pour Garaudy, le 19e siècle ne nous laisse que
des «séquelles positivistes » dont il ne faut pas «se soucier ». Alors que, à
cette époque, pour la première fois dans l'histoire, une classe sociale
exploitée est parvenue à constituer ses propres mouvements politiques et
révolutionnaires, sur la base de ses propres intérêts historiques, à se
débarrasser des mots d'ordre mystique qui fourvoyaient presque toujours les
mouvements populaires du passé, et à adopter un point de vue scientifique sur
la réalité sociale, Garaudy lui propose comme modèle Sainte-Jeanne des Abattoirs
!
Ce qu'on nous présente
comme «la caractéristique d'une époque qui s'efforce de faire éclater les
doctrines », n'est qu'une simple tentative de rétrogradation. Bien sûr, Garaudy
ne peut parvenir à un tel aboutissement sans s'appuyer sur quelques affirmations
qui ne laissent pas de surprendre de la part de qui se veut toujours
«philosophe marxiste » (alors qu'il est de son droit le plus strict de ne plus
l'être). C'est ainsi qu'on lit avec étonnement qu' «avec la naissance du
christianisme, l'humanité franchissait un nouveau seuil, semblable à celui du
passage de la matière non-vivante à la vie, de la vie animale à la conscience
». Visiblement, il ne peut s'agir du concept marxiste de la conscience sociale,
nous voici donc revenus à la vieille notion, purement idéologique, de la
conscience comme caractère distinctif de l'humanité, tissu de nuées dont aucun
anthropologue ne voudrait, car il n'y correspond aucun objet d'étude
assignable. Est-ce donc d'un marxiste, même «éclaté », que de substituer à la méthode
scientifique une affirmation subjectiviste, grevée d'hypothèques spéculatives
accumulées ? Mais cela n'est rien : nous apprenons que pour cette humanité
définie par la «conscience », le seuil décisif ultérieur fut la naissance du
christianisme. D'aucuns auraient pu croire qu'un marxiste cherche les paliers
de l'histoire du côté de l'apparition de nouvelles forces productives : la
révolution néolithique par exemple, ou encore du côté du système social :
l'avènement des sociétés à structure de classes, à la rigueur du côté des
institutions : la naissance de l'Etat comme appareil distinct. Foin de tout
cela ! Garaudy va d'emblée au phénomène idéologique, en le séparant de tout
contexte historique et socio¬ logique — qui plus est, à un phénomène d'ordre religieux
! Mais pourquoi pas le droit romain ou la philosophie grecque ? Et parmi les
religions, pourquoi le christianisme, plutôt que le judaïsme ou le bouddhisme ?
Qu'est-ce d'ailleurs
que le christianisme, défini historiquement comme il devrait l'être pour un
marxiste, et non pas comme une entité fourre-tout qui dispense de toute
recherche : est-ce la loi mosaïque, le monothéisme biblique (ou amarnien), la
doctrine babylonienne des anges et des démons, le jugement des âmes par Osiris,
et bien d'autres, l'écho du prophétisme chez les Esséniens, le mystère d'une
victime divine ressuscitée, thème répandu à plus d'un exemplaire dans les
courants religieux de l'époque, les sectes gnostiques d'Alexandrie, la dernière
théologie d'un Plotin méditant Platon, le droit canon qui ne serait rien sans
le codex romain, la hiérarchie byzantine, la liturgie ambrosienne... ? Si l'on
maintient qu'il y a, au milieu de tout cela, un seuil irréductible à l'analyse
historique, une émergence pure, s'élevant au-dessus de la «conscience » humaine
comme celle-ci s'élève au-dessus de la «vie », alors on admet un principe
indépendant du devenir historique et l'on ne peut se prétendre marxiste,
puisque non pas même matérialiste. Si au contraire, il ne s'agit que de
l'apparition d'une forme nouvelle de la conscience religieuse, constituée dans
des conditions données et assignables, phénomène observé plus d'une fois dans
l'histoire, il n'y a rien là qui dépasse l'intelligibilité du devenir social,
rien qui autorise à privilégier le christianisme comme un seuil exceptionnel
franchi par l'humanité ; et de plus, s'il a des traits distinctifs, ce n'est
certainement pas comme religion du salut. La justification donnée par Garaudy :
«on passait d'une liberté conçue par les Grecs comme conscience de la
nécessité, à une liberté vécue comme participation à l'acte créateur »
n'autorise en rien pareil exceptionnalisme. Qu'il y ait une distance entre
l'autarcie stoïcienne et la mystique augustinienne de l'amour de Dieu, c'est
indéniable, qu'il y ait là un progrès décisif de la conscience humaine et comme
une sublimation de l'être humain, ou au contraire une régression de la
rationalité, cela reste pour le moins à débattre, et si la première thèse a
pour elle l'enthousiasme subjectif, la seconde a pour elle le jugement de la
raison. Garaudy sent d'ailleurs si bien ce qu'a de gênant cet exceptionnalisme
occidentalo-chrétien qu'il éprouve le besoin, comme le Pape, de dire quelques
mots aimables à l'adresse des «cultures non-occidentales », lesquelles, «si notre
horizon était moins exclusivement provincial, ... nous aideraient à nous
libérer de l'individualisme en nous enseignant que nous ne sommes pas enfermés
dans les limites de notre peau ». La vérité, c'est que les mystiques orientales
n'ont rien à demander à la mystique chrétienne, qui serait plutôt un peu faible
comparativement. Que serait la mystique espagnole sans l'influence de la
mystique arabe ? De ce point de vue, on l'a souvent dit, le christianisme n'est
qu'un compromis entre la mystique orientale, le juridisme romain, la théologie
rationnelle des Grecs; pour y voir l'unique seuil décisif de l'histoire
humaine, il faut décidément bénéficier de l'illusion subjective, c'est-à-dire
avoir la foi.
Cette valorisation du
christianisme ne va pas toutefois sans certaines modifications que, d'autorité,
Garaudy y introduit, afin de rendre acceptable le syncrétisme dont il tente de
jeter les bases. Les croyants auront certainement appris avec surprise que le
«mythe de l'immortalité de l'âme » est une spéculation platonicienne qui n'a
«rien à voir ni avec le christianisme ni avec la Bible ». Les historiens
n'auront pas été moins étonnés, car on ne voit pas comment l'appartenance de la
thèse à la doctrine platonicienne devrait avoir pour contrepartie nécessaire son
incompatibilité avec le christianisme. C'est aller un peu vite en apologétique
que d'affirmer que le christianisme n'a soutenu l'immortalité de l'âme que par
accident ! Peut-être aussi les croyants croient-ils en Dieu par mégarde ?
Effectivement Garaudy nous apprend que «trop souvent » ils ont eu tort de voir
en lui un être... Tout s'éclaire quand on comprend que tout cela curieusement
fait partie, chez Garaudy, de sa campagne contre la pensée rationnelle. C'est
la maudite philosophie grecque qui a «dévoyé » le christianisme en faisant de
Dieu un être, et qui l'a dévoyé encore (Garaudy y revient par deux fois) en lui
insufflant l'individualisme : s'agit-il de la démocratie athénienne ou de la
morale socratique ? on ne sait ! C'est le rationalisme platonicien qui a eu le
tort de distinguer entre les sens et l'intelligence, le devenir et les
concepts, c'est le cartésianisme qui a eu le tort d'expliquer l'organisme
mécaniquement : «si le corps était cette mécanique cartésienne sans rapport
avec l'esprit, que signifierait l'incarnation ? » s'écrie Garaudy. Eh bien, mon
Père ! elle ne signifierait rien, comme de juste, ou plutôt elle se révélerait
pour ce qu'elle est, un mythe efficace et rien de plus. Et pourquoi vouloir
juger les premières tentatives de physiologie scientifique au nom des croyances
fantasmatiques des sectes juives mystiques du 1er siècle ? Le procédé
rhétorique est en tout cas révélateur de la manière de Garaudy : c'est la
science qui doit se justifier devant la religion, et non l'inverse. D'ailleurs,
après le cartésia¬ nisme, vient aussi le positivisme, le grand coupable contre
qui on déverse toutes les accusations rebattues d'un Brunetière : «fondement de
tous les conservatismes et de toutes les mutilations de l'homme..., (il) fait
abstraction de la dimension humaine de la réalité ». La voilà bien, la grande
formule métaphysique et creuse. Mais qui ne voit qu'à liquider ainsi une
composante de l'esprit scientifique — le positivisme, c'est d'abord le respect
des faits — sous couvert d'attaquer une philosophie un peu courte, Garaudy
ruine en même temps le marxisme dont il se réclame et ne peut plus que
substituer à la connaissance de l'histoire des entités métaphysiques ?
C'est ce que l'on
constate lorsqu'il parle des types de sociétés, lesquels selon le marxisme
reposent sur la diversité des modes de production des biens matériels. Selon
Garaudy, «deux types fondamentaux se sont réalisés historiquement : la société
totalitaire traditionnelle, expression d'une communauté préexistant aux
individus qui la composent; la société individualiste du Contrat social de
Rousseau, qui ne préexiste pas aux individus qui la composent ». Ces deux
types, qui plus est, dépendent, non de processus matériels, mais de
«conceptions ». Ce sociologisme juridique — on pense à la distinction de
l'école durkheimienne entre les sociétés de pré-droit et les sociétés de
contrat — n'a évidemment pas grand chose à voir avec le marxisme : pour
celui-ci, la structure juridique des institutions est un phénomène dérivé ; les
conceptions qui y président ne peuvent se comprendre qu'en référence à
l'idéologie des classes dominantes et à la lutte d'idéologies opposées dans les
sociétés où coexistent des classes dont les intérêts sont rivaux ou
contradictoires.
Ayant donc répudié la
rationalité scientifique dans son principe même, Garaudy laisse libre cours aux
formules métaphysiques : la révolution est mise sur le même plan que la foi,
l'amour et les beaux-arts, «les postulats de l'action révolutionnaire sont des
postulats bibliques », «chaque acte créateur ou libérateur, consciemment ou
non, implique cette foi en la Résurrection et en témoigne, et plus que tout
autre l'acte révolutionnaire... », «l'acte de création artistique est pour moi
le modèle de l'action révolutionnaire et de l'acte de foi », «la révolution
comme les arts a plus besoin de transcendance que de réalisme ». A quoi bon
poursuivre ces citations ?
L'idée finale est bien
que le marxisme doit comparaître au tribunal de la religion pour y rendre des
comptes : «Le marxisme historique a besoin de cette interpellation chrétienne,
pour ne pas se refermer en dogmatisme... J'essaie de déchiffrer cette foi
chrétienne pour n'être pas un homme sous-développé, unidimensionnel. Pour jouer
pleinement mon rôle dans la création. » Ainsi, une fois de plus, Garaudy
inverse les rôles : selon lui, la révolution ne serait valable qu'en intégrant
les valeurs du christianisme ; dans la réalité au contraire, le christianisme
n'a représenté certaines valeurs de libération humaine que dans la mesure où il
a pu intégrer quelques aspirations révolutionnaires de sectes messianiques
juives, ou de certaines couches opprimées de l'empire romain, ou des périodes
ultérieures. Mais, conformément à sa nature de doctrine religieuse, tout en
reconnaissant ces aspirations, il les a canalisées, stérilisées et figées, en
les dévoyant, en les détournant vers «l'autre monde » et la transcendance.
C'est ce mouvement d'aliénation caractéristique de la mystification religieuse
qui a conduit Marx à la formule célèbre : la religion est l'opium du peuple.
Dans cette formule, Garaudy ne veut voir qu'une caractéristique conjoncturelle
de la religion du 19s siècle. Il est cependant clair que c'est pour Marx une
caractéristique essentielle. La formule signifie que le mouvement révolutionnaire
moderne doit, s'il veut se développer avec succès, 1°/ reprendre à son compte,
sur un plan profane et non mystifié, toutes les valeurs de fraternité et de
libération humaine, élaborées dans les mouvements révolutionnaires du passé, en
les débarrassant de la forme de la conscience religieuse, chrétienne y compris,
qui les a récupérées et aliénées, c'est-à-dire arrachées au mouvement
historique réel pour en alimenter un mouvement spirituel, c'est-à-dire fictif
et agissant comme un frein et une entrave, malgré les apparences subjectives
d'une toute-puissance de la foi ; 2°/ asseoir le succès de ces aspirations
rendues à leur être profane en les éclairant sur leur propre nature, leur
puissance et leurs limites au moyen d'une conception scientifique du développement
historique des sociétés, de telle sorte qu'elles ne puissent retomber dans
l'impasse d'une foi aveugle et fanatique ayant pour objet un «salut » mythique,
imaginé soit dans l' «au-delà », soit même dans un avenir immanent. C'est ce
que le marxisme a tenté de faire. Entre cette voie et le retour à la mystique,
même révolutionnaire, à l'utopisme chrétien, il n'y a ni compromis rationnel,
ni synthèse possible.
Garaudy, ou l'impossible synthèse
Maurice Caveing
Raison présente Année
1973 25 pp.
3-15
Article source: https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1973_num_25_1_1590?q=garaudy
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