Marx et Freud au rancart ?
Histoire. Les polémiques franco-françaises concernant les programmes scolaires disent quelque chose de nous, de notre histoire: ne nous en plaignons pas! Le monde globalisé nous a laissé si peu de spécificités uniques au monde qu’il serait malvenu de ne pas honorer les derniers prés carrés d’une trace universelle qui demeure nôtre – sans exagérer le propos. Ainsi en est-il d’une nouvelle polémique, liée à la réforme du lycée et du bac, concernant la philosophie, comme cela se produit régulièrement. La dernière en date, tonitruante, a vu de nombreuses voix s’élever pour dénoncer la disparition (desdits programmes) des notions de travail et d’inconscient, étudiées jusqu’ici. Vous avez dit travail? Et inconscient? En somme: Karl Marx et Sigmund Freud. Deux géants de l’Histoire qui ont marqué deux des grandes révolutions anthropologiques fondamentales: l’homme est aussi le produit du corps social environnant (Marx), l’homme n’est pas seul en sa demeure (Freud). Ces deux notions, de même que leurs concepteurs, n’apparaissent pas dans le projet de programme qui a été présenté oralement, le 20 mars, dans le cadre du Conseil supérieur des programmes (CSP), aux syndicats et associations disciplinaires. De quoi rendre colériques plusieurs membres de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (Appep). En effet, les enseignants ne seront plus formellement tenus de faire étudier ces thèmes, ni de lire des textes qui s’y rapportent. Ah bon ? Mais comment parler du monde d’aujourd’hui, donc de l’économie qui guide tout, sans aborder la question du travail, de la justice ou de l’État, du droit et de la société… donc de Marx? De même, imagine-t-on évoquer le corps et l’esprit, voire le désir, etc., en évacuant l’inconscient… donc Freud? L’affaire paraît sinon impossible, du moins grotesque dans des disciplines qui consistent – de fait – à établir des liens entre les notions et/ou les concepts. Rassurons-nous, puisqu’il nous est dit officiellement que «ces notions devraient toutefois continuer à être étudiées en lien avec d’autres thématiques». Nous entendons «devraient» et nous comprenons: ce sera à la bonne volonté des enseignants de terminale… Quoi qu’il en soit, aucune raison de s’inquiéter: «Engels devrait rejoindre la liste des auteurs possibles, ce qui permettra d’étudier notamment des œuvres qu’il a écrites avec Karl Marx», nous explique-t-on. Et toujours ce «devrait» qui ne laisse rien présager de bon…
Peuple. Assiste-t-on à une tentative de mise à mort de la pensée critique? Un peu tôt pour se prononcer. Néanmoins, annoncer la disparition du Travail, infrastructure collective essentielle, ainsi que de l’Inconscient, fondement même de la conscience humaine, a de quoi nous inquiéter.
Que veut-on? Privilégier une scolastique destinée à exploiter le sentiment de vide des jeunes? Imposer une sorte de phénoménologie de l’ineffable et de l’instant présent sans jamais la confronter à une véritable pensée critique sociopolitique? Andreea Lemnaru, chercheuse en philosophie à la Sorbonne, écrivait cette semaine dans un appel: «En d’autres termes, le futur bachelier deviendra un cadre d’entreprise rompu à la rhétorique, qui se pique d’un mysticisme diffus pour pallier son défaut de conscience politique et idéologique – et donc un allié de choix pour l’ordre établi.» Le bloc-noteur n’instruit, ici, aucun procès en idéologie, mais pose une question simple: supprimer le Travail (et bien sûr le Code qui s’y rapporte, déjà bien attaqué!) et l’Inconscient, n’est-ce pas supprimer toute possibilité de développer une conscience politique chez les élèves? L’enseignement de la philosophie fixe des repères afin de «guider», «baliser» les principes qui sous-tendent les activités quotidiennes des futurs citoyens. La bataille est culturelle. Pour ne pas élever une masse d’individus obéissants en lieu et place d’un peuple.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 mars 2019.]