Magazine Humeur
Révolution de velours en Algérie_ Alger 28 mars 2019
Jeudi 28 mars 2019
Café à défaut de thé. Lecture de la presse. El Watan titre « Gaïd Salah face à la contestation populaire. » Un article de Salima Tlemçani (durant la décennie noire, elle était connue sous le sobriquet de « la colonelle » tant disait-on elle s’abreuvait – quasiment – à une unique source, celle des « services et de la muette » où elle avait ses entrées, solides comme du rock.) La journaliste préfèrerait voir le défunt Mohamed Lamari (celui qui en mai 92 déclarait : « je suis prêt à éliminer trois millions d’Algériens s’il le faut »), ou son clone officiant à la place de ce balourd de Gaïd Salah qu’elle ne ménage guère personnellement, ce chef d’État-major qui a réussi (pas seul) à liquider les liquidateurs de l’ex DRS (wa ma adraka, combien d’Algériens tremblent aujourd’hui encore rien qu’à l’énoncé de ces trois lettres :D,R,S. Mon Dieu), lesquels liquidateurs du DRS, dit-elle faussement naïve, avaient « ouvert des enquêtes sur les affaires de corruption impliquant les hommes du président ». Elle nous prend pour des imbéciles. Coquine va et démocrate jusqu’au bout des ongles des seuls cinq doigts de sa main droite.
À onze heures je plie bagages et change d’hôtel. J’en trouve un dans la rue Abane Ramdane, en face, un chouya plus cher, mais propret et le monde à portée de main. Écouter FIP en sourdine avec entre les mains une feuille blanche qui vous invite au délire ou bien encore un Kérouac ou un Roth. Vous m’en direz des nouvelles. Quand même. Je balance mon premier écrit. Sur Chourouk TV on apprend que son patron a été « kidnappé ». Fichtre et bigre à la fois. What’s that ?
Je fais un tour du côté de la poste. J’entends au loin un gars crier. Je m’approche, d’autres gens aussi. On fait foule autour de lui. Il ne crie pas du tout le monsieur au super costume brillant comme neuf sur un pull-over rayé de lignes bleues, rouges et grises. Non il ne crie pas, il hurle son mixe de douleur et de joie. Ses yeux pétillent. « Nous vivons de l’oxygène, comment peut-on abandonner notre environnement ?... Oui, le peuple s’est libéré le 22 février… » Son discours est bien rodé « je fus candidat… » Certains spectateurs ironisent, d’autres applaudissent. La rue Didouche Mourad fourmille de monde. Beaucoup de jeunes, filles et garçons, plaisantent, rient, chahutent. De peur qu’ils ne s’écroulent sur eux, et comme ils le feraient pour des murs d’immeubles, ils tiennent fermement les arbres à leur portée en posant la paume de la main contre leurs troncs. À l’angle de la rue Didouche Mourad (1955-1927) et Zabana Ahmed (1956-1926)... Oui, je sais, mais ici, il faut lire les dates de droite avant celles de gauche. L’ordre est inversé bien que les nombres soient écrits en arabe et les lettres en caractères latins… Les explications sont à demander à qui de droit, certes pas à moi. Je reviens à cet angle des deux artères, je disais que là, à cet angle, un groupe s’acharne sur un bendir et des karkabou (tambour et castagnettes essoudane/ soudanaises, en réalité malienne, pays qu’on disait bled essoudane, me semble-t-il) : karbaq, karabeq, karbaq… Autour de lui un demi cercle s’est formé. Il y a de l’électricité dans l’air et cela titille nos sens et nos espoirs. Une dizaine de jeunes passent en criant, avec un léger retard sur l’histoire en cours « Oh Bouteflika, la lil khamsa ! » Un peu plus haut un autre chant fuse d’un local, celui du RCD, c’est l’énorme « Win win win…rakoum rayhin’ win… » chargé d’émotion. Je rentre dans le local, saturé de photos et de centaines de bouteilles d’eau minérale de 50 cl qui seront probablement distribuées aux manifestants de demain qui auront la chance de passer par ici. « L’eau minérale Lalla Khedidja prend son origine dans les monts enneigés du Djurdjura. En s’infiltrant lentement au travers des roches, elle se charge naturellement en minéraux essentiels à la vie, tout en restant d’une légèreté incomparable. Elle est pure par nature, car elle est directement captée à la source. » Ainsi va la pub. Je pense, et ne sais pourquoi, à ce proverbe détourné « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se case (caze) » Je discute avec un vieux militant et ancien syndicaliste qui me propose de faire le tour du propriétaire (une unique grande pièce de 32 m2). Et me revoilà devant les photos avec cette fois des explications lourdement orientées, « regarde ils ont dit qu’on est avec le pouvoir, c’est ça la vérité ? » m’interroge-t-il avec malice en me montrant une foule (supposée être composée de militants de son parti) entourée par des policiers certainement méchants. Ils ont cela dans le sang les syndicalistes, ou nombre d’entre eux, c’est que lorsqu’ils vous tiennent ils ne vous lâchent plus. Il m’a fallu insister lourdement « je dois aller réserver un billet avant la fermeture… » pour que le gars (il n’avait peut-être pas parlé de la journée que sais-je) me libère. Il me serre fortement les pinces. « À la prochaine » fait-il, mais là il s’aventure. Il n’y en aura pas. Je contourne le pâté d’immeubles et me retrouve en contrebas près du marché Clauzel. Pour la réservation chez Aigle Azur (le type, je ne lui ai pas vraiment menti), j’attendrai quelques jours. Je me paie une belle calantica (50 DA), ce fameux plat oranais à base de farine de pois-chiches (franchement, elle ne vaut pas celle d’Oran). Chez un droguiste j’achète une longue tige en plastique. Je demande au vendeur de la couper en deux parts égales. Elles supporteront ma banderole « Révolution de velours » que je porterai (si tout va bien) demain, parmi les centaines de milliers d’autres manifestants. Car demain est présenté ici comme le jour le plus long et le plus haut « rabbi yestorna ».
Je reviens vers la Grande poste. Il fut un temps pas si lointain, où, arrivé dans ces parages, je m’interrogeais, hanté par eux, si tel ou tel bistro était toujours ouvert et si la cigarette empestait toujours autant. Avant d’entrer dans l’un d’eux, pour la protéger un tant soit peu ou si peu que cela soit, je camouflais ma veste dans un sac en plastique que j’avais prévu à cet effet. Je me demandais aussi s’il y avait encore, glissant entre les consommateurs, les tous jeunes ou tous vieux vendeurs de bebbouche (escargots) bien épicés ou de foule (fèves bouillies) au cumin ou d’œufs durs que je détestais et déteste toujours (les œufs durs). Aujourd’hui je ne le suis plus. Je ne suis plus hanté par les bistros que je ne fréquente plus. Presque plus, et plus du tout ici au Bled. Je passe devant leurs devantures (elles ne laissent entrevoir qu’un mince espace à travers la porte, entrebâillée pour permettre aux clients d’entrer) et les mêmes questions me taraudent l’esprit.
Et c’est à peine si je leur adresse un regard indifférent, presque triste, comme à cet instant devant « la lune rouge » au 27 de Ben M’hidi.
Sur Chourouk TV on apprend que son patron a été « libéré ». Fichtre et bigre à la fois. What’s that ? Sur FB on se délecte de cet énième épisode entre clans et sous-clans.
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