J’ai compris cela l’autre soir, en regardant un débat entre un leader syndical et un ministre du gouvernement sur i-télé, je crois. On parlait 35 heures, flexibilité, flexi sécurité, heures supplémentaires, avantages acquis, etc, etc. L’irréel de la situation, le coté absurde et tragique à la fois : deux joueurs de cartes sur le pont du Titanic…
D’un coté, un leader syndical représentant 15 à 20 % des salariés syndiqués, soit environ 3 à 5% de l’ensemble des salariés de ce pays, et de l’autre le représentant du gouvernement d’un petit état nation européen, marqué par le déclin économique, démographique et culturel, et dont l’essentiel des lois depuis quelques années ne sont que l’application de directives européennes, elles-mêmes votées par des hommes, des commissions, à la légitimité incertaine.
Cela me rappelait les débats politiques de mon enfance, c’est-à-dire de cette époque dite moderne ou les mots politique et social avaient encore un sens avant qu’ils ne soient soumis à l’économie, avant que nous passions d’une économie de marché largement étatisée à une société de marché ouverte sur un monde globalisé. Ce monde post moderne dans lequel le chiffre d’affaire de Général Motors est supérieur au PNB de l’Indonésie. Un monde ou les stratégies du capitalisme planétaire n’ont que faire des exigences sociales d’états nations obsolètes perméables à tous les flux trans nationaux de valeurs, d’hommes et de capitaux. Obsolètes car incapables désormais de peser de façon significative sur des réseaux qui se moquent bien des frontières, des lois, des hommes politiques, des commissions, des états et des leaders syndicaux…
Quel sens avait cette discussion entre deux hommes qui ne maîtrisent rien ? Aucun.
De quelle influence politique ou sociale peut se prévaloir une organisation syndicale minuscule, à fortiori ultra minoritaire au sein d’un salariat français massivement non syndiqué, dans un monde ouvert comme le notre ? D’aucune.
De Quelle marge de manœuvre, de quel poids décisionnel peut se prévaloir ce membre d’un gouvernement libéral dont la famille politique a fait plus que quiconque pour accélérer la destruction d’un modèle de société et de valeurs qu’ils font semblant de protéger ? D’aucuns.
Deux hommes impuissants affectant de penser que le politique avait encore un poids quelconque sur les conditions de travail ou l’organisation de notre société…
Constat : ce monde post moderne globalisé, fruit de cette mondialisation économique et financière mais aussi culturelle est régi par des facteurs économiques au détriment de facteurs politiques qui ne pèsent plus rien. Chaque jour apparaît un peu plus évident la disparition des politiques nationales voire trans nationales (union européenne) devant les impératifs du marché planétaire qui se joue des exigences juridiques, sociales ou culturelles de l’ancien monde moderne ou existaient des politiques économiques, monétaires, sociales étatiques et inter étatiques. L’Europe elle-même n’est qu’un marché, certes conséquent, qu’une région du monde soumise aux impératifs d’un marché globalisé. Il s’agit en fait d’une véritable révolution dont la plupart des gens de ce bas monde ne réalisent pas la signification ni les conséquences, notamment pas ces deux apparatchiks d’appareils politiques archaïques qui discutaient à i-télé...
Il ne faut pas voir dans ma prose inepte une critique de l’économie de marché ou de la démocratie libérale, qui me paraissent être deux systèmes économique et politique raisonnables. Je sais trop par ailleurs ce que doit la civilisation occidentale à cette modernité singulière issue de l’état de droit, de l’économie de marché et de l’existence d’une classe moyenne bourgeoise industrieuse depuis la fin du moyen-âge. Non, il faut y voir une critique radicale de cette transformation du monde qui semble s’inscrire dans la dynamique propre du capitalisme, la création d’un marché mondial.
Il s’agit bien sur d’un phénomène complexe à propos duquel beaucoup de choses érudites ont été dites…J’y vois, moi, certaines choses nouvelles et radicales :
-l’autonomisation de l’économique par rapport au politique. Jusqu’alors, la vie économique n’était qu’une partie de l’organisation des états nations, directement dépendantes des exigences politiques –c’est-à-dire du contrôle démocratique- mais aussi sociales ou culturelles. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. Phénomène aggravant, la sphère financière, spéculative, s’est également autonomisée de la sphère économique proprement dite (industriel par exemple),
-avec pour conséquence directe que ce ne sont plus les états nations qui arbitrent et décident, mais bien les marchés financiers et les firmes internationales. Passant ainsi d’un monde organisé autour des états nations à une économie monde, structurée par des acteurs globaux qui échappent par nature à tout contrôle sociétal ou étatique. Ce qui signifie la déterritorialisation du système capitaliste, hors de ses limites nationales habituelles ou il pouvait être soumis aux orientations du politique ou à l’audit civil. C’est l’avènement du capital en réseaux, en flux, qui lui permet de s’émanciper de toute contrainte politico étatique. Ce qui autorise une pression à la baisse des salaires, le renforcement d’une immigration dans les pays du Nord, amenant une main d’œuvre non qualifiée mais peu coûteuse et peu exigeante en terme de salaires et de contraintes sociales.
-l’irruption dans le secteur marchand de secteurs entiers qui auparavant lui échappait en grande partie : le sport, la culture, le monde de l’art, les ressources naturelles, les services, la propriété intellectuelle, etc. Ce que certains désignent sous le vocable de marchandisation du monde.
-finalement la disparition de ce paradigme de l’état providence qui depuis l’après guerre était dominant en occident car il représentait un compromis historique entre le capital et le travail, entre les nécessités du capital et les exigences sociales.
-cette deconnection de l’économique et du social va de paire avec l’impuissance grandissante des états nations dont les marges de manœuvre, notamment en terme de protection sociale ou de droit du travail sont quasiment nulles devant un capital trans national prompt à délocaliser ou à faire pression à la baisse sur les salaires par l’intégration d’une main d’ouvre immigrée.
Ou comment cette impuissance des médiateurs étatiques ou sociaux réduit radicalement leur légitimité démocratique. A quoi bon voter, élire un gouvernement ou des représentants syndicaux, s’ils n’ont plus de poids dans ce bras de fer entre le corps social et ces nouveaux acteurs globaux ? C’est en ce sens que les états nations me paraissent obsolètes dans ce nouvel ordre mondial, car trop petits pour peser véritablement.
-cette nouvelle organisation du monde, aussi complexe et mouvante soit-elle me semble produire une uniformisation des modes de vie, des attitudes et des comportements, favorisant l’éradication de cultures traditionnelles et, en retour, l’exacerbation de revendications identitaires, légitimes, de la part de peuples qui se sentent menacés dans leur existence même.Une sorte de nivellement par le bas de toutes les cultures, réduites à un dénominateur commun consumériste. Une homogénéisation des cultures par le marché, instituant le primat des valeurs marchandes et un modèle anthropologique utilitariste : l’homme se définit comme un individu soucieux de produire et consommer, à l’exception de toute autre ambition…une sorte de non culture universelle du marché.
Un universalisme de l’avoir ou les individus, atomisés, aliénés et anomiques, ne sont plus définis que par leur capacité à produire et à consommer.