Faire de la traduction littéraire dans les écoles (1)

Par Clementinebeauvais @blueclementine
Depuis que j'ai commencé, il y a presque deux ans, à mener des ateliers de traduction littéraire dans les classes (et ailleurs), on me demande souvent de quoi il s'agit, quels sont les bénéfices, et comment s'y mettre. Je fais également depuis un certain temps un projet de recherche sur le sujet, ce qui veut dire que j’ai une quantité de notes assez stratosphérique qui mériterait d’être partagée.
Je me suis donc dit que j'allais en faire - guess what! - une série de billets de blogs sur les pratiques de traduction littéraire avec les enfants et ados. Je me tâte pour travailler carrément à l’ouverture d’une plate-forme plus grande (peut-être sous forme de blog séparé ou de site) pour promouvoir les pratiques de traduction littéraire avec les enfants. On verra. 

au collège Valmy à Paris, il y a quelques semaines (billet de blog complet ici, merci Marylène!)


Aujourd’hui, je parle de manière très synthétique de 1) ce qu’est un atelier de traduction littéraire, et 2) de trois grands types d’ateliers.  
Qu'est-ce qu'un atelier de traduction littéraire?
Déjà, pour clarifier: je parle ici des ateliers de traduction littéraire dont les participant.es sont des non-experts, et non pas des ateliers visant à former des traducteurices professionnel.les.
Il est donc ici question des ateliers de traduction littéraire menés par un.e expert.e en traduction, pour des non-experts, mettant en avant de manière principalement pratique le travail à la fois créatif et critique inhérent à la traduction d'une oeuvre littéraire d'une langue vers une autre.
Concrètement, ça se présente comment? Eh bien imaginez Ginette Skopos, éminente traductrice du syldave, qui se déplace au collège Jean-François-Ménard. Elle va faire une session d’1h30 avec les 4eB de Mme Jolibois, où ils vont tous bosser en groupe sur la traduction vers le français d’un grand poème syldave,Plekszy-Gladz se fait raser les moustaches’.
  • Si les 4eB sont en cours de LV1 syldave, l’atelier a des chances de correspondre au type d’atelier de type 1, que je décris en premier plus bas.
     
  • Si les 4eB ne parlent pas un mot de syldave, ça sera plutôt un atelier de type 2.
Car oui, il est possible - et même courant, de faire des ateliers de traduction littéraire avec des élèves qui ne parlent pas un mot de la langue source! C’est merveilleux. J’y reviens plus tard.
  • Si Ginette Skopos, plutôt que de mener toute seule l’atelier, fait appel aux connaissances des deux élèves d’origine syldave de la classe, on arrive à un type d’atelier que je décris plus bas en 3.
Ginette Skopos fait souvent des ateliers en classe, mais elle peut aussi en faire dans d’autres contextes: dans des salons du livre, dans des bibliothèques, à l’Institut de Promotion de la Culture Syldave, etc. Il y a mille lieux où imaginer des ateliers de traduction littéraire.

par exemple là je vais faire un atelier de trad dans le cadre d'un salon, au Vigan, le dimanche 19 mai


 Qu’il soit localisé ou non dans l'espace scolaire, l'atelier de traduction se situe normalement en périphérie des processus d'évaluation et de notation classique. En gros: Ginette n’est pas là pour distribuer des 13,5/20, -3 pour un barbarisme, -2 pour un calque, etc. Elle est là pour que les élèves s’amusent avec le langage, expérimentent, affinent leur sens du littéraire et de ce qu’est le langage, gagnent en compétences interculturelles, et, pourquoi pas, développent leur connaissance de la Syldavie, ses moeurs, sa culture, la structure de sa langue.
 
Donc en général, un atelier de traduction est mené par un.e traducteurice professionnel.le. Cependant, je crois fortement aux possibilités de formation des enseignant.es, bibliothécaires et autres médiateurices, et c’est quelque chose qui m’intéresse énormément. J’y reviendrai dans un autre billet.
D’où ça vient?
 

Historiquement, on a toujours beaucoup fait de la traduction littéraire dans les cadres scolaires et universitaires, y compris pour développer l’apprentissage de la rhétorique, car on considérait que l’imitation, notamment des textes classiques, était cruciale à la maîtrise de l’écriture. Je vous renvoie au fascinant livre de Violaine Houdart-Mérot, La création littéraire à l’université, qui parle de cela en introduction.
En ce qui concerne la traduction littéraire dans un but non-évaluatif, cependant, c’est beaucoup plus récent. En Grande-Bretagne, les pionnières de l'atelier de traduction littéraire dans les écoles sont l'association Translators in Schools, qui oeuvre depuis des années pour former les traducteurices à ce type de pratique, à l'initiative de Sarah Ardizzone (splendide traductrice de Timothée de Fombelle et Faïza Guène, entre autres), et l'association Shadow Heroes. Aux Etats-Unis, l’association Poetry Inside/ Out a également défriché le terrain pour la traduction poétique dans les écoles.
Il existe également un certain nombre de traducteurices qui font des ateliers indépendamment de tout cela, avec des méthodes plurielles développées sur le terrain et en dialogue constant avec leurs pratiques de traductions (c’est mon cas).

myself en atelier de trad l'année dernière à Londres, dans une école francophone


L’une des grandes caractéristiques de l’atelier de traduction littéraire avec des enfants et ados, c’est qu’il est basé sur des principes de création collaborative et participative.
C’est une pratique héritée des théories socio-constructivistes de l’éducation, qui considèrent que dans une situation d’apprentissage on n’a pas un.e prof qui sait tout et des élèves qui attendent que le savoir soit révélé. On estime plutôt que l’apprenant.e co-construit ses connaissances et son expertise à travers l’expérimentation, la pratique, l’échange avec pairs et profs, la mise en contact avec des problèmes réels demandant des solutions dynamiques. L’apprentissage est certes structuré (échafaudé) et guidé par un.e enseignant.e, mais l’enseignant.e n’a pas toutes les réponses, et peut même être considéré.e comme participant.e à l’exercice.
C’est éminemment le cas dans un atelier de traduction littéraire, où il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse, et où le travail de groupe, les suggestions, les eurêkas, les doutes et les frustrations vont nourrir les échanges en vue de l’écriture de la traduction.
En d’autres termes: Ginette Skopos a peut-être traduit ‘Moustaches’ cent fois, mais les 4eB de Mme Jolibois vont forcément apporter encore des idées nouvelles, différentes des autres classes, car toute traduction est contextuelle, ancrée dans le temps, l’espace et les corps des gens.
Types d’ateliers de traduction littéraire
Il existe énormément de types d'atelier de traduction littéraire différents, et peu de recensions des pratiques diverses (c'est l’une des choses que je suis en train d'essayer de faire dans mon travail de recherche actuel). Cependant il me semble qu'on peut les distinguer dans les grandes lignes selon leur but, et selon les compétences qu'ils cherchent à développer en priorité.
C’est très synthétique ci-dessous, mais dans les prochains billets de blog j’entrerai dans les détails pour chaque type d’atelier, en proposant du matériel qui peut servir pour chacun.
1) Les ateliers ayant pour but premier l'apprentissage ou l'amélioration d'une langue étrangère.
Rappel du contexte-type: Ginette Skopos fait l’atelier dans le cadre d’une classe de syldave LV1. Les élèves ont donc des connaissances au moins basiques de cette belle et riche langue.
Dans ce cas on s'adresse donc aux apprenant.es d'une LV1 ou LV2. On va leur faire rencontrer un texte dans la langue qu'ilouelles sont en train d'apprendre, et on va travailler avec eux la traduction vers leur langue dite 'maternelle' (en général la langue de l'école).
Les exercices de version que vous faisiez en cours d'anglais/ espagnol/ allemand (/latin) sont une forme hyperscolaire de ce type d'atelier. Mais attention, la version, telle qu'elle est comprise et pratiquée la plupart du temps en France dans les écoles, n'est pas comparable au véritable travail de traduction littéraire et va complètement à rebours des tendances traductologiques actuelle. Sa composante didactique principale, l'évaluation punitive, selon des critères définis à l'avance (souvent artistiquement contestables, not to mention psychologiquement violents), est absolument indésirable dans les ateliers de traduction littéraire.
Au contraire, on va prendre une approche analytique, comparative, discursive, pour débattre des traductions obtenues, toujours dans une optique constructive. Il n’est pas question d’aller humilier les élèves parce qu’ils ont fait un solécisme.
Ce type d'atelier, donc, cherche en priorité à mettre en pratique et à développer des compétences linguistiques dans la LV2.
Format-type:
Il commence généralement par la présentation d’un texte source dans la LV2, que les élèves vont décoder d’abord de manière plus ou moins littérale, mobilisant des compétences dans la LV2, y compris des connaissances du contexte historique, des connotations des mots, etc. On élabore ensuite ensemble une traduction littéraire, mobilisant alors des compétences similaires dans la langue maternelle.

là par exemple j'étais à Londres au lycée Charles-de-Gaulle avec des élèves parfaitement bilingues et on a bossé sur The Poet X d'Elizabeth Acevedo


2) Les ateliers ayant pour but premier une pratique créative de la langue 'maternelle' et le développement d’un sens du littéraire.
Rappel du contexte-type: Ginette Skopos débarque chez les 4eB dans le cadre d’un cours de français. Les 4eB n’ont aucune connaissance du syldave. La plupart seraient bien incapables de localiser la Syldavie sur une carte.
Dans ce cas-là, on s'adresse aux participant.es non pas en tant qu’apprenant.es d’une langue étrangère, mais en tant qu'expert.es de 'leur' langue maternelle. Les ateliers que je fais moi-même sont en majorité de ce type-là. Dans ce type d’atelier, il n’y a aucun besoin pour les participant.es de connaître la langue source des textes à traduire.
Format-type:
Typiquement, un tel atelier commence par une rencontre avec le texte source dans la langue source, en insistant sur les sonorités, le rythme, etc., pour donner aux participant.es un sens de la langue. Puis on va avoir un jeu ou une activité (par exemple, avec des mots cachés, des rébus, des glossaires visuels, etc.) visant à élucider sémantiquement le texte source, pour créer une traduction approximative littérale.
Grâce à des nuages de mots, ‘brainstorming’ en groupe, travail en sous-groupes, et autres stratégies, la traduction est travaillée et retravaillée jusqu’à ce qu’on arrive à quelque chose de littérairement satisfaisant.
Pour moi, ce type d'atelier peut se comprendre comme une variante de l'atelier d'écriture créative. Principalement, il cherche à développer le sens littéraire, artistique, créatif, esthétique, des participant.es. Il cherche aussi à faire prendre conscience de ce qu’est la langue - il a donc une visée métalinguistique, c’est-à-dire de réflexion sur le langage.
3) Les ateliers ayant pour but premier le partage dans la communauté scolaire des langues parlées à la maison, et donc des multiples cultures et communautés existant au sein de l'école.
Rappel du contexte-type: Ginette Skopos va travailler en collaboration avec les élèves d’origine syldave de la classe, afin de faire traduire à leurs petit.es camarades non-syldavophones le fameux ‘Moustaches.’
Ce type d'atelier, extrêmement intéressant dans les écoles où il existe de nombreux enfants bilingues, vise à faire appel aux ressources linguistiques déjà existantes des enfants, pour valoriser la culture et la langue de leur foyer, les positionner en expert.es, et les encourager à partager cette expertise.
Ici on part du principe que, dans de nombreuses écoles, on a une mine d’expertise linguistique largement sous-exploitée: les élèves bilingues ou polyglottes. Du portugais au swahili, de l’allemand au vietnamien, du créole au catalan, de l’arabe au polonais, ces élèves peuvent être mis à contribution pour devenir profs de langue et meneurses d’ateliers de traduction, ce qui est évidemment un empouvoirement considérable et une manière de valoriser les langues parlées quotidiennement par les enfants et habituellement ignorées par l’école.
Format-type:
Décrit plus haut; cela peut aussi se faire sans traducteurice du tout, ex. demander à un enfant de partager une brève histoire dans sa langue familiale et d’en fournir une traduction approximative, littérale, en français. Ensuite, toute la classe ensemble retravaille la traduction pour en faire quelque chose de littéraire. Au passage, on apprend des choses sur la culture, le style littéraire, l’histoire du pays ou de la région dont est originaire la famille de l’enfant.

Quelques commentaires supplémentaires
Tout en même temps
J'ai fait attention à parler ci-dessus des compétences mobilisées 'en priorité' par ces différents types d'ateliers; mais bien sûr, ce qui est intéressant, c'est qu'on mobilise toujours toutes ces compétences en même temps aussi, bien qu'à différents niveaux. Traduire un texte du syldave sans rien connaître au syldave va mobiliser en priorité des compétences dans la langue cible (le français); cependant, les élèves vont aussi développer leurs compétences linguistiques et interculturelles. L'atelier de traduction littéraire est toujours éminemment multidimensionnel, parce que la traduction littéraire est toujours une pratique hybride - informée par tout un tas de différents facteurs et connaissances, et qui affine tout un tas de différentes aptitudes.
Littéral/ littéraire
On dirait, à travers ces trois exemples, que ces ateliers de traduction prennent pour base l’idée qu’on ‘commence’ par une traduction littérale avant ‘d’aller vers’ quelque chose de plus littéraire, de ‘retravailler vers’ le littéraire (un mouvement qui serait assez blasphématoire, en théorie de la traduction contemporaine). Je l’ai écrit comme cela pour simplifier, mais en réalité, une fois dans la classe, on voit que ces deux étapes ne sont jamais vraiment séparées; il y a constamment un va-et-vient entre le sémantique et le littéraire, entre l’équivalence directe offerte par le dictionnaire ou le glossaire et le mot plus éloigné mais plus juste qui naît spontanément sur les lèvres des enfants.
Ce qui est justement assez intéressant, c’est qu’on s’aperçoit qu’il est futile de considérer qu’il existe une distinction solide entre littéral et littéraire - on est en réalité toujours dans une zone de contact; le sens s’écrit quelque part entre les deux, modulé par des agent.es aux sensibilités littéraires et linguistiques variées.
J’arrête là pour aujourd’hui. Dans le prochain billet de blog, je partagerai un article que j’ai publié dans Les Cahiers Pédagogiques, où j’explique plus précisément le déroulement d’un atelier de traduction littéraire utilisant la poésie pour enfants.