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Couper des arbres tue des gorilles, pas forcément le climat (pour Causeur n°66, mars 2019)

Publié le 11 mai 2019 par Peggoche

Toute cause a ses symboles. Une réalité qui n'est pas si difficile à comprendre sur le plan cognitif. L'action militante étant très gourmande sur plein d'aspects (économique, énergétique, affective, etc.), tout ce qui peut en minimiser les coûts et maximiser ses bénéfices est bon à prendre. Investir un emblème, c'est mettre sa cervelle sur pilote automatique, s'épargner les scories de l'esprit critique, avoir des éléments de langage à portée de bouche et des images pour galvaniser l'enthousiasme des foules.
Du côté de la cause environnementale, le trope d'une nature non-humaine en voie d'agonie avancée fait florès depuis ses origines et a pu ainsi s'incarner dans l'ours blanc rachitique ou les forêts « poumons verts » de la planète frôlant le collapsus. Mais là où le catastrophisme et le manichéisme sont effectivement de redoutables carburants à prise de conscience – pour ne pas dire à pénitence –, ils s'avèrent bien plus pernicieux en matière d'action politique, condamnée à n'être jamais efficace si elle n'est pas scientifiquement informée. Ce qui exige une prise en compte de la complexité des données et une saine mitigation de l'agitprop.
Le cas des forêts est à ce titre éloquent. L'idée que la déforestation serait l'un des pires péchés de la civilisation industrielle et la couverture forestière, à l'inverse, l'un des souverains biens de la protection de l'environnement, semble désormais relever de la certitude. Dans ce sens, en 2015, le sommet climatique de Paris (COP21) allait être le premier à comptabiliser les initiatives nationales visant à compenser par les forêts – la protection des anciennes et la plantation de nouvelles – les émissions de CO2 générées par les énergies fossiles. La Chine promit de reboiser 1 million de kilomètres carrés et, en Europe, on s'engagea à débourser plusieurs milliards de dollars pour financer la préservation de la forêt tropicale. De même, lors de la COP19 à Varsovie deux ans plus tôt, les félicitations avaient fusé autour d'un « accord historique » visant à soutenir l'exploitation forestière durable. Et les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la Norvège avaient fait de gros chèques à des pays moins économiquement avantagés pour qu'ils luttent contre la déforestation tropicale. Sauf que les liens entre forêts et changement climatique pourraient ne pas être aussi simples, comme le laissent entendre les recherches de Nadine Unger, professeur de chimie atmosphérique à l'université d'Exeter (Royaume-Uni). La scientifique met en garde contre une confusion devenue courante dans les discours écologistes : l'amalgame entre les effets (indéniablement bénéfiques) de la forêt en matière de biodiversité et ceux (plus ambigus) qu'elle aurait sur un plan climatique. Ce qu'elle résumait en ces termes en 2014, dans une tribune publiée par le New York Times : « Planter des arbres et lutter contre la déforestation offrent des bénéfices certains à la biodiversité (...). Mais il en va tout autrement de vouloir ralentir ou inverser le changement climatique par la sylviculture. Scientifiquement parlant, dépenser dans l'exploitation forestière les précieux dollars de la lutte contre le changement climatique est une entreprise à haut-risque : nous ne savons pas si cela va refroidir la planète et nous avons de bonnes raisons de craindre un effet radicalement inverse ».
En cause, l'un des objets d'étude d'Unger : les composés organiques volatils (COV) émis par les arbres. Parmi eux, l'isoprène, un hydrocarbure susceptible de réchauffer l'atmosphère de plusieurs façons. D'abord en réagissant avec les oxydes d'azote de l'air pour former de l'ozone, connu pour augmenter les températures lorsqu'il se trouve dans les basses couches de l'atmosphère. Ensuite en ralentissant la dégradation du méthane, autre puissant gaz à effet de serre. Et comme rien n'est jamais simple, l'isoprène possède aussi des effets refroidissant lorsqu'il contribue à générer des aérosols bloquant la lumière du soleil.
Selon les modélisations d'Unger, à l'époque maître de conférences à Yale, le remplacement des forêts par des terres agricoles au cours de l'ère industrielle n'aurait eu que très peu voire pas d'effet sur le climat. Certes, selon ses calculs, cette disparition des forêts et prairies primitives – représentant environ 50% de la surface terrestre – a bien libéré le carbone stocké dans les arbres, mais elle a aussi augmenté l'albédo terrestre (à l'effet inverse de l'effet de serre) et diminué les émissions de COV, susceptibles de refroidir comme de réchauffer l'atmosphère.
Des recherches qui n'ont pas plu à tout le monde. En janvier 2019, dans un article de Nature faisant le point sur la « controverse » sur les liens entre valorisation des forêts et changement climatique, Gabriel Popkin relatait les contrecoups bien peu scientifiques qu'Unger avait dû subir après sa sortie du bois. En effet, la chercheuse déclarait avoir reçu des menaces de mort et vu certains de ses collègues lui refuser la plus élémentaire des politesses après la publication de son article. D'ailleurs, quelques jours plus tard, une trentaine de chercheurs avaient signé une contre-tribune déplorant la faiblesse scientifique des travaux d'Unger. Unger était aussi accusée de contrecarrer, sciemment ou non, les très vulnérables réussites de décennies de labeur militant grâce auxquelles l'ampleur de l'urgence climatique commençait tout juste à être saisie par les citoyens et leurs gouvernants. Face à l'imminence de la catastrophe, écrivaient-ils en substance, le temps n'était plus à la réflexion et encore moins à la remise en question d'une sagesse conventionnelle – davantage d'arbres, moins de changement climatique – applaudie dans les grands raouts internationaux. Qu'importe qu'Unger la jugeât « fausse » et présentât des données pour corroborer son jugement.
Et c'est bien là que le bât blesse. Si la panique est rarement bonne conseillère, elle l'est d'autant moins dans un domaine aussi complexe que la protection de l'environnement. Au début des années 2000, c'est en arguant d'une telle urgence que Luiz Inácio Lula da Silva avait fait adopter au Brésil l'un des programmes de développement des biocarburants les plus ambitieux au monde. Mais parce que son étayage scientifique était inversement proportionnel à son clinquant, près de vingt ans plus tard, sa nocivité environnementale, mais aussi économique et sociale, ne cesse de se faire jour.
Peu de certitudes sont peut-être aussi solides que celle-ci : si l'on vous dit que le temps de la réflexion est révolu et que seule doit primer l'action, alors on vous dicte parmi les meilleures recettes de catastrophe. Surtout si votre cause prend des airs de religion et entend réduire au silence, par tous les moyens, les dissidents ne voulant que signaler des accrocs dans votre orthodoxie.
initialement paru dans Causeur n°66, mars 2019

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