Il est difficile de parler de souveraineté numérique sans parler du monde immatériel dans lequel elle s’inscrit. La naissance du monde immatériel est attribuée aux Etats-Unis d’Amérique. Son développement correspond aux enjeux militaires et technologiques de ce pays. Il est donc difficile d’aborder cette problématique sans l’associer à la réalité des rapports de force entre puissances.
Comme le fut jadis le cas jadis pour monde matériel, le monde immatériel est un monde à conquérir. La suprématie technologique permet de créer des situations de dépendance durable. Elle favorise les pays qui mettent en œuvre une politique de puissance. Il est impossible de parler de souveraineté sans traiter la question de la recherche de suprématie et le refus de la dépendance dans les rapports de force entre puissances.
Les enjeux pour l’entreprise
Dans le passé, la France a rencontré un problème important à propos de l’informatique : l’incapacité de finaliser une politique de puissance dans le domaine de l’industrie informatique. Les entreprises n’avaient pas suivi De Gaulle. Les plus importantes se focalisèrent sur leurs intérêts en termes marché. Elles ne se reconnurent pas dans la nécessité d’appuyer une politique de recherche de puissance. Aujourd’hui nous sommes dans un cas de figure assez similaire. La grande majorité des entreprises françaises ont bien du mal à identifier leurs intérêts dans la construction d’une politique de souveraineté dans l’économie numérique. Et encore moins dans une politique de puissance si un pouvoir politique décidait de se lancer dans cette voie. Leur constat est simple : il est trop tard.
Les remontées d’information par le biais de l’intelligence économique soulignent que les entreprises françaises acceptent de dépendre des technologies américaines et bientôt chinoises. Après l’affaire Snowden, j’ai participé à un colloque français de RSSI qui me rapportèrent l’anecdote suivante. Plusieurs comités exécutifs annulèrent des dispositions prises avant l’affaire Snowden dans le domaine de l’externalisation de certaines activités dans le domaine des systèmes d’information de peur qu’un incident majeur leur fasse perdre la face à posteriori. Ces décideurs n’avaient tenu aucun compte des rapports de force entre puissances et des risques qu’ils prenaient en niant leur réalité dans leurs secteurs d’activités.
La première urgence est donc de mettre le monde de l’entreprise devant ses responsabilités sur cette question. Tant qu’il n’y aura pas une convergence de vues entre le pouvoir politique, les représentants de l’administration et les acteurs du secteur privé sur la manière de concevoir une politique d’accroissement de puissance dans l’économie numérique, le débat se figera sur les plus petits dénominateurs communs d’une politique de souveraineté. Autrement dit, je suis désolé de le dire ainsi, mais il ne dépassera pas le stade de la surveillance des mauvaises pratiques et de leurs éventuelles sanctions.
Les aspects stratégiques de la conquête du monde immatériel ne relèvent pas des autorités de contrôle. Dans ses effets majeurs, la politique de conquête s’articule avec une politique de puissance. Rappelons-nous dans le cas des Etats-Unis : à l’origine, ce qui allait devenir ensuite Internet est né d’un besoin de survie informationnelle en cas de confrontation nucléaire. Les GAFAM sont l’expression économique privée d’une volonté de détenir une suprématie dans les activités marchandes de l’économie numérique. Ce n’est pas un hasard si la Chine a refusé de dépendre des GAFAM et a construit les siens.
La seconde urgence est d’évaluer le coût d’une situation de dépendance : la France et l’Union Européenne sont globalement dépendantes des technologies numériques américaines. Cette situation est-elle souhaitable à moyen et long terme ? La manière dont est abordée la question du stockage de données révèle les différences de grille de lecture de la souveraineté selon que l’on se situe dans le monde occidental, en Chine ou en Russie. Pour les entreprises des pays dépendants, la localisation du stockage dans une recherche de souveraineté est marginalement pris en compte. Pour les entreprises chinoises, russes, et demain indiennes, elles devront s’aligner ou prendre fortement en compte le refus de la dépendance exprimée par leurs autorités politiques.
La troisième urgence est la prise en considération de l’enjeu majeur de l’usage commercial des données. Il ne faut pas se contenter d’analyser le problème sous l’angle de la protection des données personnelles. Véritable or noir du monde immatériel, l’accès aux donnée (ou le data) est le point d’entrée de la conquête des marchés du monde immatériel. L’analyse du fonctionnement des GAFAM en est la démonstration la plus didactique. Cette réalité était déjà perceptible avant l’explosion de la bulle Internet au début de ce siècle. Une start-up américaine (de WEB TV si ma mémoire est bonne) présentait son plan marketing en expliquant que plus elle collecterait d’informations sur ses clients, mieux elle pourrait répondre aux attentes de ses clients mais aussi les orienter vers d’autres choix. La législation américaine permet ce genre de démarche. A contrario, un groupe français perd aujourd’hui 15% de son chiffre d’affaires parce que la CNIL lui interdit de conserver la mémoire du compte bancaire de ses clients. Son concurrent le plus important, américain, est basé au Luxembourg et n’est pas soumis à la même contrainte.
Résumé de l’intervention de Christian Harbulot, datée du 23 mai 2019 devant la Commission d’enquête sur la souveraineté numérique au Sénat.
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