1-4-1Triptyques avec donateurs : Italie

Publié le 01 juin 2019 par Albrecht

On ne trouve pas en Italie de triptyques à volets mobiles avec donateurs, mais des triptyques fixes dans lesquels, vu l’absence de la contrainte de la fermeture, le panneau central a la même taille que les panneaux latéraux.

J’ai choisi de traiter à part les triptyques (ou les polyptyques) italiens dans lesquels le ou les donateurs figurent dans les panneaux latéraux : d’une part parce que l’éloignement par rapport à la Madonne rend moins sensible la question de l’ordre héraldique ; et d’autre part parce qu’ils posent l’intéressante question de savoir pourquoi l’artiste a choisi de les exclure du panneau central. Le cas le plus fréquent, celui où ils se trouvent aux pieds de la Madonne, sera traité dans les chapitres généraux (d’autant que certaines oeuvres considérées comme autonomes sont en fait le panneau central d’un polyptyque disparu).

Tandis que les flamands ont d’emblée conçu leurs triptyques comme une extension spatiale de la scène centrale, les italiens – qui se sont essayé à la formule bien avant la conception albertienne du tableau comme fenêtre sur le monde – ont accordé à ses zones latérales d’extension des statuts très divers, selon les artistes et les époques : le passage du donateur au travers du cadre, vers une zone avec un degré moindre de sacralité, répond à une exigence particulière qu’il est souvent possible de deviner.


Donateurs à taille souris

Polyptyque de San Domenico
Simone Martini, vers 1323-24, Museo dell opera del Duomo, Orvieto

Ce polyptyque (dont il manque deux panneaux) obéit à de fortes symétries centrales.

Polyptyque de Santa Caterina d’Alessandria
Simone Martini, vers 1319-20, Museo San Matteo, Pise

Il fait suite à une autre polyptyque lui aussi très symétrique, dans lequel le couple des deux Saint Jean remplace celui des apôtres Pierre et Paul.

Polyptyque de Santa Caterina d’Alessandria (detail) Polyptyque de San Domenico (detail)

On sait d’après des textes que le commanditaire, rajouté en position d’honneur dans le panneau au plus près de la Madonne, est Trasmundo Monaldeschi, évêque de Soana, qui de plus entretenait une dévotion particulière à Marie-Madeleine [1].

Simone a subtilement modifié les gestes de la Sainte pour accueillir le donateur :sa main droite le désigne et sa main gauche le place sous la protection du manteau.



Triptyque provenant de l’église San Quirico all’Olivo de Lucques,
1417, Battista di Gerio

Panneau gauche : saint Julien l’Hospitalier , saint Luc et le donateur Luca di Jacopo, Musée du Petit Palais, Avignon
Panneau central : Philadelphia Museum of Art.
Panneau droit : Saints Cyr (Quirico) et Juditte, Saint Sixte Pape, musée de Lucques

La stucture de ce triptyque est facile à expliquer : Si le patron de l’église, Saint Cyr, ne figure pas du côté honorable comme c’est l’habitude, c’est parce qu’il a laissé sa place à un Saint plus prestigieux, Luc  l’évangéliste. Le donateur Luca di Jacopo, un prêtre de Luques, se place aux pieds de son  Saint éponyme.

La composition est très sophistiquée, puisque la Vierge à l’Enfant  du panneau central se reflète à la fois dans le volet gauche (le tableau que Saint Luc est en train de peindre) et dans le volet droit : le couple mère-fils formé par Sainte Juditte et le petit Saint Cyr de Tarse, le plus jeune martyr de la chrétienté, mort à l’âge de troIs ou quatre ans sous Dioclétien, représenté ici tenant un rameau d’olivier en guise de palme du martyre).

La position du donateur est d’autant plus flatteuse qu’elle le place visuellement en pendant du petit martyr.

Une bénédiction déguisée (SCOOP !)


Dans le panneau central, l’Enfant tend la main droite comme pour une bénédiction : mais c’est en fait pour qu’un chardonneret s’y pose, attiré par la grappe de raisin qu’il agite de la main gauche. Cette utilisation très originale de deux symboles conventionnels de la Passion est ici clairement une figure de rhétorique, par laquelle le donateur en adoration se compare à l’oiseau captivé par l’Enfant.


Couple de donateurs à taille souris


Vierge à l’enfant, Saint Georges, Saint Antoine, Saint Blaise, Saint Martin et un couple de donateurs
Battista da Vicenza, 1408, Pieve di S. Giorgio, San Giorgio, Velo d’Astico

Le patron de l’église, Saint Georges, figure ici en position d’honneur.


Le petit personnage dans le panneau le plus à droite n’est pas un enfant du couple, mais le pauvre auquel saint Martin fait l’aumône de son manteau.

Par une amusante astuce visuelle, l’artiste nous fait comprendre que la petite canne sur laquelle il s’appuie est remplacée, pour les donateurs, par rien moins que l’immense bâton de Saint Antoine et l’immense crosse de Saint Blaise . De manière très originale, les donateurs sont en quelque sorte intégrés à la scène sacrée en tant « qu’attributs » purement visuels de ces deux saints.


Sano di Pietro

Quatre polyptyques avec donateurs ont été conservés, s’étalant sur une trentaine d’années.

Vierge à l’Enfant entre Saint Jean Baptiste, Saint Cyr (Quirico), Saint Fortunat (de Valence), Saint Jean l’Evangéliste
Sano di Pietro, vers 1440, Collégiale de San Quirico d’Orcia

Les deux donateurs, un roi (en position d’honneur) et un voyageur, sont sans doute deux pèlerins passés par cette ville-étape sur le chemin de Saint Jacques et de Jérusalem. Les séparations du triptyque sont peu marquées et le trône déborde de part et d’autre, établissant la continuité de la scène.

Le polyptyque est totalement symétrique, de sorte qu’aucun des donateurs ne puisse se sentir lésé : chacun dispose d’un Saint Martyr et d’un Saint Jean, et si le roi se trouve sous l’Ange qui couronne l’Enfant et sous la scène de la Résurrection, le voyageur se trouve sous l’Ange qui apporte un bouquet à Marie et sous la scène tout aussi prestigieuse de la descente aux Enfers.

L’écartement des donateurs dans les panneaux latéraux (toute relative du fait de la continuité de la scène) sert donc à attribuer à chacun la même quantité de sacré.

Vierge à l’Enfant entre Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, Saint Grégoire le Grand, Saint Augustin (Polyptyque de Saint Jean Baptiste)
Sano di Pietro, vers 1447, Pinacothèque nationale, Sienne

L’inscription du bas donne l’identité de l’abbesse qui a commandé le polyptyque :

QUESTA TAVOLA A FATA FA / BARTOLOMEA DI DOMENICHO DI FRANCIESCHO / PEL ANIMA DI SUO PADRE E DI SUO MADRE

Elle s’est fait représenter aux pieds de Saint Jean Baptiste, auquel était dédié le retable, et qui était l’objet d’une dévotion particulière dans le monastère. L’oeuvre comportait d’ailleurs une prédelle avec des scènes de sa vie, qui a été récemment reconstituée et pose par ailleurs d’intéressants problèmes iconographiques  [2].

Reconstitution du retable complet

Les deux saints de droite sont présents en tant que patrons de l’église (Saint Grégoire), et de l’ordre auquel appartenait l’abbaye (Augustin). La présence de Saint Jérôme s’explique par son rôle de protecteur des communautés féminines.

On notera d’ailleurs le côté « promotion de l’étude » de l’ensemble, puisque les trois figurines des pinacles (Saint Pierre Martyr, le Christ et Saint Antoine de Padoue), les quatre grands saints, et l’Enfant, portent tous une banderole ou un livre. Le texte de Saint Jérôme est une citation biblique reprise par lui dans une de ses lettres ; Saint Jean Baptiste et l’Enfant portent leurs paroles habituelles, faciles à reconstituer pour des nonnes : « ECCE AGNIU<s dei qui t>OLL<is peccata mundi> » et « EGO S<um lux> »

Polyptyque avec deux moines bénédictins, entre Saint Benoît, l’évêque Saint Quirin (Cirino), l’évêque Saint Donat et Sainte Justine
Sano di Pietro 1471 , Museo Civico e d’Arte Sacra, Colle di Val d’Elsa

Le Christ Sauveur, dans le fronton et les deux saints en position d’honneur, Benoît et Cirino, confirment que le retable provient de l’église Santi Salvatore e Cirino de l’abbaye bénédictine de Abbadia a Isola.

L’inscription en bas donne le prénom des deux donateurs : Don Benedetto et Don Francesco [3]. Si saint Benoit figure en première position dans le retable et dans la prédelle, ce n’est pas en tant que patron éponyme du premier donateur (il serait dans ce cas étrange que celui du second,Saint François, manque dans le retable) : mais parce que tous deux étaient des moines bénédictins. Il est logique néanmoins que celui qui porte le prénom du fondateur de l’Ordre se trouve à gauche, à la place d’honneur.

C’est sans doute à cause de cette dissymétrie (un des moines ayant son sait éponyme et l’autre pas) que les deux ont été voués à la Madonne, dans le panneau central.

Polyptyque de l’Assomption, avec Sainte Catherine, Saint Michel, Saint Jérôme et Sainte Pétronille
Sano di Pietro, 1479, Pinacoteca Nazionale, Pinacothèque nationale, Sienne (provient du couvent de Santa Petronilla degli Umiliati)

L’inscription en bas donne le nom de la clarisse qui a commandé le retable :

SANI PETRI PINXIT + QUESTA TAVOLA A FATA FARE SUORO BATISTA DE BENEDETTO DE NOBILIS DA LITIANO MCCCCLXXVIII

Elle est placée dans le compartiment central, juste sous les pieds de la Vierge, entre Saint Jean Baptiste et Saint Jean l’Evangéliste.

On peut tirer de ces quatre exemples une « règle » provisoire que nous allons chercher à confirmer : dans un polyptyque, les ecclésiastiques ont tendance à se placer dans le panneau central, au plus près de la Madonne (sauf dévotion particulière).



Voici justement un cas très clair de « dévotion particulière » :

La Vierge à l’Enfant avec Saint Catherine, Sain Jean Baptiste, Saint François et Saint Louis de Toulouse
Pietro Alemanno, 1475, Pinacoteca Comunale, Montefalcone (provient de l’église San Giovanni Battista, dépendant du couvent des Frères mineurs de l’Observance).

Ce retable très franciscain (en plus des deux saints franciscains en pied, on note encore saint Bonaventure de Bagnoreggio et San Bernardin de Sienne dans le registre supérieur) est une oeuvre de propagande en faveur de l’Immaculée Conception. Le frère franciscain aux pieds de Saint François brandit une banderole comminatoire :

Il n’aime pas réellement la Vierge, celui qui ne veut pas célébrer la fête de sa conception NON EST VERUS AMATOR VIRGINIS QUI RENUIT EIUS CONCEPTIONEM CELEBRARE




Vierge à l’Enfant entre Saint Bonaventure, Saint Jean Baptiste avec le donateur Ludovico Euffreducci, Saint François d’Assise et Saint Louis de Toulouse(polyptyque Wilstach)
Vittore Crivelli, 1481, Philadelphia Museum of Art

Réalisé par le frère du grand Crivelli, ce retable provient de la chapelle de la famille Euffreducci dans l’église San Francesco de Fermo. En raison de la présence des anges dans le anneau central, le donateur, un laïc, est placé à l’extérieur du panneau central, mais en position d’honneur.



En contrebas du perroquet (symbole de la Résurrection), il bénéficie du côté positif attaché à la dextre du Seigneur.


Donateurs d’encadrement

Polytique Serristori (détail des donateurs)
Mariotto di Nardo, 1424, église San Nazarro e Celso, Vérone

Une autre solution intéressante pour caser les donateurs en couple est inventée par Mariotto di Nardo.

Polytyque Serristori

Il suffit de les descendre au niveau de la prédelle, encadrant tout l’édifice.

Madonne à la ceinture avec Sainte Catherine d’Alexandrie et Saint François d’Assise
Andrea de Giusto, 1435 , Galleria dell’Accademia, Florence Vierge à l’Enfant entre Saint François d’Assise et Saint Bernardin de Sienne
Francesco di Gentile da Fabriano, 1460-70, église San Francesco, Matelica

La même solution est retrouvée sporadiquement.


Donateurs à taille enfant.

La place dans les compartiments étant limitée, la taille accrue du donateur va avoir tendance à le repousser dans les panneaux latéraux.


Triptyque
Ecole siennoise, 1300-24 , Memphis Brooks Museum of Art

Dans ce petit triptyque de dévotion privée, tous les personnages sont de la même taille, y compris dans la scène de la Crucifixion. Relativement à la Madonne, encadré par Saint Pierre et Saint Jean Baptiste, on peut considérer qu’ils sont tous de taille enfant.

A cette époque précoce, seul le cloisonnement du polyptyque autorise le donateur à se faire représenter de la même taille que les saints, mais dans un compartiment séparé, sous la figure d’un Saint évêque qui est probablement son patron.



Polyptyque avec le donateur, le curé Giovanni Forneri di Piasco
Hans Clemer, 1496, église San Giovanni Battista de Celle di Macra

Dans cette composition très conservatrice, le carrelage désarticulé s’oppose à l’effet de continuité : il confine chaque personnage dans son compartiment et crée au centre une sorte de plan incliné, une zone de répulsion dans laquelle le donateur, bien que membre du clergé, ne s’aventure pas. La raison nous en est donné par l’inscription située sous les deux médaillons représentant l’Annonciation :

V [ENERANDUS] / D [OMINUS] IOHANNES FORNERO / D [E] ARPEASCHO FECIT / FIERI / 1496.

Du point de vue du prénom, le donateur avait le choix entre les deux compartiments qui encadrent la Madonne : celui de Saint Jean Baptiste ou celui de Saint Jean l’Evangéliste. Du point de vue professionnel, il s’est très logiquement rangé du côté du saint Patron de son église, Jean Baptiste .


Polyptyque avec St Martin et un donateur
Boxilio, 1498 , église San Martino, Carbonara Scrivia (Alessandria)

Dans ce polyptyque très conservateur pour l’époque, le Christ de Pitié occupe le compartiment de gauche, ce qui repousse le patron de l’église à une place inhabituelle, dans le compartiment de droite. Le donateur (sans doute un chanoine de la cathédrale de Tortona) est agenouillé à ses pieds, béni par l’Enfant derrière  la colonne (en avant -plan), tandis que son bonnet rose traverse la séparation dans l’autre sens. [4]


Vierge à l’Enfant entre le bienheureux Giacomo Filippo Bertoni avec le donateur Philipo da Faventia , et Saint Jean Baptiste
Agostino da Vaprio, 1498, Eglise des SS. Primo e Feliciano, Pavie

Comme l’indique l’inscription, le retable et un ex-voto commandé par Philipo da Faventia en remerciement de sa guérison d’une maladie mortelle, deux ans auparavant. Comme dans le retable précédent, le bonnet du donateur passe derrière la colonne, mais l’Enfant ici ne le bénit pas.


Couple de donateurs à taille enfant

Polytique de Boi avec un couple de donateurs de la famille Zanardi
Altichiero, 1370-99, Musée de Castelvecchio, Vérone (provient de l’église de Boi, près Caprino Veronese)

La séparation entre les compartiments est ici une colonne en avant-plan, qui n’interrompt pas la continuité de la scène : l’Enfant tend de la main droite un oeillet rouge à l’époux.



Polyptyque avec Ludovic II, marquis de Saluzzo, présenté par Saint Constantius et son épouse Marguerite de Foix présentée par Saint Chiaffredo
Hans Clemer,vers 1500, duomo di Saluzzo

Dans ce retable très officiel, la cape rouge et le gonfanon des deux saints militaires, patrons de la cité, attirent l’oeil sur le couple seigneurial, et lui confèrent une forme de légitimité sacrée. Il s’agit de deux martyrs de la Légion thébaine : Constantius est assez connu (d’où sa place en position d’honneur) tandis que Chiaffredo n’est vénéré qu’à Salluzzo.

Vierge de Miséricorde
Hans Clemer,vers 1500, casa Cavassa, Saluzzo

On retrouve le même couple seigneurial dans cette autre commande officielle, au premier rang des bourgeois et bourgeoises de la cité, cette fois avec le futur marquis, leur fils premier né Michele Antonio. [5]


Donateurs à taille humaine

C’est essentiellement en Italie du Nord que vont se développer, à la Renaissance, les polyptyques avec donateurs à taille humaine.


Anonyme lombard, 1475-85, panneau central : Palazzo Madama, Turin ; volets : The Museum of Fine Arts, Houston

L’époux est suivi de Saint Jean Baptiste et de Saint Antoine abbé , l’épouse de Sainte Marguerite et Sainte Catherine. L’arrivée de la taille humaine s’accompagne ici d’un certaine maladresse : la taille inférieure des saints et leur position en retrait les apparenterait plutôt à des enfants qu’à des patrons (surtout pour les deux saintes, dont la robe est de la même couleur que celle de la donatrice).


A noter les deux minuscules pourceaux de Saint Antoine qui folâtrent sur la pelouse.

Dans le panneau central, la banderole porte une sentence fréquente dans les Vierges dites ‘de la Sagesse » :

Dans le sein de la Mère siège la sagesse du Père In gremio Matris sedet Sapientia Patris

La Vierge à l’Enfant entre Guglielmo VIII di Monferrato et Bernarda di Brosse
Anonyme, vers 1490, Chapelle Santa Margarita, Sanctuaire du Sacro Monte de Crea

La taille géante des deux époux s’explique par le fait que toute la fresque est conçue comme un trompe-l’oeil : les deux arcades ouvertes sur l’extérieur encadrent un retable peint, sensé se trouver au dessus de l’autel. Le marquis est accompagné dans ses dévotions par trois conseillers, tandis que sa troisième épouse est suivi par les deux filles, Giovanna et Bianca, qu’elle avait eues d’un précédent mariage.


Vierge à l’Enfant avec Saint Jacques, Saint Jean l’Evangeliste, Saint Jean Baptiste, Saint Thomas d’Aquin et un couple de donateurs (Giacomo Donato ?)
Macrino d’Alba (Gian Giacomo de Alladio), 1495, Palazzo Madama, Turin, photo JL Mazières.

Saint Jacques figure à gauche en tant que patron éponyme probable du donateur. La position inhabituelle des deux Saints Jean (anti-chronologique) résulte alors de la nécessité d’éviter l’entrechoquement des bâtons de Saint Jacques et de Saint Jean Baptiste dans le panneau de gauche. Elle a aussi pour avantage d’associer au mari, de manière flatteuse, l’aigle de l’Evangéliste , et à l’épouse le tout petit agneau du Baptiste.

Le cadre sert de complément en relief à l’architecture peinte. Ce truc du « portique-baldaquin » qui se prolonge dans le cadre était très à la mode à l’époque :

Pala de San Bartolomeo
Bartolomeo Montagna, 1485, Pinacothèque de Vicenza


Vierge à l’Enfant entre Saint Bernard avec l’ abbé Annibale Paleologo de Monteferrato, et Saint Jean Baptiste
Macrino d’Alba , 1499, Palais épiscopal, Tortona (provient de la Badia de Lucedio) .

Ce triptyque constituait la partie basse d’un retable à six compartiments, dont le registre du haut montrait le Christ mort, entouré par Saint Benoît et Saint Jérôme.

Les pilastres (modernes) découpent de manière purement fictive un paysage à l’antique, comme il convenait pour un retable officiel rendant hommage à la culture du commanditaire. L’oeuvre est signée et datée sur le cartel aux pieds de la Vierge , et les lettres H N B répétées sur la frise faisaient partie du monogramme d’Hannibal [6] . De plus, l’ensemble était surmonté de distiques grandiloquents, aujourd’hui disparus [7] :

L’illustre Annibal de Montferrat, immense

abbé commendataire, a fait faire cette noble oeuvre.

Le peintre Macrinus, natif d’Alba,

l’a peinte, Dieu lui fournissant son aide.

5 septembre 1499.

Annibal illustris Ferrati Montis, et ingens/

Commendatarius nobile fecit opus /

Hoc fieri, Pictor Macrinus natus in Alba/

Auxilium pinxit contribuente Deo/

1499 V Septembris

Rien d’étonnant à ce que ce magnifiscent abbé, portant les habits rose de protonotaire apostolique, se soit fait représenter à la place d’honneur.

Les triptyques avec donateurs de Lombardie-Piémont


Vierge à l’Enfant allaitant entre l’évêque Sant Orso et San Teolbaldo (Polittico dei Calzolai)
Martino Spanzotti et Defendente Ferrari, 1498 , Cathédrale de Turin

Ce retable ne comporte pas de donateur, mais c’est un jalon important : il va inspirer tous les grands retables avec donateurs de Lombardie-Piémont, que vont réaliser par la suite les élèves de Spanzotti, Defendente Ferrari et Girolamo Giovenone.

Il met en balance, de part et d’autre de la Madonne, un dignitaire de l’Eglise (avec sa crosse) et un martyr (avec sa palme), complémentarité que nous retrouverons souvent.

Les patrons des cordonniers, Saint Crispinien et Saint Crispin, figurent au registre supérieur avec leurs instruments de travail.

Saint Defendente et Sainte Apollonie avec un donateur Sainte Dorothée et Sainte Lucie avec un donateur

Girolamo Giovenone, 1503, Pinacoteca del Castello Sforzesco (provient de San Domenico a Biella)

Le retable a été commandé par les frères Bartolomeo et Pietro Meschiati, mais on ne sait pas précisément qui est qui. Le panneau central, aujourd’hui disparu, montrait l’Assomption de la Vierge. [8]

Mariage mystique de Sainte Catherine, entre Saint Laurent et Saint Jean Baptiste avec un donateur
Defendante Ferrari,1508-09, Eglise San Giovanni, Avigliana, et église de Cavour (centre)

On peut reconstituer la conception de la composition comme suit :

  • le thème du Mariage mystique présente dans la grande majorité des cas Sainte Catherine à gauche (afin que l’Enfant puisse lui passer, de la main droite, l’anneau nuptial à la main gauche) ;
  • pour l’équilibre de l’ensemble, le donateur ne pouvait pas se trouver dans le panneau gauche ; il est donc passé dans le panneau droit, en même temps que Saint Jean Baptiste (pourtant patron de l’église) ;
  • le panneau gauche est comme il se doit dédié à un martyr, dont la palme équilibre le crucifix de Jean-Baptiste. Le gril et l’escalier comblent l’espace, afin de ne pas déséquilibrer l’ensemble.


Ste Cécile avec un donateur Sainte Marguerite

Girolamo Giovenone, 1515-25, Musee Pouchkine, Moscou

On n’a aucune information sur le polyptyque d’où proviennent ces deux panneaux.


L’Immaculée Conception allaitant, entre Saint Dominique et Saint Laurent, avec le couple Raspa (Triptyque Raspa)
Girolamo Giovenone, 1516, église San Bartolomeo, Trino Vercellese (provient de l »église domonicaine San Paolo de Vercelli)

L’époux, Ludovico Raspa, tient à la main son béret rouge de jurisconsulte et semble lire le livre de Saint Dominique [9]. Comme d’habitude un dignitaire de l’église fait pendant à un martyr : c’est ici le lys qui répond à la palme.

Vierge à l’Enfant entre Saint Michel, une Sainte inconnue, Saint Lucie, Saint Dominique et un couple de donateurs inconnus
Girolamo Giovenone, 1527, Accademia Carrara, Bergame

Saint Dominique avec son livre est passé côté féminin, avec la martyre sainte Lucie. Les quatre saints sont à lire non par couples, mais en symétrie par rapport à la Madonne : les deux saintes lui servent de suivantes, les deux saints se chargent de lui présenter les donateurs.

Vierge à l’Enfant allaitant entre Sainte Barbe avec un donateur, et Saint Michel (polyptyque de Sainte Barbe)
Defendente Ferrari, 1520-30, Galleria Sabauda, Turin (provient de l’église Santa Maria in Borgo Vecchio d’Avigliana).

Le donateur s’est placé très logiquement du côté de sainte Barbe, à laquelle est dédié le retable (sa vie figure sur la prédelle, notamment en tant que patronne des maçons).

Le choix de Saint Michel est peut être dû à des considérations purement graphiques : s’agissant d’un donateur, il fallait un saint pour rétablir la parité ; et il fallait une présence massive pour équilibrer le panneau gauche très chargé, avec la palme, la tour et le donateur,. Saint Michel avec son glaive, sa balance, et son dragon remplissait parfaitement le cahier des charges.

Vierge à l’Enfant entre Sainte Ursule avec la donatrice Maria Balbi et Sainte Eulalie (polittico Balbi)
Pietro Grammorseo, vers 1521, Palazzo Madama, Turin (provient de l’autel de saint Jules et de Sainte Ursule, cathédrale d’Asti)

Ce retable attribué à Grammorseo [10] répond au même type de considérations : la donatrice accompagne, à la place d’honneur, la sainte titulaire de l’autel . S’agissant d’une femme, il était moins gênant de positionner en face d’elle une autre sainte, les deux pouvant être vues comme les suivantes de la Madonne.

Les saints se trouvent transportés au registre supérieur : Saint Jean Baptiste à la place d’honneur, en face de Saint Jules, le second titulaire de l’autel.

Quelques triptyques isolés

Vierge à l’Enfant avec Saint Pierre, Saint Benoit, Saint Romuald des Camaldules et Saint Marc (ou Paul) avec le donateur Pietro Priuli (Pala Priuli )
Giovanni Bellini et atelier, 1511-13, Museum Kunstpalast Dusseldorf

Ce retable a été réalisé pour l’église des Camaldules sur l’île San Michele de Venise (d’où la présence des deux saints moines).

Comme dans toutes les Conversations sacrées de Bellini, le paysage de l’arrière-plan est continu, et le découpage en trois parties ne s’imposait pas. A cette époque, à Venise, le format triptyque est considéré comme démodé et provincial : le choix de cette formule rend justice aux valeurs conservatrices du procurateur et richissime banquier Pietro Priuli, mais aussi constitue un avantage pour l’atelier de Bellini, en facilitant la délégation du travail et le recyclage de motifs utilisés par ailleurs [11]. L’absence de toute interaction entre les personnages, notamment entre l’Enfant et le donateur, est criante.

Un rajout tardif

Les donateur sont très rares dans les retables de Bellini (pour le seul autre exemple, voir 6-2 …en Italie, dans une Maesta).

La décision d’ajouter le portrait posthume du banquier a été prise par ses héritiers à la fin de la réalisation (il est superposé aux saints). La position d’humilité et le manteau noir étaient de mise, vu la modestie affirmée dans son testament (il avait demandé l’absence de tout decorum pour ses funérailles).

Il se trouve que le format triptyque, en favorisant la lecture panneau par panneau, minimise la dissymétrie du contenu : la grand plage noire du manteau heurte moins l’oeil .

Autre facteur favorable à cet ajout tardif : le livre tenu en hauteur  (l’attribut habituel de Saint Marc) laissait à droite de la place pour il’insertion du donateur. Si sa présence avait été prévue dès le début, sans doute aurait-il été positionné aux pieds de son saint patron, et non en face.


Polyptyque Crespi
Marco d’Oggiono, vers 1520, Chateau de Blois, photographie Yvan Boukef

On ne sait rien sur ce polyptyque démembré. Les deux saints majeurs qui encadrent classiquement la Madonne, Saint Jean Baptiste le Précurseur et Saint Pierre le premier pape, ne correspondent probablement pas aux prénoms des deux donateurs. Vêtus identiquement, ils sont traités à égalité : bénédiction de Marie pour celui qui se situe en position d’honneur, bénédiction de l’Enfant pour l’autre.

Le registre supérieur montre trois saints portant un livre, vus en légère contre-plongée (la proportion de ciel est plus grande). Saint Nicolas de Tolentino piétinant les démons est un moine augustinien, saint Augustin en est le fondateur et sainte Monique est sa mère.

Les deux attributs du registre inférieur, le crucifix et la clé, trouvent un écho visuel dans les deux crucifix du registre supérieur : de la même manière, les deux donateurs se trouvent projetés dans les deux livres des Saints en robe noire, comme s’ils partageaient avec eux une même vocation pour l’étude.


Références : [1] https://it.wikipedia.org/wiki/Polittico_di_San_Domenico_(Simone_Martini) [2] Dora Sallay, “La predella di Sano di Pietro per il polittico di San Giovanni Battista all’Abbadia Nuova: ricostruzione e iconografia”, Prospettiva 126-127, 2007, pp. 92-104
https://www.academia.edu/1464449/_La_predella_di_Sano_di_Pietro_per_il_polittico_di_San_Giovanni_Battista_all_Abbadia_Nuova_ricostruzione_e_iconografia_Prospettiva_126-127_2007_pp._92-104 [3] » QUESTA TAVOLA AFARE DON BENEDETTO E DON FRANCESCO A(D) (G)LO(RIAM) (D)EI MCCCCLXXI »
https://www.beweb.chiesacattolica.it/benistorici/bene/1253838/Sano+di+Pietro+%281471%29%2C+Madonna+con+Ges%C3%B9+Bambino+e+Santi [4] http://www.restituzioni.com/wp-content/uploads/2018.cat_.45.pdf [5] http://www.ghironda.com/valmaira/rubriche/hans.htm [6] Edoardo Villata, Macrino d’Alba, 2000, p 36. Voie aussi http://www.centrostudibeppefenoglio.it/it/articolo/9-22-1255/patrimonio-artistico/pittura/madonna-con-bambino-e-quattro-angeli-trittico [7] « Joannis Andreae Irici rerum patriae libri III: ab anno urbis aeternae CLIV usque ad annum Chr. MDCLXXII : ubi Montisferrati principum, episcoporum, aliorumque illustrium virorum gesta … recensentur » Giovanni A. Irico, 1745, p 34 https://books.google.fr/books?id=ZaxQAAAAcAAJ&pg=RA5-PA34 [8] http://www.lombardiabeniculturali.it/opere-arte/schede/3n120-00037/ [9] https://it.wikipedia.org/wiki/Trittico_Raspa [10] https://www.palazzomadamatorino.it/en/node/25279 [11] « Bellini and the Bankers: The Priuli Altarpiece for S. Michele in Isola, Venice » Jennifer Fletcher and Reinhold C. Mueller, The Burlington Magazin,e Vol. 147, No. 1222 (Jan., 2005), https://www.jstor.org/stable/20073810