Avec le développement continu, sur tous les continents, de plates-formes de paiement instantané, on aurait pu croire que les hésitations du secteur en la matière appartenaient au passé. C'était sans compter avec Alfred Kelly, directeur général de Visa, qui considère que le besoin est quasiment inexistant et que les obstacles sont sous-estimés.
Les arguments qu'il brandit pour justifier sa position semblent tout droit sortis d'une époque qu'on pensait révolue. Tout d'abord, selon lui, les consommateurs ne seraient pas particulièrement demandeurs d'une accélération de leurs transferts d'argent. D'autre part, dans un réflexe purement défensif par rapport à son entreprise, il ajoute que les solutions disponibles actuellement ne seraient pas toujours suffisamment fiables ni robustes et rendraient les annulations (par exemple en cas de litige) difficiles à gérer.
Il reste donc toujours nécessaire d'expliquer pourquoi la transition des flux monétaires vers le temps réel est un impératif incontournable, même si M. Kelly et ses équipes n'ont jamais entendu le moindre individu exprimer une telle exigence (ce qui, soit dit en passant, devient hautement improbable). Le raisonnement est pourtant simple à comprendre : la force de l'habitude, cultivée pendant des siècles, est un puissant inhibiteur d'ambition, pour les clients comme pour les institutions financières.
Ainsi conditionnés et résignés, la majorité des utilisateurs ne voit effectivement pas de raisons de réclamer un changement. En revanche, la moindre étincelle est susceptible de réveiller une frustration latente qui, elle, révèle le besoin profond. C'est justement ce qui se produit quand certains outils, marginaux au début, permettent de prendre conscience de la valeur de l'immédiateté, lors d'une demande urgente d'un(e) ado à ses parents, au moment de régler une facture oubliée, pour surveiller une fin de mois difficile…
Plus largement, c'est le monde d'aujourd'hui qui stimule l'évolution des attentes. Alors que l'environnement numérique dans lequel nous sommes plongés quotidiennement opère en temps réel, l'exception appliquée à l'argent paraît de plus en plus incongrue. Celui qui dit, en 2019, que les consommateurs n'ont pas besoin de transferts instantanés révèle un grave défaut d'écoute de ses clients : des voix s'élèvent désormais un peu partout pour s'étonner et s'indigner des délais de traitement des opérations bancaires…
Du côté des réserves émises, il est évidemment impossible de nier que l'accélération des paiements crée de nouveaux problèmes, notamment en termes de sécurité. Mais, outre que certains acteurs ont depuis longtemps démontré (PayPal ?) qu'ils n'étaient pas insurmontables, il est un peu facile de passer sous silence les innombrables failles que facilitent, historiquement, les décalages de prise en compte des transactions.
Quand Visa se prétend innovante, son rôle devrait consister à identifier les attentes de ses clients, explicites ou implicites, et à tout mettre en œuvre afin d'y répondre, en cherchant systématiquement les moyens de lever les obstacles qui se dressent sur la route pour y parvenir. Au contraire, sa stratégie semble intégrer les deux pires ennemis de l'innovation : décider arbitrairement de ce qui est bon ou non pour les utilisateurs et s'arrêter prématurément sur la perception d'une difficulté technique.