Magazine Cinéma
Par où commencer l’étude d’une œuvre aussi géniale que Les Furtifs ? Vous connaissez mon admiration sans bornes pour Alain Damasio. Aussi, plutôt que de m’éparpiller en louant tout ce qui rend son dernier roman aussi exceptionnel, je vais me concentrer sur un aspect du livre que j’estime crucial dans son apport à la littérature : son esth-éthique du vivant.
Le vivant, source de la poésie
Même s’il semble s’agir d’un des fantasmes d’écrivain de Damasio, Les Furtifs n’est, comme tout livre, pas vivant, au sens que nous accordons d’ordinaire à ce mot. Néanmoins, l’hybridation stylistique et la déconstruction poétique du langage qui caractérisent l’écriture damasienne, couplées cette fois avec cette autre manière d’habiter le langage que pratiquent les furtifs, amènent l’art romanesque de l’auteur vers un tout autre niveau d’expérimentation formelle. Bien que La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent s’efforçaient de quitter le pauvre « humano », comme dirait le personnage de Toni Tout-Fou dans la dernière œuvre, les précédents romans de Damasio n’allaient pas jusqu’à faire de l’effervescence créatrice du vivant la source non seulement d’une nouvelle éthique pour notre époque, mais également de la littérature.Ceci conduit à de purs moments de suspension poétique, où se révèle notre trouble fascination pour d’autres espèces animales autrement douées que nous. Témoin, quelques lignes du « chant » des furtifs :« Je m’en fiche ! Juchée la niche – Fauche sur sèche-linge, chasse-neige chauffe –C’est chanmé, les chums, ça se mailloche au solle chanvre filoche, isiphonne chiffon ».Aussi déroutant et absurde puisse paraître cet assemblage de mots, il nous donne à sentir une manière radicalement différente d’utiliser le langage. D’une certaine manière, Damasio rejoint le discours poétique de Mallarmé, qui reprochait en son temps à l’usage utilitariste du langage de « prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie » (Crise de vers), tel un échange commercial d’où seraient exclues toutes considérations esthétiques. Cependant, à la différence du chantre du symbolisme, Damasio considère que la « fonction poétique du langage » (Jakobson) – celle qui joue sur la matière même des mots, leurs sonorités, leurs graphies (et ici, je ne pourrai malheureusement pas vous recopier les trouvailles typographiques du passage en question) – ne doit pas se séparer du vivant mais au contraire y retourner tout entière, car c’est de lui qu’elle découle. Dans Les Furtifs, Saskia est le personnage qui s’apparente le plus à ce poète d’un nouvel âge. Son hyperacousie lui permet de vibrer au même rythme que tous les sons que son oreille perçoit. C’est elle qui, la première, constate que « le sonore est [le] sens privilégié » des furtifs, et non la vue, « sens du pouvoir ». C’est encore elle – aux côtés du philosophe Varech – qui note ce que fait le chant des furtifs aux structures du vivant, à savoir qu’il les chamboule, les perturbe, les oblige à se recomposer. En un mot, que l’énergie (dynamique) supplante la forme (fixe).
… et des luttes politiques
Mais quels rapports peut-il y avoir entre ces préoccupations littéraires et le cadre dystopique dans lequel se déroule Les Furtifs ? Beaucoup de choses en réalité. Dans cette France du mitan du XXIe siècle, bradée par l’État à des multinationales qui n’ont eu de cesse d’en transformer les villes en zones hyper-contrôlées où tout se vend, le vivant inspire les luttes. D’une part, certains mouvements se nourrissent explicitement ou non des capacités extraordinaires d’adaptation du monde vivant. Pareilles à la prolifération du végétal, l’Intersticielle et la Traverse réinvestissent les moindres recoins de la métropole post-moderne soumise au diktat de l’architecture mono-fonctionnaliste. Semblable aux oiseaux, la Céleste, quant à elle, fait des toits des villes un espace de liberté de mouvement. En somme, la vie, qui, comme le rappelle l’un des personnages de Jurassik Park, « trouve toujours un chemin », crée des lieux utopiques au beau milieu de la plus sombre (parce que clinquante) dystopie.D’autre part, on observe plus profondément que la philosophie politique du vivant – telle que la défend Varech – sert de matrice à toute lutte révolutionnaire. À l’instar des furtifs, qui en sont l’emblème, le vivant est, sous la plume de Damasio, ce qui résiste à toute catégorisation. D’où l’hybridité stylistique et la polyphonie narrative que doit déployer l’écrivain pour approcher – plutôt que saisir – ces êtres exceptionnels. Les furtifs ne sont pas seulement invisibles ; ils métabolisent leur environnement, ce qui les rend invulnérables à la préhension monolithique du capitalisme. Ni objets marchands, ni sujets récalcitrants, ils existent ; et en existant, résistent. À nous de nous rendre aussi vivants qu’eux pour nous défaire des catégories qu’on nous impose pour mieux nous briser.
Les Furtifs, Alain Damasio, 2019, La Volte, 687 p.
Maxime
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