Léon Moussinac (1890-1964) a été l’un des premiers et plus influents théoriciens du cinéma au début du XXe siècle et un grand spécialiste du film soviétique. Le 7e art suscita la passion de Moussinac à cause de la richesse de ses possibilités d’expression d’un point de vue artistique, mais le medium retint aussi son attention pour le rôle important qu’il était appelé à jouer dans le domaine de l’éducation des masses.
Il tint longtemps une rubrique critique dans l’Humanité et il contribua à fonder et animer les premiers ciné-clubs français (Ciné-Club de France, les Amis de Spartacus) qui diffusèrent les œuvres de cinéastes tels qu’Eisenstein, Louis Delluc, Jean Vigo, Victor Sjöström, Abel Gance, Epstein… Dans les années 1930, sous l’égide du Parti communiste, Moussinac prit part à la création de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), qui devint par la suite Ciné-Liberté, où se retrouvèrent Jacques Becker, Georges Sadoul, Cartier-Bresson… Si l’essai de Moussinac consacré au Cinéma soviétique est malheureusement épuisé, on peut toujours commander son Traité de la mise en scène (L’Harmattan) ainsi qu’une anthologie de ses articles, Léon Moussinac : critique et théoricien des arts (Ass. fr. de recherche sur l’histoire du cinéma). Ce que l’on a un peu oublié, par contre, c’est que Moussinac fut également poète (Aragon préfaça son recueil Poèmes impurs paru en 1945), mais aussi romancier. Les éditions Delga nous le rappellent aujourd’hui en republiant le deuxième roman de Moussinac, initialement paru en 1935, intitulé Manifestation interdite.
La manifestation en question, c’est celle que le PCF et la CGTU décident d’organiser à l’été 1927 pour protester contre l’exécution imminente, aux Etats-Unis, de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Condamnés pour un crime qu’ils n’ont pas commis, au terme d’un procès inique, parce qu’ils sont anarchistes, les deux hommes sont devenus le symbole d’un affrontement de classe qui se radicalise. Le 7 août, à Paris, le Parti communiste français et la CGTU défient le pouvoir en décrétant un grand rassemblement. La préfecture de police se tient prête : « On prépare la distribution des cartouches, des matraques et de l’alcool. »
Sur cette toile de fond qu’il peint avec une attention documentaire, Moussinac place un personnage central : Constant, petit cadre dans une imprimerie, un homme intelligent, disposé à la réflexion, à l’introspection même, mais prisonnier de son milieu. Sa femme est une petite bourgeoise étriquée, superstitieuse, et frustrée par le manque d’ambition de son mari. Lorsque la sœur de Constant, qui vit sous leur toit, tombe amoureuse d’un ouvrier de l’imprimerie, un communiste, leur petit monde est bouleversé, et les repères de Constant commencent à tanguer à mesure que l’agitation politique gagne la sphère familiale.
Moussinac avait fait la guerre de 14-18 dans le prolongement de son service militaire : huit années au total sous les drapeaux, qui le délivrèrent totalement des légendes du loyalisme guerrier. Son Constant lui ressemble sur ce point. La réalité de la guerre lui a ôté un certain nombre d’illusions. En assistant avec sa femme à un film de guerre américain, il éprouve à nouveau « l’inutilité de sa vie, la fatigue de son corps, le dégoût des veilles, des attaques, de l’héroïsme et de la peur. » Moussinac retrouve le ton du critique de cinéma pour décrire le film qui émeut l’épouse et indigne le mari : « Des querelles, des coups, des scènes de saoulerie, des « excitations » sur la bouche et ailleurs, voilà la gloire de tels hommes ! Un sous-titre avoue que leur héroïsme dans le combat – qui n’est pour eux qu’une ivresse de plus – c’est un métier. Un seul cri humain, dans cette tragique farce, celui d’un soldat, d’un volontaire, qui comprend soudain toute l’inutilité de la tuerie et se révolte ; mais on le maquille en fou, comme il convient. » La guerre a planté la graine de la révolte dans l’esprit de Constant ; mais les idées contre la guerre sont de celles qui ne se disent pas dans son milieu, et cette colère se ravale en ruminations pessimistes : « Oui, un troupeau… et dont je suis. Rien à faire. Nous sommes trop intoxiqués. (…) Je ne crois pas à l’avenir. Si seulement je pouvais croire à la minute présente. »
Peu à peu, ce caractère résigné va pourtant être tiré de sa torpeur, par l’exemple de la liberté de sa soeur, du courage de l’homme qu’elle aime, et par le contact avec la foule, avec d’autres hommes, qui rompent l’étouffant isolement de son confort pauvre. La condamnation à mort des deux innocents et la brutalité de la répression policière se conjuguent pour exciter chez lui l’esprit de justice : « Quand il a vu l’assaut des brigades, l’assommade dans les cafés, les coups donnés lâchement à des passants évidemment inoffensifs, quand il a vu piétiner les femmes, battre les vieillards et les enfants, il a senti naître en lui une révolte active. Il s’est insurgé. Sa violence a trouvé, enfin, une sortie juste. »
Cette évolution du personnage est suscitée par des raisons valables, et menée avec nuances. Cependant on sent que le talent de Moussinac est avant tout affaire d’intelligence et que sa volonté de tout expliquer le mène parfois à un certain didactisme qui n’est pas celui d’un pur romancier : « Il cède à une sorte de civisme héroïque auquel les grands bourgeois républicains ont renoncé depuis longtemps, vieilles nippes qu’ils ont données aux masses avec les Droits de l’Homme et du Citoyen, en en appelant aux « immortels principe de 89 » (…) Une crise de conscience ravage ce petit-bourgeois de bonne volonté à qui il apparaît qu’un chemin existe encore, à suivre, entre la voie triomphale de la bourgeoisie et le boyau de tranchée des communistes qui a remplacé – pense-t-il – le chemin de croix d’autrefois… Il est convaincu que l’homme, à quelque catégorie sociale qu’il appartienne, garde intactes, dans la majorité des cas, sa conscience et sa bonté naturelle. Survivance des lectures de Jean-Jacques, de l’Emile et du Contrat Social… »
Malgré tout, voilà un portrait sans concession du petit-bourgeois d’il y a un siècle. A-t-il tant changé ? Beaucoup de choses ont changé depuis le temps de Moussinac. Le fond du problème — celui du rôle de la petite bourgeoisie, « force sociale d’une importance capitale, mais hésitante, terrorisée par le spectre rouge » (Lénine) — demeure. Ca, et les méthodes de la préfecture de police.
Sébastien Banse
Léon Moussinac, Manifestation interdite Préface de François Eychart Editions Delga, 219 pages 17 €
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