Dans un contexte d’insatisfaction et de frustrations à l’égard même de la démocratie (1), de durcissement de la guerre commerciale, d’augmentation de la menace sécuritaire nationale et internationale, de craintes de récession majeure à cause d’un modèle économique basé sur la dette et le dollar américain… l’Allemagne réaffirme sa volonté de puissance au sein de l’Europe et face aux Etats-Unis. Le leadership du gouvernement actuel est de plus en plus critiqué, comme en témoigne notamment la crise des réfugiés et la montée du parti Alternative für Deutschland (AfD), désormais premier parti de droite en Allemagne de l’Est, qui défend l’ordre et la stricte application de la loi. Nous observons en effet une revitalisation de la pensée nationale-conservatrice en Allemagne. Les Allemands appellent à plus de cohérence et de clarté dans les objectifs visés et réclament un leadership plus fort pour faire face à une instabilité grandissante.
Tout en s’adaptant à la politique américaine, l’Allemagne doit gérer une relation complexe avec la Russie dont elle s’est rapprochée, ce que voient d’ailleurs d’un mauvais œil les Etats-Unis. Compte tenu de sa responsabilité dans la IIème Guerre Mondiale, l’Allemagne s’était retenue d’affirmer une forte politique étrangère et de promouvoir son intérêt national de crainte de raviver les peurs d’une agression allemande et du nationalisme. Or aujourd’hui, l’Allemagne s’est émancipée et n’hésite pas à s’engager ouvertement dans une lutte face à la puissance américaine en prenant la tête de l’Europe.
Les mises en garde américaines
L’Allemagne est fortement critiquée par les Etats-Unis en raison des déséquilibres en matière d’excédent commercial au profit des Allemands. Cet excédent allemand s’est établi à 64 milliards de dollars en 2017, déséquilibre jugé inacceptable par le président Donald Trump comme en témoigne un de ses messages sur Tweeter en 2017. Les critiques sont également adressées par l’intermédiaire de M. Peter Navarro, président du Conseil national du commerce de M. Donald Trump, qui n’hésite pas a déclaré que l’Allemagne continue d’exploiter d’autres pays de l’Union européenne ainsi que les Etats-Unis avec un « Deutsche mark implicite » sous-évalué. Une baisse des exportations allemandes aurait des conséquences majeures, en particulier au niveau du système politique allemand qui serait menacé par une crise économique et monétaire de grande ampleur. L’Allemagne a donc besoin de renforcer son pouvoir et son influence, en premier lieu au sein de l’Europe – aujourd’hui divisée – en se posant comme « nation cadre ».
Un pas vers une politique de puissance dans le cyberespace
L’Allemagne s’est engagée dans le renforcement de ses capacités militaires, d’espionnage et de cyber-attaque pour faire face aux menaces actuelles. Le projet de budget allemand prévoit d’ores-et-déjà une hausse des dépenses militaires. En effet, le budget de la défense devrait passer à 45,1 milliards d’euros à compter de 2020 contre 43,2 milliards cette année. Les Etats-Unis insistent depuis longtemps pour que Berlin augmente ses dépenses militaires jusqu’à 2% du PIB, objectif sur lequel les pays de l’OTAN s’étaient mis d’accord en 2014, lors d’un sommet au Pays de Galles. Malgré un budget de la défense en hausse, celui-ci reste inférieur aux 2% du PIB (1,23% du PIB d’ici 2023) et largement inférieur aux besoins exprimés par le ministère de la défense allemande, de nombreux officiers étant convaincus que ces efforts restent insuffisants.
Pour faire face à ses difficultés en termes d’effectif et d’équipements, l’Allemagne cherche à promouvoir une plus grande coopération politique, militaire et industrielle au sein de l’Union européenne plutôt que de renforcer l’OTAN sur le flanc est de l’Europe. Elle privilégie une mutualisation des moyens dans un concept de nation cadre, avec des partenaires du nord et de l´est de l´Europe, plutôt qu’une « armée européenne commune » vouée à l’échec en raison des différences de cultures stratégiques et d’intérêts entre les grandes puissances européennes. Avec ou sans l’union européenne, l’Allemagne semble donc de plus en plus déterminée à rassembler les armées européennes, pour faire face notamment à la volonté américaine de ne plus financer la défense de l’Europe, tandis que l’Allemagne exporte massivement vers les Etats-Unis.
Sur le plan politique, l´Allemagne renforce sa responsabilité internationale non seulement en multipliant les partenariats mais en s’engageant de plus en plus dans les opérations de sécurité extérieures. Pendant la « guerre froide », l’armée allemande était exclusivement défensive de concert avec l’OTAN. La participation à des opérations extérieures (Balkans, Cambodge, Somalie, Soudan, Afghanistan, Mali, République centrafricaine, etc.) contribue à une transformation en profondeur de l’armée allemande (professionnalisation, réorganisation structurelle et des modes d’actions, etc.) vers une armée de projection. En parallèle, l’Allemagne renforce ses capacités en matière de Renseignement et de Cybersécurité, en se dotant notamment d’un Commandement de l’information et du cyberespace, non seulement pour se défendre mais également répondre avec des mesures offensives.
En avril 2019, le Général de brigade allemand à la retraite, Erich Vad (2), a adressé des critiques à la ministre allemande de la Défense, Ursula von der Leyen, sur la présence de « lâches et de bureaucrates » au sommet des armées (3). En préconisant un changement radical de leadership, un accroissement de l’effectif de l’armée et une amélioration de ses capacités, il se veut être le porte-parole d’une opinion qui se développe en Allemagne.
Une volonté de pousser l’Europe à s’interposer
En définitive, face aux Etats-Unis qui mènent une politique étroitement définie comme « l’Amérique d’abord », l’Allemagne s’affirme comme n’ayant pas d’autre choix que de répondre avec une politique plus agressive est ambitieuse. La ministre de la défense, Ursula von der Leyen, déclarait en 2014 au journal Spiegel qu’ « il est dans l’intérêt primaire de l’Union européenne de veiller à la sécurité et à la stabilité en poussant les pays à prendre leur responsabilités. Il faudra, à l’avenir que l’Europe parle d’une seule et même voix ».
Plus récemment, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité (MSC), réunie en février 2019, le président Donald Trump est présenté comme une force de déstabilisation dans le monde. Le président de la MSC, M. Wolfgang Ischinger (4), a déclaré qu’il serait important que l’Europe montre aux « participants non européens que l’UE est prête à défendre ses intérêts en s’affirmant ». En réalité cet appel à l’unité de l’Europe et à sa militarisation n’est pas orienté contre M. Trump, mais plus largement contre la puissance américaine, sachant que le « mépris » du peuple allemand contre les Etats-Unis est très ancien et profond. Un certain anti-américanisme s’était déjà développé au 19ème siècle en raison d’une hostilité au modèle de la « société de consommation de masse » et de « capitalisme impitoyable ».
Frédéric Frachon
NOTES
(1) Voir l’étude du Pew Research Center, le 29 avril 2019, sur le fonctionnement de la démocratie.
(2) Ancien conseiller en chef de la politique militaire de la chancelière Angela Merkel de 2006 à 2013.
(3) Un des journaux les plus populaire d’Allemagne, Bild am Sonntag, a publié la critique du général Erich Vad en première page du 14 avril 2019.
(4) Ancien ambassadeur d’Allemagne à Washington.
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