6-4 Le donateur-humain : en Italie, dans une Conversation sacrée

Publié le 28 juin 2019 par Albrecht

Cette formule ajoute des saints en nombre varié de part et d’autre de la Vierge à L’Enfant. Au sein de cette compagnie, le donateur s’insère avec discrétion, parfois sans saint patron explicite.


Le donateur à gauche

Saint Jérôme avec le donateur Michele Guinigi, et Sainte Catherine
Michelangelo di Pietro Membrini, vers 1500 , Getty Museum, Los Angeles, USA.

Les armoiries sont celles de deux familles nobles de Lucques, les Guinigi à gauche et les Buonvisi à droite. La présence de Sainte Catherine suggère que le donateur pourrait être Michele Guinigi, qui épousa en 1496 Catarina Buonvisi. La père de Michele, Girolamo, expliquerait la présence de Saint Jérôme.[1]

Si ce réseau d’hypothèses est vrai, ce tondo transposerait donc la scène sacrée de la présentation du donateur à Marie par son saint patron, en la scène profane de la présentation à sa future épouse par son propre père.

Théologie, mythologie (SCOOP !)


A une époque d’intense brassage culturel, et dans un contexte privée, ce type d’audace n’a rien d’impossible. Ainsi la pomme au dessus du rubis entouré de perles peut être lue comme le fruit d’Eve au dessus d’un joyau marial, tout autant que le fruit de Vénus au dessus d’un cadeau nuptial qui assure, comme la guirlande de corail, l’union entre les deux familles.

Et la scène en grisaille du dossier, intentionnellement peu lisible, semble bien évoquer, dans le dos de la Vierge, le repos de Mars et de Vénus.


Bellini, 1507, Chiesa di San Francesco della Vigna, Venise Girolamo da Santacroce, 1510-20 Palazzo Roverella, Rovigo

Saint Jean Baptiste avec un donateur, Saint François, Saint Jérôme et Saint Sébastien

La premier panneau a été commandé à Bellini par Giacomo Dolfin, pour sa chapelle privée dans l’ancienne église San Francesco della Vigna. A la fin du XVIeme, il a été déplacé dans la nouvelle église, dans la chapelle de la Confrérie de la Conception et le donateur a été repeint -sans doute un membre de cette confrérie : comme il porte les attributs de Saint Jacques (la coquille et le bâton), on suppose que son prénom était Jacques, le même que celui du donateur d’origine [2]. Il s’agit en tout cas d’un exemple d’une Conversation sacrée de laquelle le Saint Patron éponyme est absent.

Ceci facilite évidemment l’adaptation du panneau à n’importe quel donateur, comme l’a fait Girolamo da Santacroce.

Saint Jean Baptiste avec une donatrice, Saint Jérôme
Giovanni Mansueti , 1500-05, Collection privée

Saint Jean Baptiste avec un donateur, Sainte Anne, Sainte Catherine
Joslyn Art Museum, Omaha Saint Pierre avec un donateur, Sainte Catherine, Sainte Marie Madeleine
Accademia, Venise

Mansueti compose de manière combinatoire :

  • saint patron avec une donatrice ou un donateur ;
  • ciel ou paysage ;
  • Enfant tenant le manteau de sa mère, une figue ou rien ;
  • à droite, saint équilibrant la donatrice ou saintes équilibrant le donateur.

Par sa position sur la gauche, l’Enfant fait cependant toujours  « pencher » la composition en faveur du donateur.


Saint André avec un donateur, Saint Nicolas, Sainte Catherine
Francesco Rizzo de Bernardo, 1518-29, Musee Adriano Bernareggi, Bergame

Une manière de lire cette composition est d’opposer le paysage rocailleux, à gauche, et le paysage arboré, à droite. Par leur positionnement, les attributs des trois saints y prennent une signification autonome, dans laquelle la crosse florissante de Saint Nicolas fait contraste avec la croix brute de Saint André. Quand au livre géant, symbole traditionnel de la sagesse de Sainte Catherine, sa position au bas de la crosse le place en pendant avec la tête du donateur, au bas de la croix : comme si le voeu de celui-ci était une aspiration à la sagesse, au sein d’un paysage apaisé.

Saint Jean l’Evangéliste avec un donateur, Sainte Catherine
Polidoro da Lanciano, 1535-65, église Santa Maria dei Servi, Venise

Avec les mêmes lignes de composition sous-jacentes, ce tableau véhicule un message bien différent. Horizontalement (flèches vertes), la palme de Saint Catherine fait écho à la plume de Saint Jean, et la roue dentée de son martyre à la banderole « PECCAVI (J’ai péché) » du donateur : comme si cette roue était la sanction de ses péchés.

Lue verticalement (flèches jaunes), la même banderole répond au livre de Saint Jean; la robe noire et le profil aquilin du donateur à son aigle.

En somme, le donateur s’accuse auprès de Sainte Catherine, et compte sur Saint Jean pour l’excuser.


Le donateur à droite

Saint Jean-Baptiste, Sainte Marie-Madeleine, Saint Georges, Saint Pierre et un donateur
Bellini et atelier, vers 1490, Louvre, Paris

Cette composition en apparence très symétrique est en fait entièrement pensée pour tenir compte de la position du donateur. L’écart entre la verticale centrale, marquée par la main bénissante de l’Enfant, et la verticale marquée par la lance de Saint Georges, appelle le regard à converger vers les mains jointes du donateur, en passant par toutes les mains visibles sur le panneau.

Vierge à l’Enfant avec une sainte, un saint et un donateur
Vincenzo Catena, 1504, Ermitage, Saint Petersbourg

Comme Bellini, Vincenzo Catena positionne la main bénissante de l’Enfant sur la verticale centrale. Il répartit ensuite ses personnages en utilisant, comme nous l’avons vu plus haut,  les diagonales des deux moitiés : cette construction amène à lire horizontament la relation entre Marie et la Sainte non identifiée qui l’accompagne, et verticalement la relation entre le donateur et son saint patron : ce qui diminue l’impression d’un manque à gauche, en face du donateur.

Vierge à l’Enfant avec une sainte, Saint Nicolas, Saint François et un donateur
Vincenzo Catena, 1500-05, Walker Art Gallery, Liverpool

La même construction vaut aussi dans le cas de deux saintes et deux saints, dont les têtes sont positionnées sur les diagonales. Décaler le donateur vers la gauche, donc en symétrie avec le corps de l’Enfant, diminue également l’impression d’un manque.

Saint Pierre, Saint Jean Baptiste, Sainte Catherine, Saint Louis de Toulouse avec le donateur Ludovico Ariosto
Vincenzo Catena, vers 1512, Gemäldegalerie, Berlin

La même construction met en symétrie la croix de Saint Jean Baptiste, qui pointe le livre de Saint Pierre, et la palme de Sainte Catherine, qui pointe la tête du donateur. Cette équivalence graphique entre celui-ci et le livre est très certainement voulue, puisqu’il s’agit de l’Arioste, le célèbre poète [3]. Et la palme du martyre est aussi celle de sa gloire littéraire.

Saint Sébastien avec Saint Antoine, saint Jacques avec un donateur inconnu
Andrea Previtali, 1500-28, Collection Saibene, Milan

Cette composition constitue une solution très originale à la rupture de symétrie créée par l’introduction du donateur : profiter du cadrage serré pour placer un saint en contrebas, sans avoir besoin de montrer un agenouillement gênant.

Cette solution introduit une intéressante bipartition verticale : en haut la Vierge entourée par les deux saints guerriers, en bas l’Enfant adoré par l’ermite et le donateur.

Celui-ci se trouve ainsi placé en point de mire de ses trois compagnons (flèches vertes), auxquels il répond graphiquement (flèches jaunes) :

  • par sa lance au bâton de Saint Jacques et à la flèche de Saint Sébastien,
  • par sa cuirasse au torse nu du martyr et à la cloche de Saint Antoine.

Le jeune chevalier semble donc ici en situation d’hommage, entouré de trois Vertus personnifiées : Force (Saint Jacques), Courage (Saint Sébastien), Piété (Saint Antoine).

Saint Sébastien, Sainte Ursule, Musée des Augustins, Toulouse
Saint Sébastien, Saint Jérôme et un donateur, Alte Pinakothek, Münich

Marco Basaiti, 1500-10

Ici au contraire, l’introduction du donateur dans le second tableau se fait a minima, simplement en transformant en bénédiction le geste de l’Enfant et en déplaçant la main gauche de Marie.


Saint Michel, Sainte Veronique avec une donatrice
Walker Art Gallery, Liverpool Saint Bernardin de Sienne, sainte Marie-Madeleine avec un donateur
York Museum Trust

Bissolo et atelier 1501-30

Autour de la même Vierge à l’Enfant, les couple de saints et le donateur sont totalement substituables : même le changement de sexe de celui-ci n’a aucun impact sur l’équilibre de l’ensemble.

Bissolo, 1500-30, Museum der bildenden Künste, Leipzig Bissolo, Collection privée

Même procédé de substitution autour d’une Vierge à l’Enfant différente, en présence de quatre ou cinq saints : à noter comment le bâton de Saint Joseph se transforme aisément en clés de Saint Pierre.


Saint Jean Baptiste et Sainte Catherine
Boccaccio Boccaccino, 1504-05, Gemaldegalerie, Berlin Saint Jean Baptiste, Saint Michel, une sainte, Saint Nicolas avec un donateur inconnu
Boccaccio Boccaccino, 1505-15, Birmingham Museum and Art Gallery

Boccaccino utilise souvent le « truc » de la tringle suspendue en plein air, et une construction tripartite avec deux grands saints aux attributs symétriques (croix et épée, croix et crosse).

Pour sa Conversation sacrée de Birmingham, il rajoute sur les côtés du drap d’honneur un couple de saints intermédiaires, et fait passer l’Enfant du côté gauche, pour équilibrer le donateur. A noter qu’il s’agit d’un des rares cas où celui-ci n’est pas béni par l’Enfant : le chardonneret a sans doute encore ici, comme pour nous l’avons vu dans d’autres exemples plus anciens (4-2 …seul, à droite), une signification symbolique : celle de l’âme acceptée par Jésus.

Sacrée conversation avec un donateur
Bernardino Licinio, 1532, Musée des Beaux Arts, Grenoble

Voici un des exemples les plus tardifs de Conversation Sacrée. L’absence d’auréoles facilite l’insertion du donateur parmi les personnages : tandis qu’à gauche la Vierge converse avec Saint Jean Baptiste suivi par Saint Jacques (identifié par son livre et son bâton de pèlerin, à droite l’Enfant se penche vers le donateur en robe noire dont son saint patron, Saint Jérôme, semble vérifier les mérites dans son grand livre noir.

Conversation sacrée avec un donateur
Angelo Caroseli, 1630-50

Ce tableau constitue une rare résurgence, en pleine époque baroque, de la formule abandonnée depuis un bon siècle de la Conversation Sacrée.

La composition est mouvementée et aérée, avec les six angelots en vol et l’espace vide qui, au centre, conduit en diagonale vers le piédestal doré de Marie. On peut y distinguer trois zones, chacune surmontée par un couple d’angelots :

  • à gauche, une zone à verticales fortes, soulignés par les troncs des arbres, où confèrent trois moines en bure : Saint Antoine de Padoue (de profil), Saint Antoine et Saint François levant sa main stigmatisée ;
  • au centre, sous le rideau cramoisi, une zone très symétrique rend hommage à la vieille forme de la Conversation Sacrée : de part et d’autre de la Madonne, deux saints vieillards s’insèrent derrière ses épaules (Paul et Elisabeth), deux autres debout l’encadrent (Pierre et Dominique), et deux saintes agenouillées tendent chacune un vase à Jésus (Marie Madeleine et Catherine) ;
  • à droite, une zone triangulaire, typiquement baroque, échappe à toute symétrie : Saint Joseph fait repoussoir, suivi par trois admoniteurs : le donateur, son ange gardien qui lui désigne l’Enfant et Saint Michel en armure, qui réitère le geste.

Bien loin des anciennes règles héraldiques, le goût baroque privilégie les surprises, la variété des gestes, des expressions et des coloris : seul le dévot en noir et blanc (peut être un Oratorien) sacrifie, en joignant les mains, à l’attitude traditionnelle du donateur.

Synthèse quantitative


Dans les Pays du Nord, la formule du donateur à taille humaine associée aux Vierges à l’Enfant commence tôt, et cohabite longtemps avec celle du donateur-souris.

En Italie, en revanche, le donateur à taille humaine n’apparaît que très sporadiquement avant les années 1480, après quoi il explose d’un coup, démodant rapidement le donateur-souris et le donateur-enfant : incidemment, la parenté entre leurs deux courbes montre bien que le donateur-enfant doit être considéré comme une variante du donateur-souris, plutôt que comme une forme nouvelle.

Si on se limite aux Conversations Sacrées « modernes » (où la Vierge à l’Enfant est assise au même niveau que les Saints, et non sur un trône central), on constate que toutes les variantes coexistent, avec une prédominance de l’Enfant bénissant (ce qui est normal pour gratifier la dévotion du donateur) et une nette préférence pour la présentation du donateur par la droite. L’habileté des peintres fait que la bénédiction par la droite ne pose plus de problème, l’ordre héraldique est oublié et l’enfant peut se adopter toutes les attitudes, accueillant ou indifférent au donateur,

Enfant bénissant Enfant non-bénissant

Statistiquement, on trouve tout de même une corrélation, plus nette que pour les donateurs-souris et les donateurs-enfant, entre la position du donateur et la position de l’Enfant sur les genoux de Marie (à gauche au centre ou à droite) :

  • lorsque l’Enfant bénit, le donateur se place de préférence du même côté que l’Enfant ;
  • lorsque l’Enfant ne bénit pas, il se place plutôt à l’opposé.

En conclusion

Devant une demande massive, le besoin de variété a donc fait sauter ce qui restait des anciennes conventions héraldiques : il n’y a plus d’interaction structurante entre les Saints personnages et le donateur – qui peut se trouver à peu près n’importe où. C’est la raison pour laquelle j’ai renoncé à classer les oeuvres selon la position du donateur et le geste de l’Enfant, au profit de trois catégories plus pertinentes : la Maesta (avec trône), le Dialogue sacré (La Vierge avec un donateur accompagné de saints) et la Conversation sacrée (La Vierge accompagnée de Saints avec un donateur).


Références : [1] http://www.getty.edu/art/collection/objects/525/michelangelo-di-pietro-membrini-madonna-and-child-with-a-male-saint-catherine-of-alexandria-and-a-donor-italian-about-1500/ [2] http://venetocultura.org/Giovanni%20Bellini%20Sacra%20conversazione%20Dolfin.php [3] http://antoniomanno.tripod.com/articoli/catena/articolo.htm