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Marcel PROUST, Mlle Vinteuil

Par Obadia

 » Dans l’échancrure de son corsage de crêpe, Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer :

– Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa place.

Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques :

– Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.

Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche : « Voyons, voyons », qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer (évidemment, c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels sophismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une personne si implacable envers un mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.

– Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur ? dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.

– Oh ! tu n’oserais pas.

– Je n’oserais pas cracher dessus ? sur ça ? dit l’amie avec une brutalité voulue.

Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.


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