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Réadaptation fonctionnelle: des vies en résilience surveillée | Philippe Barraqué

Publié le 06 juillet 2019 par Harmonic777888 @phbarraque

Réadaptation fonctionnelle: des vies en résilience surveillée | Philippe Barraqué
« Il y a dans ce lieu déconnecté du monde des valides, des vies en résilience surveillée, des vies massacrées, victimes de l’indifférence ordinaire, de la peur du handicap : hier vos amis, vos amours, vos proches, aujourd’hui des étrangers, des absents, des fuyards. »

Un centre de réadaptation fonctionnelle comme il en existe tant. Un centre perdu au fin fond de la campagne, dans l’ondoiement des blés et des champs de luzerne qui se perdent en conjectures dans l’horizon bouché. L’établissement a eu son heure de gloire, proposant des thérapies innovantes pour l’époque, et puis l’état a repris le flambeau avec l’inévitable régression dans l’offre des soins et une fonte des budgets alloués à son fonctionnement.

Aux vieux bâtiments défraichis datant du siècle dernier et qui attendent une hypothétique rénovation, a été accolée une aile plus moderne pour accueillir des patients en état végétatif chronique. Les couleurs des façades, des couloirs, des chambres sont les mêmes dans tous les établissements médicaux. De la chromothérapie ambiante reproduite à des milliers d’exemplaires, pensée pour le bien-être psychique de toute personne résidant dans un établissement collectif. Pensée unique. Des spécialistes s’y sont penchés, des gestionnaires aussi.

Là comme ailleurs, on pense à votre place. Les psy et les assistantes sociales rayonnent sur les patients et sur leur entourage. Ainsi, « l’aidant » est ce mot générique qui désigne notamment celui ou celle qui était encore hier un mari, une épouse, et qui devient celui qui aide, qui accompagne, qui souffre. Un terme souvent inappropriée puisque le principe même de la réadaptation fonctionnelle d’une personne en situation de handicap est de lui redonner une autonomie afin qu’elle puisse gérer elle-même son handicap. Il fallait bien que les soignants collent une étiquette aux conjoints valides, un nom qui douche à jamais leurs histoires d’amour devenues singulières.

Près de la porte d’entrée, une poignée de patients en fauteuil électrique, agglutinés autour du cendrier, font office de comité d’accueil. Ils espèrent en vain le visiteur providentiel qui viendra les sauver de l’addiction au tabac et de l’ennui poisseux dans lequel ils sont englués. Ils répondent à votre bonjour du bout des lèvres en vous scannant du regard. Vous n’êtes pas adoubé dans le cercle des résidents.

Le rituel des admissions est bien rodé tout comme la visite réglementaire du médecin. Affable, enjôleur, paternel. L’empathie fait partie de la charte affichée dans la salle d’attente. Les ambitions sont grandes, les moyens financiers plus modestes. Sur l’affiche qui accueille le nouveau résident, des visages souriants de personnes handicapées qui ont un sourire jusqu’aux oreilles, des expressions pleines de gratitude, qui donnent envie de faire un don à l’association qui gère cette structure, mais qui n’incarnent pas forcément un nouveau projet de vie : s’accepter, se reconstruire, travailler, avoir une vie de couple, des enfants, en un mot retrouver le monde des vivants.

Le bureau du directeur est toujours fermé, sans doute occupé à gérer ses plannings sur Excel. Le personnel est accueillant et la surveillante générale vous accompagne jusqu’à votre chambre. Pas vraiment le confort moderne mais elle a le mérite d’être individuelle et avec une petite terrasse. Un rudimentaire rideau de plastique cache des sanitaires d’un autre temps. La propreté reste au bon vouloir des techniciennes de surface.

A l’étage, il règne chez les soignants une douce folie. On se charrie, on se bouscule, les rires et les vannes fusent et font oublier un instant la lourde charge de travail et le manque d’effectifs. A l’entrée de la cafétéria, des dessins à colorier ont été disposés sur une petite table pour les résidents. L’art-thérapie comme mise en bouche est sensée leur faire oublier les carences diététiques des menus : les nuggets voisinent avec les raviolis en boîte, la soupe verte ne laisse pas votre estomac indifférent. La diététicienne parait chaque vendredi matin.

Il faut savoir faire preuve d’humour et mettre son ego de côté quand la confrontation récréative des crayons de couleurs et des petits carreaux de céramique vous rappelle qu’ici, vous n’êtes plus un cadre sup, un étudiant, une avocate, un enseignant, un artisan, une ancienne gloire déchue du cinéma, mais un patient en situation de handicap, demandeur de passe-temps ludique en ergothérapie. Mandalas, dragons et mangas coloriés peuplent les chambres des résidents qui ne sont plus à un jeu de patience près. Une patience de tous les instants pour gagner un peu d’autonomie, un mouvement supplémentaire, un geste du quotidien, une bribe orthophonique de phrase, un répit. Des petites victoires sur soi, invisibles pour les autres. Indifférents.

La survenue du handicap est souvent vécue comme un séisme. Des couples volent en éclat, la liste des amis se réduit comme une peau de chagrin, la vie professionnelle s’arrête net. Je pense à cette jeune femme blonde en fauteuil, discrète et rayonnante, passant fugitivement dans les couloirs, et qui, il y a encore peu, vivait en couple. Aujourd’hui, elle habite seule dans un appartement thérapeutique attenant au centre. Les médecins suspectent une maladie dégénérative. Tant de vies entre parenthèses, en suspension, en attente de solutions. En attente. Tant de belles personnes. Un autre résident est tétraplégique, une pathologie invalidante et à évolution rapide limitant peu à peu ses mouvements. Sa femme est partie avec ses enfants en vidant les comptes en banque, y compris celui où était versée sa pension d’invalidité ! Plus de travail, de famille, de moyens financiers pour se nourrir, se soigner. Survivre. Résister.

Les centres de réadaptation fonctionnelle remettent en ordre de marche les corps, mais peu d’établissements proposent des consultations spécialisées en sexologie et en thérapie familiale pour les couples : des espaces de paroles où le conjoint valide puisse aussi exprimer ses ressentis vis-à-vis du handicap, une situation nouvelle souvent traumatisante. En effet, il faut avoir le courage de dire que vivre avec une personne handicapée demande des qualités particulières, que tout le monde ne les a pas ou ne souhaite pas les acquérir.

Cela suppose de mettre en cohérence cette impossibilité de vivre ensemble autrement, d’accepter le corps différent, la sexualité différente, le fauteuil roulant, parfois l’incontinence, par des actes et des décisions responsables qui ne blessent pas l’autre, en tout cas le moins possible. Il ne faut pas ajouter au combat à mener pour surmonter le handicap, celui du couple en pleine déliquescence et son cortège de trahisons, de désertions et de lâchetés.

Il y a dans ce lieu déconnecté du monde des valides, des vies en résilience surveillée, des vies massacrées, victimes de l’indifférence ordinaire, de la peur du handicap : hier vos amis, vos amours, vos proches, aujourd’hui des étrangers, des absents, des fuyards.

A fortiori, des couples ont résisté. On les voit arriver, lui ou elle, vers 13 heures, les bras chargés de sacs de vêtements repassés, de petits plats maison, et repartant le soir, toujours aussi chargés, avec le linge à laver. Il n’est pas rare qu’ils soient accompagnés des enfants qui ont hâte de pousser papa ou maman dans les allées soudainement animées par leurs angéliques frimousses. Un instant de grâce dans un monde ingrat. C’est beau.

Philippe Barraqué, musicothérapeute, chercheur (Université Paris8), co-auteur avec Cesarina Moresi du livre « Handicap, un challenge au quotidien », aux éditions Jouvence.
www.handicapchallenge.fr


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