Dans la quatrième étape, entre Reims et Nancy (213,5 km), victoire au sprint de l’Italien Elia Viviani, équipier de Julian Alaphilippe. Avec le Français en jaune, quelque chose a changé sur le Tour, qui en avait bien besoin après des années de héros virtuels, monétisables…
Nancy (Meurthe-et-Moselle), envoyé spécial.
Ecrasé par le rêve, tout cycliste, dans son rapport intime à la pratique intense de la souffrance, est persuadé d’extraire un jour ou l’autre le jus de l’existence. Longtemps, trop longtemps, le chronicoeur a espéré sortir d’une époque de mystification – connue de tous – qui atrophia le mode onirique du Tour de France, lui-même devenu peu à peu un modèle de consommation atomisant ce résidu mythique originel à toute vraie légende. Ce capital symbolique nous vient pourtant du fond des âges. Devant leurs yeux et dans leurs cœurs, la France prenait jadis chair par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, hommes du peuple durs à la tâche, les «forçats de la route», ce qui donnait une épaisseur charnelle à l’idée, quelquefois abstraite, de cette France républicaine des congés payés – qui fit la gloire populaire de l’épreuve dès 1936. Depuis vingt ans au moins, le mythe de la Grande Boucle a été profané par l’accélération du processus de spectacularisation d'un nouveau genre de coureurs globalisés, proches des héros virtuels, monétisables, préfigurant un futur cauchemardesque où seraient rois les acteurs de la métamorphose des corps, enfantés par le bio-pouvoir et le catéchisme marchand.
Par essence, presque de manière ontologique, le cycliste devrait être tout l’inverse d’un robot. Vous nous voyez venir: et si Julian Alaphilippe, mieux que quiconque sans doute, en était l’incarnation flamboyante? Bien sûr, être «différent» et le revendiquer ne suffit pas à tracer un chemin inédit propre à révolutionner son milieu. Mais au moins Alaphilippe possède-t-il des qualités rares et précieuses. Par ses façons désinhibées, il redonne du sacré au sacré, revisitant ce qu’il y eut de plus beau dans le cyclisme; l’orgueil de l’audace et cette part de folie sans laquelle la course paraît morne sinon morte, dépourvue en tous les cas d’idéal majeur. «L’homme descend du songe», écrivait Antoine Blondin, qui s’y connaissait en étrangetés. Notre Français, de jaune vêtu, propage une utopie singulière. Opère une sorte de miracle. Et s’il convient de ne pas s’enthousiasmer au-delà de la mesure, est-il permis d’avancer l’hypothèse que, avec lui comme figure allégorique, le cyclisme entre peut-être dans un moment de «vélorution»?
Qu’on ne se méprenne pas. L’intéressé n’a probablement pas conscience de ce bouleversement qui le dépasse, d’autant que sa célébrité durable et son indomptable talent ne le conduiront certainement pas au triomphe sur les Champs-Elysées. Disons que le «moment Alaphilippe» – à supposer que la haute montagne l’éjecte – témoigne d’une urgence que le chronicoeur ne fut pas le seul, dieu merci, à réclamer. Comme si le Peuple du Tour et tous les amoureux de vélo espéraient que «quelque chose» advienne. Il suffisait de voir l’allégresse démente autour de lui, ce mardi 9 juillet entre Reims et Nancy (213,5 km), pour comprendre cette réalité. Car c’est bel et bien depuis la scène de son théâtre intérieur que cette réalité se lève. Ne nous trompons pas. Le Montluçonnais n’a rien d’un comédien: un acteur dépend toujours du désir des autres. Alaphilippe impose tout le contraire, sans tricher: c’est nous qui dépendons de son désir. Le patron de l’équipe Deceuninck-Quick Step, Patrick Lefévère, en convient: «Ce qui est fabuleux chez lui, c’est sa capacité d’écoute. Mais parfois, il décide par lui-même et ignore certaines consignes. Dès lors, il est inutile d’essayer de le convaincre. Sa classe naturelle et son tempérament très personnel font le reste!» De nombreux observateurs n’hésitent donc plus à penser qu’il court «à l’ancienne». Suprême paradoxe: c’est ça, la nouveauté!
A tel point que, sur le coup de 17h15, dans la côte de Maron (quatrième cat., 3,2 km à 5%), plantée à 15 kilomètres de l’arrivée à Nancy, la salle de presse se figea dans une sainte attente. «Et s’il recommençait?», demanda un confrère avec sérieux. Cette simple possibilité valait tous les discours savants, comme si la course était rendue à son incertitude virginale. Par cette prouesse prometteuse, avouons que nous nous trouvions soudain dans une situation pour le moins baroque, oublieux de tout ou presque, des échappés volontaires du jour (Schar, Offredo et Backaert), comme des cinq secondes perdues, lundi dans le final, par Geraint Thomas sur Egan Bernal et Thibaut Pinot – nous en reparlons d’ici jeudi et l’ascension rugueuse vers La Planche des Belles Filles. Aussi, quand ladite côte fut avalée sans heurts par les favoris, tous groupés, nous fûmes à la limite de l’insatisfaction. Idem lorsque l’Italien Elia Viviani, équipier d’Alaphilippe, remporta le sprint prévisible.
Au fond, il serait hasardeux et même vain de chercher à justifier notre bonheur de voir évoluer ce Julian Alaphilippe, à analyser jusqu’aux détails sa vie sur un vélo comme une série de consécutions. Le chronicoeur souhaite néanmoins livrer un indice. A l’image de ses congénères, il ne touche pas le même monde de ses deux roues que de ses deux pieds. Sauf que, à la différence de beaucoup, lui n’est pas un «cycliste» de stricte profession. C’est tout son corps en invention qui «est» cycliste. Et il n’a pas fini de l’assumer.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 10 juillet 2019.]