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Alaphilippe, plus fort que les chemins de Croix

Publié le 13 juillet 2019 par Jean-Emmanuel Ducoin
Alaphilippe, plus fort que les chemins de CroixDans la huitième étape, entre Mâcon et Saint-Etienne (200 km), victoire du Belge Thomas De Geindt. A la faveur des bonifications, prises dans la dernière côte et à l’arrivée, le Français Julian Alaphilippe reprend le maillot jaune. Il a attaqué là où on l’attendait, avec Thibaut Pinot. Attention, final grandiose!
Sur la route du Tour, envoyé spécial.
Depuis le pinacle de la Roche de Solutré aux escarpements calcaires, dont les forces telluriques rejaillissent paraît-il sur les esprits des vivants, quelques spectateurs de cordée contemplèrent le serpentin multicolore s’éloigner vers les monts et les vignobles du Beaujolais et du Lyonnais. Le Tour, dans sa folie onomastique, réservait aux 173 rescapés une visitation à la Roland Barthes, lequel confirmait dans ses Mythologies que cette épreuve unique au monde «pratique communément une énergétique des esprits» et qu’elle était «à la fois un mythe d’expression et un mythe de projection, réaliste et utopique tout en même temps».

Entre Mâcon et Saint-Etienne (200 km),la huitième étape allait comme en pèlerinage par le chemin des croix, au sommet des nombreuses côtes (sept dont cinq en deuxième catégorie!) qui s'échelonnaient sur un tracé aussi sublime qu’écrasant de difficultés (3750 mètres de dénivelé). Rendons grâce à Thierry Gouvenou, le directeur de la course, d’avoir déniché sur ces majestueux reliefs «toutes les bosses possibles et imaginables, des côtes longues de 6-7 kilomètres, d'autres plus courtes, de 2-3 kilomètres mais à 10%!». Barthes, Blondin et Buzzati auraient apprécié: les croix installées sur les différents sommets qui s’égrenaient jusque dans leurs noms (col de la Croix de Montmain, col de la Croix de Thel, col de la Croix Paquet, côte de la Croix de Part) annonçaient bien des stations en souffrance. Sachant que la dernière, la côte de la Jaillère (1,9 km à 7,6%), pourtant dépourvue de référence christique, plantée à 12,5 de l’arrivée, offrait le fameux «point bonus» (8, 5 et 2 secondes aux trois premiers). De quoi lever les yeux au ciel et s’en remettre non pas au tout-puissant, mais aux seuls dieux du cyclisme.
Ces derniers pédalaient sur leur vélo, sous un soleil généreux et une chaleur écrasante. Quatre fuyards prirent les devants (De Marchi, De Gendt, KingetTerpstra), tandis que, à l’opposé, le Français Yoann Offredo, pris de vomissements, subissait les assauts de la perdition. La veille, honoré par sa performance dans l’échappée du jour, Offredo avait été élu le «combatif de l’étape». Tel est la vie du Tour, jamais écrite à l’avance, quand les césures des efforts déjà passés entament les respirations et la belle partition de chair à vif toujours à la merci d’une catastrophe. Régulièrement, les traquenards du Massif central s’y prêtent comme préparation à la grande bagarre pré-pyrénéenne. Même si, jeudi prochain, nos héros se présenteront au pied de Peyresourde et de la Hourquette d’Ancizan, et deux jours plus tard, dans les lacets du Tourmalet où s’adjugera à son sommet l’une des étapes décisives.
Ce samedi 13 juillet, ce mini Liège-Bastogne-Liège truffé de pièges laissait donc penser que la plupart des favoris pour le triomphe final à Paris roulerait avec les freins, disons dans le registre de la prudence, mais l’étude maniaque du profil susnommé nous rappelait que notre Julian Alaphilippe arrivait, là encore, sur l’un de ses terrains de chasse (comparable à celui qui conduisait à Epernay) pour la reconquête de ce maillot jaune qu’il portait si vaillamment. Huit secondes à prendre dans la côte de la Jaillère. Et s’effacerait ce passif ridicule des six secondes concédé à La Planche des Belles Filles. Un écart trop faible pour ne rien tenter. D’autant que, depuis jeudi et la perte du paletot, son manager chez Quick-Step n’a pas caché – alléluia ! – un manquement stratégique. «Dans l’étape de La Planche, on a commis une petite erreur, on pouvait aller plus vite au milieu de l’étape», reconnaissait Patrick Lefévère. Traduction: l’échappée dans laquelle figurait l’Italien Giulio Ciccone aurait pu être contrôlée. «On pensait que les équipes concernées par le classement général rouleraient à la fin, mais il y a eu seulement Movistar, poursuivit Lefévère. Et Julian a attaqué un peu tôt. Dans les derniers deux cents mètres tu peux gagner dix secondes, mais tu peux aussi les perdre…» Nul doute qu’Alaphilippe fut traversé de sentiments contradictoires. Lefévère l’a redit, samedi matin à Mâcon: «On laisse courir Julian. S’il pense qu’il faut attaquer, il attaquera.» Le chronicoeur aurait préféré entendre: «On l’aidera.» Chacun sa croix.
Epaulé ou non, le numéro un mondial se trouvait donc au pied du mûr. Vendredi soir, il confiait même à l’Equipe: «Je vais d’abord ouvrir le livre (de route), je sais juste que ça arrive à Saint-Etienne, je prends les choses jour après jour, comme je l’ai dit au départ du Tour. Forcément, quand on a goûté au maillot jaune, on a envie d’y regoûter.» A cinquante kilomètres de la préfecture de la Loire, lorsque nous vîmes que les deux rescapés de tête, De Marchi et De Gendt – des baroudeurs-rouleurs de la haute –, disposaient toujours de quatre minutes d’avance sur ce qu’il restait du peloton dans la côte d’Aveize (5,2 km à 6,4%), une petite lumière s’alluma en nous. Quelles armadas prendraient le risque de rouler derrière, de revenir sur les échappés, et d’offrir ainsi sur un plateau la possibilité à Alaphilippe de réciter son scénario? La réponse ne tarda pas. Si les Astana de Jakob Fulgsang (onzième au général) et les Education First de Rigoberto Uran (dixième) prirent leurs responsabilités, à tombeau ouvert, les Quick-Step, eux, demeurèrent d’abord suivistes et passifs, visiblement guidés par des consignes incompréhensibles, puis éparpillés façon puzzle au gré des innombrables cassures du peloton, comme s’ils ne se sentaient pas concernés par le destin de leur leader…
Et les dieux du vélo resurgirent. Enfin l’avance fondit. Pour éviter l’asphyxie, nous nous raccrochions à cette hypothétique bagarre de secondes telles à une bouffée d’oxygène. A l’avant, Thomas De Gendt, avec moins d’une minute d’avance, s’envola dans la fameuse côte de Jaillère et s’octroya les huit secondes de bonification. Mais, en tête du groupe des favoris, Julian Alaphilippe, décidément exceptionnel d’audace et de puissance, plaça l’attaque attendue, emmena Thibaut Pinot dans sa roue, et prit au passage les cinq secondes de bonification dévolu au deuxième. L’affaire devint grandiose, rehaussée par la présence des nos deux Français. A notre calculatrice, Alaphilippe ne comptait plus qu’une seconde de retard sur Giulio Ciccone…
La longue descente vers Saint-Etienne fut électrique et dantesque. Le Belge Thomas De Gendt, rebelle magnifique, remporta une victoire d’étape méritée. Quant à Pinot et Alaphilippe, compagnons d’intérêts communs (c’est si rare entre Français), ils récitèrent un numéro de duettiste hors norme qui nous chavira d’émotion. Non seulement ils résistèrent au retour des autres favoris, mais, à la faveur des bonifications offertes au deuxième et au troisième, Pinot réalisa une bonne opération au général en reprenant vingt secondes à l’ensemble de ses rivaux, et Alaphilippe, comme dans un rêve, reprit la tunique en or qu’il n’aurait jamais dû céder, jeudi, à La Planche. «C’était très dur, on a fait le job à deux et c’était bon, commenta Pinot. Je suis dans les temps, c’est parfait. Maintenant, il reste deux semaines… je n’ai plus envie de décevoir sur le Tour.»
Arrivé moins cafardeux que prévu, Alaphilippe exulta, bien sûr, mais assez modérément, sûr de la simplicité de ses propos. «Aujourd’hui, on a fait du vélo comme on aime le faire. Il fallait tenter le tout pour le tout», déclara-t-il, jetant un œil amouraché sur le mythique stade Geoffroy-Guichard. Le chronicoeur, en Vert et contre tous (ceux qui ne comprennent pas la passion du «chaudron»), découvrit sur le visage du Français un bloc de sérénité, digne d’une vie éveillée de réussite et de tempérament assumé au-delà de l’ordinaire. Avec vingt-trois secondes d’avance au général, Alaphilippe venait juste de retrouver son dandysme populaire et décalé, qui lui donne tant d’esprit et de courage. Le vélo comme on l’aime à la folie, nous aussi… [ARTICLE publié sur Humanite.fr]

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