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Alaphilippe, c’est fou !

Publié le 19 juillet 2019 par Jean-Emmanuel Ducoin
Alaphilippe, c’est fou !Dans la treizième étape, un contre-la-montre individuel entre Pau et Pau (27,2 km), victoire de Julian Alaphilippe, qui conforte son maillot jaune. Il reprend 14 secondes à Geraint Thomas. Un exploit mémorable. Et pourquoi pas plus, désormais?

Pau (Pyrénées-Atlantiques), envoyé spécial.
«Je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté.» En avalant vite cette madeleine des citations, signée Antonio Gramsci, le chronicoeur regarda attentivement Julian Alaphilippe en pleine préparation. L’infime privilège du suiveur. Dans le paddock des équipes, il n’était pas encore midi. Le soleil dardait déjà ses lames aveuglantes qui nous écrasaient de chaleur et les yeux de notre premier héros de Juillet, bricolant sa monture avant de l’enfourcher pour sa reconnaissance du parcours, brillaient d’éclats chromés de rayons, son regard nourri du mouvement oscillant des roues, la mèche collée au front par la sueur sous son casque doré. Décontracté, le maillot jaune. Très décontracté même, répondant ça et là aux supporters agglutinés derrière les barrières, à quelques encablures du départ de la treizième étape, le fameux contre-la-montre individuel tant attendu autour de Pau (27,2 km). L’épreuve du temps. L’un des actes majeurs en terre cycliste. Cet instant où le coureur s’élance dans le vide comme une respiration longtemps retenue, l’âme bleuie par le manque d’air et la trouille au ventre.

«Me faire mal, j’ai l’habitude, et avec ce maillot, j’ai une raison supplémentaire de repousser mes limites», racontait-il la veille, à Bagnères-de-Bigorre. Et il ajoutait: «Ce sera une grosse explication, je suis très impatient. C’est un moment à vivre marquant dans ma carrière.» La volonté n’avait alors aucune valeur de regret. Bien au contraire. Le temps était encore ce temps qui donnait une chance, une petite chance, au jeu, à la liberté, et à l’espoir – ce fard de la mélancolie qui abuse parfois. A aucun moment nous ne le vîmes donner l’impression de grimacer, de plier, physiquement, comme s’il s’attendait à recevoir une gifle ou le bâton. «C’est un parcours vallonné et technique, qui me correspond plutôt bien», lâcha-t-il, avant de retourner dans le silence. Alentour, tous les silences ne se valaient pas. Quelquefois, le bruit assourdissant du Tour rend au silence une forme de terreur non dite.
A 17h19, quand Julian Alaphilippe se propulsa sur la rampe de lancement dans le martèlement irréversible de la foule présente, il était paré d’une combinaison aérodynamique spécialement conçue pour lui par quatre spécialistes. Sa seule recommandation: «Que l’on voie le plus de jaune possible.» Le sens du détail, pour qu’il roule en pleine lumière avec, sur le poitrail, l’effigie d’Eugène Christophe, cent ans jour pour jour après que le «Vieux Gaulois» eut été le premier forçat à le porter. Que pouvait-on souhaiter à Alaphilippe, sinon du sursis? Et aussi que la beauté de son début de Tour ne le désaxe pas au point de constituer une anomalie. Sa performance était d’ailleurs calibrée au préalable, comme un fil d’Ariane à poursuivre: s’il perdait moins de deux secondes et demie au kilomètre sur Geraint Thomas, il préserverait sa position avant d’affronter le mythique Tourmalet, samedi. Et rêver à d’autres frontières de l’impossible.
Le Gallois, de la caste des rouleurs-grimpeurs, était parti deux minutes avant lui dans la posture du grand favori, surtout depuis l’abandon surprise de l’Australien Rohan Dennis, spécialiste du genre, enfui tel un voleur la veille du chrono, sans prévenir ses dirigeants ni justifier ses choix, provoquant un sacré désordre chez Bahrain-Merida. Chez Ineos, en revanche, tout paraissait limpide. Sur le papier, références à l’appui, Thomas devait surnager dans l’exercice, mieux en tous les cas que son équipier et prodige colombien, Egan Bernal. Les temps pris dans la côte d’Esquillot allaient-ils en témoigner? Méfions-nous des impressions visuelles. Là où certains eurent des airs de porte-manteau malgré leur charpente massive, là où certains se disputaient contre leur carcasses tout à l’arrachée (Alaphilippe), le tenant du titre, ancien pistard, possédaient un dos si droit dans l’arrondi de l’effort que ses muscles rhomboïdes ressemblaient à une armure propice aux secousses inconsidérées. Oui mais voilà, à ce pointage, confirmant le premier, un frisson de stupeur parcourut les suiveurs: non seulement Thomas ne volait pas vers une victoire écrite à l’avance, mais notre Julian, survolté par les circonstances, passait en tête. Nous n’étions pas en plein délire: le maillot jaune faisait mieux que jeu égal, il se battait en acharné pour la victoire d’étape, renvoyant les Bernal, Uran, Yates, De Gendt et autres Kruijswijk à leurs chères études! Un cri irrépressible venait de retentir en nous: «Alaphilippe, c’est fou!»

Thibaut Pinot (G-FDJ), lui aussi, savait à quoi s’en tenir pour ne pas concéder trop de secondes et garder une ambition intacte au général, bien entamée depuis la maudite bordure d’Albi. «C’est sur les chronos que cela se joue, expliquait-il au matin. Je l’ai bien travaillé, les jambes sont bonnes, je suis confiant.» Mais il ajoutait, comme pour anticiper l’ampleur du débours éventuel: «J’espère reprendre du temps sur beaucoup de rivaux en montagne.» Son directeur sportif, Philippe Mauduit, prévenait récemment que son poulain avait consenti un travail spécifique identique à celui qui lui avait permis, en 2017, de devenir champion de France de la spécialité.
Entretemps, le Tour avait vécu l’un de ces petits drames qui soulèvent les cœurs mais, par la force des choses, nourrissent la légende dramatique de sa longue histoire. Alors qu’il allait achever sa prestation, à moins de deux kilomètres du but, le Belge Wout van Aert (Jumbo) chuta dans l’un des derniers virages, accrochant une barrière avec sa jambe droite. Le choc fut si violent qu’il retomba sur l’asphalte en donnant l’impression de s’écarteler, les membres inférieurs laissés à l’abandon, avant de rester de longues minutes à même le sol dans l’attente des secours. Champion de Belgique du contre-la-montre, Van Aert, 24 ans, avait remporté lundi l'étape d'Albi, pour sa première participation à la Grande Boucle. Avant d’être évacué en ambulance, nous pensâmes à l’écroulement brutal de ce coureur tout-terrain d’exception, à qui tout réussissait dans sa vie de cycliste merveilleuse et linéaire. Et nous n’avions d’autre moyen que de nous affaisser nous-mêmes face au surgissement de l’événement imprévisible, comme affaiblis d’un coup par le glissement d’un terrain mal étayé.
Il était 18 heures à l’horloge du Tour quand l’impensable se produisit. Un tout autre événement imprévisible. Autant l’avouer: il nous était impossible de reprendre nos esprits et de raisonner en toute tranquillité. Car sur la ligne d’arrivée, ce ne fut pas seulement la sidération de l’exploit qui s’empara de nous. C’était bien plus. Ce «quelque-chose» en ampleur, une étincelle qui allumait une flamme jaillissante mêlée d’interrogations et de strict bonheur. Julian Alaphilippe, avec un tonus venu de nulle part, sinon d’une force de caractère insoupçonnée et d’une puissance de feu inimaginable, l’emporta. Et pas un peu. Avec quatorze secondes d’avance sur Geraint Thomas, il ajoutait le prestige – celui d’un triomphe absolu dans un chrono – à la gloire d’un maillot porté avec honneur et responsabilité, au-delà de toutes les considérations subalternes.
Alors? Nous nous frottions les yeux. Nous tremblions. Pour un peu, nous aurions goutté nos larmes d’incompréhension, mais ce fut bien un rire un intérieur qui se bloquait dans nos gorges, un rire furieux dans ses éclats. Alaphilippe s’était tout simplement élevé à cette altitude à partir de laquelle les tourments s’aplanissent, où le vent à force de souffler favorablement annule toute extériorité. Il s’était enfermé dans la musique de son effort, dans le chant merveilleux de sa solitude partagée avec le Peuple du Tour, pour se percher là où personne ne l’imaginait. Une performance insensée, qui fracassait les portes de l’histoire: un Français n’avait pas gagné un contre-la-montre du Tour depuis Jean-François Bernard en 1987. Et pour voir un tricolore en jaune dominer un chrono, il nous fallut remonter au regretté Laurent Fignon, en 1984… «C’est incroyable, déclara notre nouveau Géant de la Route. Sans prétention, je savais pouvoir bien faire, mais je ne pensais pas gagner. Je voulais me surprendre. Je ne réalise pas. Il y avait tellement de folie avec le public ! Je savais que j’allais me mettre la misère…»
Inutile de préciser que, au classement général, le Français confortait son avance. Jamais, au grand jamais, nous n’aurions imaginé pouvoir écrire semblable phrase à ce moment de l’épreuve. Thomas se retrouvait à 1’26’’, Bernal à 2’52’’, Pinot à 3’22’’ (malgré une performance intéressante pour la suite). Ainsi, nous vécûmes une sorte de tremblement de terre assez irréel. Ni plus ni moins. Chancelant, le chronicoeur retourna à ses madeleines référencées par trente années de Tour… et finalement trop peu de moments exaltants dignes de comparaison. «Je pense, en toute circonstance, à la pire hypothèse, pour mettre en branle toutes mes réserves de volonté et être capable d’abattre l’obstacle», écrivait Gramsci. On dirait du Julian Alaphilippe dans le texte. Mieux, on dirait les mots d’un futur vainqueur de la plus grande course cycliste du monde.
[ARTICLE publié sur Humanite.fr]

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