Le 25 juillet 1999, Lance Armstrong remportait son premier Tour de France. Avec un système fondé sur le dopage massif, l’intimidation et la connivence des hautes instances de l’époque, l’Américain, revenu d’un grave cancer, met la main sur la Grande Boucle et écrit la première page du pire roman noir de l’histoire du sport.
Quelque chose dans son regard et son attitude nous incitait à la prudence, comme si, à l’instar de nos peurs les plus enfouies de l’enfance, une petite lumière venait de s’éclairer afin de nous avertir de la nature particulière du spectacle qui allait se dérouler sous nos yeux, d’une noirceur jamais atteinte dans l’histoire du cyclisme et peut-être du sport en général. En ce mois de juillet 1999, les suiveurs du Tour de France, groggys, voguaient de galères en galères, ayant déjà perdu l’essentiel de leurs repères à la faveur du «scandale» Festina, un an plus tôt.
Et voilà qu’un coureur revenu de nulle part se pointait devant nous avec pour tout bagage une histoire édifiante, quasi hollywoodienne, que nous étions sommés de croire et d’accompagner en mode onirique. Lance Armstrong avait 27 ans, un corps martyrisé, des pommettes acérées où affleuraient la moquerie et la condescendance, des jambes à la masse graisseuse inexistante, et quand il agrémentait ses rares propos d’étirements et de contorsions, nous sentions l’expression d’une profonde mélancolie mâtinée de rage. Singularité du parcours, nous disions-nous. Et pour cause. Il apparaissait comme transfiguré par la maladie, lui le rescapé d’un grave cancer des testicules et au cerveau. L’homme pédalant, très raccord avec les profils classiques qu’il réprouvait pourtant, n’était pas un cycliste mais un rescapé. Une sorte de mutant.
«Le Tour du renouveau» – ainsi qualifié par les organisateurs qui entendaient tourner vite, très vite la page des «années dopage» avant même que le procès Festina n’ait encore eu lieu (1) – trouva un personnage à la mesure de son nouveau récit. A l’époque, peu doutèrent de l’un comme de l’autre. Les crédules pensaient-ils sincèrement que le dopage, pourtant généralisé, disparaîtrait dans les roues sulfureuses de Virenque et de ses équipiers? De même, croyaient-ils vraiment que le futur vainqueur du Tour s’appellerait Lance Armstrong, alors que, deux ans auparavant, les médecins l’avaient quasiment condamné à une mort certaine?
Il y avait plus étonnant encore. Avant l’ascension lunaire du «boss» de l’US Postal sur ces trois semaines hallucinantes, qui, mais qui, aurait pu imaginer que ce champion-là, catalogué parmi les «spécialistes» des courses d’un jour, vaincrait l’Everest du cyclisme mondial? Personne. Car s’il devint champion du monde à Oslo, en 1993, à 21 ans, ses débuts dans le Tour furent laborieux: ses trois premières participations se soldèrent par deux abandons et une trente-sixième place au général. On se souvenait à peine de ce jeune Armstrong, sauf à Limoges, en 1995, où il avait gagné l’étape, le doigt pointé vers le ciel en hommage à son équipier décédé Fabio Casartelli, qui s’était tué trois jours plus tôt dans la descente du Portet-d’Aspet.
Armstrong apparaissait à ce point limité en montagne que nous peinions à le reconnaître dans cet athlète amaigri de 10 kg, aux traits tirés, que deux opérations aux testicules et au cerveau avaient sculpté, remodelé. Il revenait de si loin, depuis l’automne 1996. Le «Golden Boy du cyclisme américain» sortait de la plus terrible des courses, celle contre la mort. Les métastases avaient galopé: les tests sanguins connus sous le nom de HCG étaient alarmants. Là où un individu normal est au niveau zéro, Lance pointait à 52 000. La rémission tenait alors non pas de l’improbable, mais du miracle. Chimiothérapie, opérations se succédèrent. En pleine galère, marqué dans sa chair par les traitements, sans cheveux, sans poils, il lâcha cette phrase, ce cri plutôt: «Je veux faire l'amour, jouir, avoir des enfants, je veux vivre!» Sortir de ce désastre, malgré le stade de la maladie «très avancé», Lance y croyait bien sûr. Et quand l’incroyable rémission se profila, entre le printemps 1997 et la fin de l'hiver 1998, il comprit que sa vie basculait, qu’elle ne serait plus jamais identique. Corps guéri certes. Mais l’âme et l’esprit? De la guerre contre soi-même, il entra dans la phase bien connue de «l'art de survivre» au retour de la vie…
Difficile de comprendre les ressorts psychologiques d'un homme comme celui-là sans imaginer un instant le Texas de l'Amérique profonde et déchirée de l'après-Kennedy: il est en effet né à Dallas, le 18 septembre 1971. A ceux qui doutent de son caractère de yankee suffisant, et sa volonté farouche en toutes choses, il déclama en guise de définition: «Je veux mourir à cent ans, le drapeau américain sur le dos et l'étoile du Texas sur mon casque.» (2) Comme son éternel dauphin l’Allemand Jan Ullrich, Lance fut élevé par sa mère, Linda Walling, en l'absence du père, parti un jour de chaleur sans laisser d'adresse. Pas de souvenir paternel. Et depuis toujours un regard froid, pour ne pas dire distant voire méprisant, sur le monde du cyclisme, dominé par les Européens. Dur avec lui, dur avec les autres. Car depuis son retour à la compétition, Lance a soumis son corps à sa volonté de puissance. Et quand il s’empara du maillot jaune lors du prologue, c’était pour pouvoir le porter le lendemain, un 4 juillet: jour de l’Independance Day. Quelques semaines plus tard, il offrira d’ailleurs ce paletot symbolique à un certain George W. Bush, reconnaissant que, chaque matin d’étape, il partait «la peur au ventre». Ce sentiment aurait pu l’inscrire dans une longue tradition de morts-de-faim de la Petite-Reine. Mais chez lui, l’appréhension se changea vite en tuerie, glaciale et calculée.
Tant pis pour les scrupuleux épris de doutes. Ceux qui savaient que le coureur Armstrong, sous l’effet des hautes médications pour lutter contre son cancer, n’avait plus grand-chose de commun avec le coureur Armstrong que nous avions connu jusqu’en 1996, étaient invités à se taire. Car les médications en question étaient encore en grande partie expérimentales, non homologuées. A qui en vouloir, puisque ces médicaments lui avaient sauvé la vie? Mais cet homme-là était-il raisonnablement destiné à remonter sur un vélo? Était-ce moralement envisageable? Qui en avait décidé? Pour quel risque? Ou plus exactement: pour quel profit? Lui-même avoua avoir pris de l’EPO: «Pendant ma thérapie, oui, mais c’est fini. Vous croyez qu’après avoir vu la mort en face je serais assez fou pour jouer avec mon sang?» Béatifié, sanctifié par la maladie, il redonna ainsi du courage aux malades du monde entier. Le beau roman était en place: le Texan allait réussir son pari fou. Revenir. Dominer. Exalter sa réussite. Et, durant plus d’une décennie, faire oublier l’évidence: chez US Postal, le «mutant» disposait également de tous les moyens mis à la disposition du «crack» de l’époque, au point de fracasser la porte de l’Histoire.
Son retour puis son avènement se révélera d’ailleurs providentiel pour tous les responsables du cyclisme mondial en quête de renaissance. Accueilli sans dissonance, comme une trop belle offrande, Armstrong devint la pierre angulaire d’une reconstruction en carton-pâte. Une aventure à dormir debout, qu’il questionna lui-même par ces mots: «Quelle part ai-je pris à ma propre survie? Quelle est celle de la science ou du miracle?» Pas de réponse. Sa puissance physique et sa confiance morale tenaient-elle dans la même équation? Il précisa toutefois: «Je suis un survivant et chaque jour qui passe est un jour gagné. Je n'oublierai jamais la leçon que m'a apprise le cancer, et je ferai toujours partie de la communauté des cancéreux. Je me sens l'obligation de réussir ma vie mieux qu'auparavant.» Réussir. Coûte que coûte.
Quand l’Américain scella sa victoire dans la montée – surréaliste – vers Sestrières, lors de la neuvième étape, renvoyant la concurrence à plus de six minutes au général, la complicité des dirigeants étaient déjà à l’œuvre, déjà tous acteurs d’un crime organisé par des vendeurs d’émotion, marchands de rêves aux postulats erronés, mettant en scène des intérêts financiers et plusieurs continents d’actionnaires et de rapaces en tout genre. Complice, Hein Verbruggen (décédé depuis), patron mafieux de l’UCI et futur président de la toute puissante Commission d’évaluation du Comité international olympique (CIO), à la tête de nombreuses sociétés aux mystérieuses activités commerciales, qui employa tous les moyens mis à sa disposition pour amadouer le milieu. Complice, l’influent Jean-Claude Killy, ancien patron d’ASO et futur vice-président du CIO, l’un des acteurs déterminants de l’improbable réconciliation entre l’UCI et le Tour, lui qui voulait ouvrir le capital d’ASO à des investisseurs américains et le marché qui allait avec. Complice, Pat McQuaid, futur chef de l’entreprise UCI, qui, après avoir soutenu mordicus que le Texan serait dans l’obligation de respecter la période probatoire de six mois correspondants aux obligations du passeport biologique (article 77 de l’UCI), mit fin à cet espoir en lui accordant une dérogation. La liste fut bien longue…
Dans le secret de son équipe US Postal – nous en aurons des preuves après ses aveux en janvier 2013 –, les pratiques de dopage généralisé dépassèrent de loin celles alors en vigueur, renvoyant au rang d’amateurs les tricheurs de chez Festina. Tout y passa, même pendant le Tour, durant lequel un système sophistiqué d’approvisionnement des produits avait été organisé au nez à la barbe de toute la caravane: EPO, testostérone, corticoïdes, poches de sang pour les autotransfusions qui se déroulaient soit dans le car, soit dans les chambres d’hôtels, etc.
Pendant ce temps-là, l’Américain boostait les audiences et cela se reproduira chaque juillet, durant sept années consécutives de règne absolu, paradant avec sa cour, sa fondation Livestrong et ses nombreux invités – Ben Stiller, Arnold Schwarzenegger, Robin Williams, etc. – tous prestigieux, ce qui propulsa le Tour dans une autre dimension. «Si son histoire est vraie, c’est le plus grand come-back de l’histoire du sport, si elle ne l’est pas, le plus grand bluff», résuma en 2000 Greg LeMond, son prédécesseur américain au palmarès. D’autant que le cynisme d’Armstrong était déjà de notoriété publique, exigeant de ses équipiers une «totale soumission»(dixit), se plaisant à les intimider, à les abaisser, à s’immiscer dans leur vie privée. Le héros n’avait pas cet humanisme dont se regorgeaient les tabloïds de son pays.
La suite, chacun la connaît. Le mensonge était trop énorme, et la confession trop tardive. Vilipendé, Lance Armstrong. Cloué au pilori par la terre entière et souvent par ceux qui furent ses alliés. Le volumineux rapport de l'agence antidopage américaine, l'Usada, évoqua en 2012 «une conspiration du dopage le plus sophistiqué jamais révélé». Le plus grand scandale de l'histoire du sport, soldé, en 2012, par une décision unique et exemplaire: il est déchu de ses sept titres en jaune.
En profanant le mythe Tour de France, en accélérant le processus de spectacularisation d'un nouveau genre de coureurs globalisés, proches des héros virtuels, monétisables, préfigurant un futur cauchemardesque où seraient rois les acteurs de la métamorphose des corps, enfantés dans les horreurs des pires prédictions du bio-pouvoir et du catéchisme marchand, Armstrong a confirmé ses intentions, quand il répétait, après sa maladie: «Je n’ai plus rien d’autre à perdre que la vie.» Depuis, il a en effet tout perdu, sauf la vie. Et en écrivant ce roman noir, le cyclisme s’est perdu lui aussi.
(1) Il se déroulera en 2000, à Lille.
(2) « Il n'y a pas que le vélo dans la vie », de Lance Armstrong, Albin Michel, 2000.
[ARTICLE publié dans l'Humanité Dimanche, 25 juillet 2019.]