Programmé pour régner, le premier Colombien sur le toit de la Grande Boucle n’a que 22 ans…
«Tout est arrivé si vite. Honnête-ment, je ne me rends pas compte.» Il y a son discours et il y a son corps. Très raccord avec les profils classiques qu’il semble pourtant réprouver à force d’en côtoyer les contours depuis qu’il biberonne chez les ex-Sky. Avec Egan Bernal, toutes les paroles ne se valent pas. Et quand il condescend à l’émotion, toisant sa pudeur naturelle qu’il ne feint pas, sa tonicité raclée jusqu’à l’os et ses nerfs qui affleurent en force expriment un caractère rassemblé par les mots. «Je me suis toujours senti bien depuis le début du Tour. Après l’étape de Val-Thorens, je n’avais qu’une envie, rentrer à l’hôtel, me poser et réfléchir à tout ça.» Son «tout ça» n’est pas rien. Il décline l’entr’aperçu d’un modèle en ampleur qu’on ne croyait plus voir dans le cyclisme «moderne». Pensez donc, Bernal n’a que 22 ans! Qui eût cru possible de revoir un gamin sur le toit du monde?
Ainsi devient-il l’un des plus jeunes vainqueurs de la longue histoire de l’épreuve qui, de temps à autre, nous offre par sa mythologie un invariant contre lequel on ne peut rien: lorsqu’une jeunesse triomphante domestique à ce point la course, nous devons convoquer l’exception. Et, a priori, parler d’un «champion d’exception». Au palmarès de la précocité, depuis l’après-guerre, le Colombien dépasse même Felice Gimondi (1965) et Laurent Fignon (1983). Un «prodige», selon Cyrille Guimard: «En 2018, à 21 ans, il avait remporté le Tour de Californie dès sa première année sur le circuit World Tour. L’an dernier, il termine 15e du Tour alors qu’il est au service de ses leaders, Thomas (1er) et Froome (3e). Cette année, il s’est baladé sur Paris-Nice et le Tour de Suisse, et sans sa blessure qui l’a empêché d’y participer, il aurait gagné le Giro! Rappelons-nous qu’il avait dispersé la concurrence en 2017, sur le Tour de l’Avenir, un mini-Tour réservé aux moins de 23 ans. La séquence débute à peine…»
Ce chemin frayé vers la gloire ne vient pas de nulle part. Né à Zipaquira, près de Bogota, à 2 700 mètres d’altitude, Egan Bernal renoue avec la tradition des forçats héritiers des «gens de peu», assumant son échelle sociale. Son père: agent de sécurité. Sa mère: femme de ménage. Comme si le cyclisme avait déniché une belle histoire. Et pour cause. «À la dure», Bernal suivait son père, juché sur une moto, pour l’accompagner dans la montée de Pacho, sur ses terres. «Elle fait 23 kilomètres, à 6 % de moyenne, et se termine à 3 200 mètres.» Les cimes restent l’antre de ce coureur souvent qualifié «d’éthéré» (1,75 m et 60 kg), qui hésita avant d’abandonner des études en journalisme et communication sociale. Sauf que, à la différence de beaucoup de ses compatriotes, le Colombien n’est pas qu’un grimpeur sans chair. Il est aussi un rouleur capable d’emmener de gros braquets dans les rampes vertigineuses. La marque des cracks du vélo «à l’ancienne»…
Pas étonnant que le patron des ex-Sky, rachetée cette année par le géant de la pétrochimie britannique Ineos, ait misé sur ce phénomène au point de signer avec lui un contrat de cinq ans, du jamais-vu à cet âge-là. Dave Brailsford, fidèle à son modèle d’anticipation, avait vu juste. Avec la «nouveauté» Bernal, premier Colombien et Sud-Américain vainqueur du Tour, l’armada anglaise poursuit son hégémonie: 7 Tour gagnés en 8 ans, avec 4 coureurs différents. Mais à un détail près. Comment ne pas croire que Brailsford ne veuille pas laver plus blanc l’image sulfureuse des ex-Sky? Egan Bernal mérite sans doute mieux qu’une opération de communication. «Gagner le Tour, c’est un peu comme une drogue», reconnaît ce dernier. La sidération de l’exploit vient de s’installer dans sa vie.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 29 juillet 2019.]