Crédit photographique Bayreuther Festspiele 2019.
On connaissait la Vénus à la coquille de Pompéi, la Vénus à la fourrure de Léopold Sacher-Masoch, un nouveau type de Vénus, la Vénus à la Citroën vient de naître et pourrait bien devenir célèbre. Elle est due au génie créatif du metteur en scène bavarois Tobias Kratzer.Tobias Kratzer, qui fait ses débuts sur la Colline verte, signe la nouvelle mise en scène bayreuthoise du Tannhäuser, qui fait la part belle à l'art cinématographique : les projections vidéos ouvrent et clôturent le spectacle, comme un ourobouros ; l'ouverture est littéralement phagocytée par une vidéo tournée du ciel, et ce d'autant plus que la fosse d'orchestre ne donne qu'une interprétation bien légère de cette ouverture qui généralement arrache les larmes. Ce sont la mise en scène et le chant qui retiennent toutes les attentions. Kratzer nous livre une interprétation toute personnelle de la version dresdoise du Tannhäuser, qu'il développe de manière très cohérente du début à la fin du spectacle. La dichotomie thématique de l'amour charnel et de l'amour spirituel se voit rapidement mise à mal car on pressent bien vite que les flèches de Cupidon ont percé fort profondément tant le coeur d'Elisabeth que celui de Wolfram qui vont progressivement perdre tous leurs repères pour tomber dans une irrémédiable déchéance. Le final plein d'amertume ne laisse aucune place aux voies de la rédemption, seules les dernières images vidéo laissent entrevoir un monde meilleur pour Elisabeth et Tannhäuser, mais c'est un ailleurs peu crédible.
Un film est projeté pendant l'ouverture sur un écran géant qui occupe tout le devant de scène. Un travelling avant nous rapproche de la Wartburg vue du ciel, la dépasse et nous fait survoler les bois avoisinants. Le wagnérien averti imagine qu'on va très certainement le conduire à l'Hörselbergloch, aussi appelé Venushöhle, à la grotte de Vénus, qui n'est qu'à treize kilomètres de la salle des Minnesänger, au lieu traditionnel de la première scène du Tannhäuser, mais ce n'est pas le cas, la caméra suit du ciel le parcours d'une camionnette Citroën Type H, un fourgon qui la firme française produisit à la toute fin des années 40 et jusqu'en 1981. Tel est le monde de Vénus revisité par le metteur en scène Tobias Kratzer dont l'équipe s'est appliquée à localiser quelques exemplaires du véhicule chez des collectionneurs ou dans des parcs à ferraille. Elle en avait trouvé pas moins de cinq exemplaires qui vont apparaître pendant toute la soirée en projection vidéo, puis sur la scène et jusqu'au pied de la Colline verte, au bord de l'étang aux nénuphars (voir notre post). La nouvelle production bayreuthoise du Tannhäuser accueille le dernier avatar de ce véhicule célèbre dont le cinéma et le théâtre s'étaient déjà si souvent servis : on pense à Louis la brocante ou à une scène de Fantômas se déchaîne ou encore au Type H ravagé par les flammes du film Full metal jacket de Kubrick. Mais ici à Bayreuth c'est sans doute la première fois que le fourgon Citroën dépasse sa fonction originelle pour servir de métaphore à la grotte de Vénus, une métaphore audacieuse, iconoclaste pour certains.
Le fourgon-monde de Vénus se balade comme dans un road-movie. La caméra se rapproche du véhicule surmonté d'un grand lapin en plastique vert ( les férus en art contemporain feront le rapprochement entre autres avec Josef Beuys, les autres, plus prosaïques, penseront sans doute à la chaude réputation amoureuse du mammifère), arborant à gauche et à droite de son toit deux hauts-parleurs, et portant à l'arrière une échelle dont on voit dépasser quelques échelons.Au volant de la camionnette se trouve une femme au regard allumé qui a l'air speedé au côté de laquelle est assis un clown mcdonalesque sous le maquillage duquel on reconnaît Stephen Gould. Le tableau de bord est surmonté d'une main en plastique montée sur un ressort qui brandit un doigt d'honneur. Un grand noir moulé dans une espèce de survêtement léopard s'extrait du fourgon aux côtés duquel se trouve il se met à courir en agitant une tige enrubannée. A l'arrière du véhicule se trouve un nain habillé en costume de marin et jouant du tambour, dans lequel on n'a aucun mal à reconnaître Oskar Matzerath, le jeune garçon qui refuse de grandir du Tambour de Günther Grass, d'autant que la distribution annonce la présence de deux personnages qui n'apparaissent pas dans le livret de Wagner: un dénommé Oskar et le Gâteau Chocolat. Oskar distribue une poudre blanche que sniffe le clown Tannhäuser et qui allume encore davantage le regard de Vénus, et dont on ne peut s'empêcher de penser que les occupants de la camionnette se speedent avec une substance illicite. La réunion des différents indices fournis (le clown, le nain costumé, la drag-queen, les hauts-parleurs) fait penser à une petite troupe de forains ou de baladins ambulants.
Vénus se rend compte que le réservoir est à sec et se rend à la station d'essence la plus proche. Le véhicule passe à côté d'une usine de production de biogaz au portail de laquelle un employé est en train d'apposer une affiche qui en annonce la fermeture. Des rires secouent le public des festivaliers habitués de Bayreuth qui ont aussitôt compris le rapprochement avec les cuves de méthane du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten (2011). Le fourgon vénusien s'arrête à un Burger King au guichet duquel Vénus passe une large commande. Pendant ce temps, Oskar et le Gâteau Chocolat se sont rendus au parking où ils siphonnent le réservoir d'une voiture. Ils sont surpris par un garde de sécurité. Vénus paye sa commande avec une fausse carte de crédit qui au verso comporte des slogans anarchistes wagnérien qui réapparaîtront tout au long du spectacle. Les marginaux du fourgon ont les poches aussi vides que leur glacière portable. Le garde s'interpose pour empêcher le véhicule de s'en aller, mais Vénus accélère et renverse le garde qui est tué sur le coup. Tous semblent effarés, à l'exception de Vénus ; le clown macdonalesque, qui faisait déjà la gueule, a l'air encore plus triste et abattu.
Magie de la technique, le fourgon jusqu'alors filmé s'est matérialisé sur la scène alors que sur l'écran le paysage continue de défiler. Il arrive près d'une maison de conte de fées dont les abords sont ornés de grands nains de jardin. Le Gâteau Chocolat transformé en blanche-neige s'y introduit tandis que Tannhäuser prend congé de Vénus qui consent à son départ.
Un jeune berger tout de rose vêtu et juché sur une bicyclette approche le clown Tannhäuser. Au loin on voit une colline surmontée d'un grand crucifix, premier indice du monde plus sérieux que l'on s'apprête à aborder. Tannhäuser devrait selon le livret se trouver aux abords de la Wartburg, mais c'est le Festspielhaus qui est représenté en fond de scène et le chœur des pèlerins est un choeur de pèlerins wagnériens en smokings-noeuds papillons et robes de soirée, des wagnériens fervents qui se rendent sans doute à une représentation du Tannhäuser. A partir de ce moment, Tobias Kratzer va continuer à pratiquer les mises en abyme qui vont s’emboîter les unes dans les autres comme une poupée russe. Les chanteurs qui vont interpréter les rôles des Minnesänger arrivent à leur tour, ; porteurs des badges réglementaires qui permettent l'accès aux loges des artistes du Festspielhaus, ils n'ont pas encore revêtu leurs costumes de scène et se moquent d'abord de ce clown malheureux dans lequel ils n'ont pas encore reconnu leur ancien compagnon. Ils finissent par se rendre compte de leur méprise, font bon accueil au repenti et lui offrent un livre qu'ils lui présentent avec grand respect : il s'agit de la partition du Tannhäuser. A la fin de l'acte, la chanteuse qui va chanter Elisabeth apparaît en peignoir de loge au sommet du talus au bas duquel est réuni le groupe de chanteurs qu'a réintégré Tannhäuser.
Le deuxième acte renoue partiellement avec la tradition tout en continuant la mise en abyme du théâtre dans le théâtre. La scène est divisée en deux parties superposées : la partie inférieure, un caisson entouré d'une bande lumineuse, représente assez fidèlement la salle de la Wartburg où va se dérouler le concours de chant. Un grand chandelier circulaire est baissé pour l'allumage des bougies qui doivent éclairer la salle. Des rangées de bancs qui vont recevoir les chœurs sont disposées de part et d'autre d'un podium sur lequel va se dérouler le concours ; la partie supérieure reçoit une projection-vidéo tournée en noir et blanc qui représente les coulisses de l'opéra dans lesquelles Elisabeth, les Minnesänger et les choeurs attendent de faire leur entrée en scène. Au début de l'acte, le grand duo entre Tannhäuser et Elisabeth se termine par un baiser que force le chanteur sur la bouche de la nièce du Landgrave Hermann, un baiser qui, dans la logique de la mise en scène, va troubler cette "demeure chaste et pure" et causer sa perte.
La Vénus de Tobias Kratzer n'a pas renoncé à l'amour de Tannhäuser. La vidéo montre l'arrivée du fourgon au pied du Festspielhaus. Vénus a dû renverser une barrière de protection blanche et rouge placée là par la police pour barrer le passage aux voitures, mais, on l'a vu, il en faut plus pour arrêter la déesse rebelle et révolutionnaire. Vénus aidée de ses deux acolytes va placer son échelle contre la façade de manière à atteindre le balcon situé au-dessus de l'entrée principale. Elle y monte pour y attacher une banderole qui porte les slogans du Wagner révolutionnaire et anarchiste de la période dresdoise : Frei im Wollen, Frei im Thun, Frei im Geniessen. Elle parvient à se faufiler dans les loges où elle attaque une choriste, une des Edelknaben, la ligote, la bâillonne et lui vole son costume de scène. Elle parvient ainsi à s'introduire en scène où son côté rebelle se manifeste à de nombreuses reprises dans la circonstance de la cérémonie hypercodifiée d'un concours de Minnesänger. Elle y est suivie de ses deux complices, Oskar et le Gâteau Chocolat. Tannhäuser oscille entre Vénus et Elisabeth et provoque un énorme scandale. La vidéo montre un garde de sécurité qui appelle la directrice du festival, Katharina Wagner, qui forme le 110 pour appeler la police qui arrive aussitôt, menotte Tannhäuser et l'emmène. A la fin de l'acte, le Gâteau Chocolat recouvre la harpe placée sur le podium pour accompagner les Minnesänger d'un drapeau arc-en-ciel, symbole de la fierté gay.
Le décor du troisième acte représente un cimetière de voitures au milieu duquel est installé un grand panneau publicitaire, dont on ne voit que l'envers. Le fourgon Citroën rouillé et pourri, le toit percé recouvert d'une bâche, n'abrite plus que le seul Oskar, Vénus et le Gâteau Chocolat ont dû connaître un autre destin. Oskar prépare sa tambouille dans une casserole où il a versé le contenu d'une boîte de conserve. Arrive Elisabeth à qui Oskar fait avaler quelques cuillerées de son repas. Les pèlerins reviennent de Rome, sales, épuisés et défaits, harnachés comme des sans-abri et portant leurs pauvres bagages dans des sacs en plastique. Elisabeth cherche désespérément Tannhäuser, et, ne le trouvant pas, devient folle de désespoir. On la voit assise par terre, les cheveux défaits, les jambes écartées et les pieds nus. Arrive Wolfram von Eischenbach, dont toute la mise en scène a souligné l'amour intense qu'il voue à la nièce du Landgrave. Wolfram, pour séduire Elisabeth, revêt les oripeaux de clown abandonnés par Tannhäuser dans le fourgon et l'approche en se faisant passer pour Tannhäuser. Dans sa folie, Elisabeth attire Wolfram à elle, et ces désespérés copulent rapidement dans le fourgon. Wolfram finira par s'enfuir terrorisé par l'irréparable qu'ils viennent de commettre, anéanti par sa propre ignominie.
Le plateau de scène pivote sur lui-même et révèle l'avers du panneau publicitaire qui représente le Gâteau Chocolat posant en extase aux côtés d'une montre de grand prix en or toute ornée de diamants et qui porte en signature la marque Gâteau Chocolat. Ainsi l'artiste queer est-il parvenu, le temps qu'a duré le pèlerinage pénitentiel à Rome de Tannhäuser, à créer sa propre société de produits de luxe. Tannhäuser finit par arriver vêtu en clochard. Wolfram retrouve dans les pauvres bagages de son ami la partition du Tannhäuser dont ce dernier s'empare pour se mettre aussitôt à en arracher des pages par liasses qu'il lance en l'air avec rage, il se met à danser quand s'élève le thème de Vénus. puis met le feu à la partition. Vénus arrive sur scène vêtue de vêtements luxueux et harnachée comme une alpiniste, brandissant la banderole libertaire. Elle se mettra à gravir l'échafaudage qui soutient le panneau publicitaire, comme pour inviter Tannhäuser à la rejoindre dans le monde de la consommation. Mais Tannhäuser se rend à l'arrière du fourgon, en ouvre les portes et, horrifié, contemple le corps d'Elisabeth recouvert d'une combinaison totalement ensanglantée. Il a coulé trop de sang pour qu'il ne s'agisse que de la rupture de l'hymen lors de la défloraison d'Elisabeth. La Sainte s'est-elle suicidée ? Tannhäuser traîne Elisabeth hors du fourgon sans qu'on puisse savoir si elle est encore vivante ou morte.
Au final, l'écran supérieur montre Tannhäuser au volant du fourgon Citroën avec à ses côtés une Elisabeth rayonnante de bonheur. On the road again. Kerouac dans l'univers contemporain de de l'hyperconsommation.
La mise en scène de Tobias Kratzer, dérangeante pour beaucoup, avait reçu pas mal de huées lors de la première, mais à l'applaudimètre, les bravos l'avaient cependant largement emporté. A la deuxième représentation on n'entendit plus que des applaudissements presque frénétiques pour toute la production, sauf pour la direction d'orchestre de Valéry Gergiev, extrêmement décevante au regard de l'extraordinaire réputation du chef russe, qui ne reçut qu'un succès d'estime. Il est certes vrai que le chef se multiplie de par le monde, se partageant entre autres entre Saint-Pétersbourg et Munich, et qu'il ne consacre peut-être pas tout le temps qu'il faudrait aux répétitions. On aurait pu penser que Gergiev s'était bien préparé au Tannhäuser qu'il vient de donner dans son Mariinsky en juin, mais ses débuts bayreuthois ne resteront certes pas dans les annales du Temple du wagnérisme. La direction fut linéaire, sans éclat, avec une absence d'émotions confondante. Les fameuses vibrations, les titillements et les frémissements célèbres des mains du maestro, son sens célèbre de la précision n'ont ici pas produit l'effet escompté, c'est une page déjà tournée, et il se dit déjà que l'été prochain, Gergiev ne sera plus de la partie bayreuthoise.
Stephen Gould, ce grand ténor héroïque qui a récemment fêté son centième Tannhäuser et qui accomplit de chanter cet été à Bayreuth et Tannhäuser et Tristan, reste le maître incontesté d'un rôle auquel il apporte une force de conviction et dans lequel il rayonne. En acteur accompli, il ne semble pas avoir été embarrassé par les oripeaux qu'on lui a fait revêtir, il a su au contraire exploiter les possibilités de ce nouvel avatar et donne un troisième acte déchirant d'authenticité. La mezzo-soprano Elena Zhidkova a remplacé Ekaterina Gubanova blessée au moment des répétitions mais dont la présence est encore annoncée pour les représentations du mois d'août. Zhidkova a remporté la partie par un engagement total dans le rôle, auquel elle apporte sa sveltesse sportive qui convient bien à la version kratzérienne d'une Vénus speedée et rebelle qu'il fait monter à l'échelle ou escalader des échafaudages, tout le contraire des amas graisseux de la Vénus préhistorique du dernier Tannhäuser munichois. Elena Zhidkova remporte un triomphe tant pour son superbe jeu de scène que pour sa voix claire et impérieuse, d'une exceptionnelle projection. On comprendra qu'elle domine davantage Tannhäuser qu'elle ne le séduit érotiquement, elle se pose davantage en cheffe de gang qu'en aguichante enjôleuse. Aux salutations, elle brandit le poing en l'air dans le geste fameux que des athlètes noirs avaient imposé aux jeux olympiques de 1968. La soprano dramatique lyrique norvégienne Lise Davidsen est la véritable reine wagnérienne de la soirée. Quelle révélation pour son premier Bayreuth dont on peut sans crainte de se tromper prédire qu'il ne sera pas le dernier ! La chanteuse révèle une puissance vocale, une intensité de projection et une force expressive exceptionnelles. Actrice accomplie, elle simule l'abandon des repères et la folie d'Elisabeth au troisième acte avec une force de conviction peu commune. La jeune Lise Davidsen, sortie de l'Académie de Copenhague en 2014, prix Operalia 2015, est d'ores et déjà entrée au panthéon des plus grandes sopranos wagnériennes. Marcus Eiche confirme sa réputation de meilleur Wolfram du temps auquel il apporte les nuances de son phrasé élégant et la chaleur ambrée d'une voix aux harmonies superbes. Son troisième acte est à l'aune de celui de Stephen Gould et de Lise Davidsen, cette homogénéité dans le superlatif est l'ingrédient des plus grands spectacles dont à notre sens fait partie le Tannhäuser de Tobias Kratzer. Les rôles secondaires sont bien tenus, avec une mention particulière pour la belle voix claire de Katharina Konradi qui chante le jeune berger ici cycliste et pour la prestation de Daniel Behle en Walther von der Wogelweide. L'imposante basse danoise Stephen Milling apporte son autorité et sa puissance coutumières au Langrave Hermann. Les fameux choeurs du Festival de Bayreuth ont reçu des acclamations largement méritées dans ce grand Tannhäuser, une des productions les plus passionnantes auxquelles il nous ait été donné d'assister, que n'est pas parvenu à mettre à mal une direction musicale par trop boiteuse.
Luc-Henri Roger
------------------------------------------------------------------------------------------ Un livre wagnérien par l'auteur de l'article
Les Voyageurs de l'Or du Rhin.
Luc-Henri ROGER, Les Voyageurs de l'Or du Rhin. La réception française de la création munichoise de l'Or du Rhin de Richard Wagner à l'été 1869, BoD 2019 .
Où se le procurer ?
- Bod
- Hugendubel (Portofrei in Deutschland), jpc.de, etc.
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- Fnac
- en librairie ISBN 9782322102327
etc. / usw.