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Esquisse du drame 'Jésus de Nazareth' de Richard Wagner, un texte de Marcel Hébert. Deuxième partie.
Publié le 17 août 2019 par Luc-Henri Roger @munichandcoPour lire l'introduction et la première partie du texte de Marcel Hébert, cliquer ici.
II. Analyse de l'esquisse.
Le drame Jésus de Nazareth est divisé en cinq actes.
L'acte premier se passe à Tibérias, en Galilée. Barabbas et Judas Ischarioth discutent sur les chances de réussite d'un prochain soulèvement contre les Romains et sur la part probable que Jésus y prendra. Arrive Jésus lui-même, entouré de ses disciples. Le pharisien Lévi (Matthieu), voyant sa fille en danger de mort, l'a conjuré de venir la guérir. Jésus rencontre le convoi funèbre ; il ressuscite l'enfant. Pénétré de reconnaissance, le Pharisien invite Jésus à s'asseoir à sa table; Jésus accepte. Or, voici qu'on lui amène Marie de Magdala convaincue d'entretenir un commerce coupable avec un seigneur de la cour d'Hérode. Jésus pardonne à la pécheresse ; puis, s'adressant aux convives ses disciples, les amis de Lévi et les gens du peuple, il leur développe sa doctrine de l'Amour.
Au deuxième acte, Jésus, sur les bords du lac de Génésareth, apprend que le peuple approche pour le faire roi ; il monte dans une barque et après avoir enseigné la foule et lui avoir distribué le pain et le vin, il donne le signal du départ et se dérobe à l'enthousiasme populaire.
Au troisième acte, nous assistons à Jérusalem au conseil de Pilate ; le gouverneur réprimande Caïphe et le menace de la colère de César, car une nouvelle sédition, promptement apaisée, il est vrai, vient encore d'éclater; le chef, Barabbas, a été pris et condamné. Caïphe se concerte avec les Anciens du peuple : à quoi bon ces troubles, ceux-là surtout auxquels Jésus va donner lieu s'il se déclare le Messie ? Ils y ont tout à perdre... Mieux vaut qu''un seul périsse!... Un pharisien s'offre à se saisir de Jésus sans violence, secondé par un des disciples, Judas. La scène change : sur la place, devant le grand escalier du Temple, la foule se répand poussant des cris de joie, jetant des fleurs, étendant sur le sol des tapis, des vêtements. Jésus arrive, monté sur un mulet ; saisi d'indignation en voyant les marchands qui encombrent le temple, il prend les guides de sa monture et chasse les vendeurs hors de l'enceinte sacrée. Le peuple applaudit et conjure Jésus de se déclarer ouvertement le Messie.. Jésus explique en quel sens il est l'envoyé de Dieu et quelle rédemption il apporte aux hommes. L'étonnement du peuple qu'endoctrinent et excitent les pharisiens fait bientôt place à des sentiments hostiles. Jésus demeure seul avec ses disciples : Vous aussi, leur dit-il, voulez-vous m'abandonner ?... Marie de Magdala s'offre à leur indiquer une retraite sûre.
Acte quatrième : le dernier repas ; le parfum versé par Magdeleine sur la tête de Jésus ; derniers enseignements et départ pour le jardin des Oliviers. Le jardin des Oliviers : Jésus trahi par Judas et emmené par les soldats. Tous les disciples s'enfuient, sauf Pierre qui suit de loin son maître.
Au cinquième acte, jugement de Jésus par Pilate ; sa condamnation. — Jean et les deux Marie reviennent du Calvaire ; elles annoncent que tout est consommé. Rempli de l'Esprit Saint, Pierre enseigne le peuple qui se presse en foule autour de lui, demandant le baptême.
Wagner, on le voit, suit pas à pas l'Évangile. Il se permet toutefois à l'égard des détails une certaine liberté. Quelques-uns de ces changements sont de peu d'importance : ce n'est plus la fille de Jaïre, c'est la fille du publicain Lévi que Jésus ressuscite ; l'épisode de Marie de Magdala ne fait qu'un avec celui de la femme adultère. Parfois, au contraire, on regrette que le texte évangélique ait été altéré. «Mon ami, que viens-tu faire ? » dit Jésus à Judas au jardin des Oliviers. «Salut, Maître », répond le traître en embrassant Jésus. Et celui-ci : « Judas, c'est par un baiser que tu trahis le Fils de l'homme ! (1) » Wagner remplace cette scène si touchante par cette simple phrase d'une banalité déplorable :
«Judas s'approche de Jésus en toute hâte: « Maître, dit-il, je te cherche depuis longtemps !» et il l'embrasse : les soldats entraînent Jésus.» — L'Évangile raconte qu'au sortir du prétoire, après le triple reniement, Jésus jette sur Pierre un de ces regards pénétrants qui remuent l'âme dans ses dernières profondeurs : Pierre bouleversé fond en larmes (2). Scène analogue dans Wagner, mais Jésus prend la parole et s'écrie : « Pierre ! » Combien la scène muette de l'Évangile est plus émouvante, plus poignante ! — Ce ne sont là que des taches légères qui auraient peut-être disparu dans le texte définitif. En revanche, que d'interprétations ou modifications heureuses, parce qu'elles dramatisent le récit évangélique, donnent tout leur éclat aux paroles du Christ, en dégagent le véritable esprit ! C'est à Barabbas (p. 4) transformé en «ardent patriote» (p. 8) et représenté comme cherchant à soulever les Juifs contre les Romains, qu'est adressée la fameuse réponse : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Barabbas comprend alors qu'il ne peut, comme il l'espérait, compter sur le concours de Jésus et organise seul la sédition, où il est de suite vaincu et fait prisonnier. — Au troisième acte, c'est à ses apôtres troublés, ébranlés en voyant le peuple délaisser Celui qu'il acclamait quelques instants auparavant que Jésus pose cette navrante question: «Et vous aussi, voulez-vous m' abandonner? » (p. 12). — C'est à propos des serments de fidélité de Pierre que Jésus déclare qu'il ne faut pas prêter serment (p. 14). — A l'acte cinquième, lorsque la servante a reconnu Pierre et que celui-ci épouvanté s'enfuit au plus vite, les soldats éclatent de rire et insultent Jésus : « Ah ! les voilà donc, s'écrient-ils, les héros avec lesquels tu voulais vaincre et chasser les Romains ! » Jésus se tait d'abord, puis fait entendre la parole prophétique : « Je vous le dis, celui-là sera une Pierre, un Rocher, etc....» (p. 17). — Nous pourrions citer encore, à la fin du cinquième acte, l'entrevue touchante de Jésus et de Pierre, celle ensuite de Pierre et de Judas (p. 21); qu'il nous suffise de rappeler avec quelle délicatesse Wagner a traité le divin récit du repentir de Marie-Magdeleine. Au plus émouvant exemple de miséricordieux pardon, les modernes substituent souvent une intrigue vulgaire, sans profondeur, sans portée (3). L'homme animal, selon l'expression de l'Apôtre (4), incapable d'échapper à la servitude des instincts grossiers, juge les autres d'après lui-même ; jamais il ne croira que la plus absolue pureté puisse se concilier avec la tendresse la plus profonde. Wagner, au contraire, a su développer, enrichir la narration évangélique, faire intervenir Magdeleine à chacun des actes du grand drame sans altérer le caractère tout idéal de ce don absolu d'elle-même à Celui qui l'a relevée et pardonnée. Rien de plus touchant que la scène où la pécheresse de Magdala se jette aux pieds de Marie, mère de Jésus, avoue ses fautes et la conjure en gémissant d'obtenir qu'elle soit acceptée comme la dernière des servantes par Jésus et le petit troupeau qui l'accompagne (5). Mais c'est surtout l'auguste personnalité du Sauveur que Wagner a traitée avec un respect profond. Pas trace de ces jugements superficiels où la justesse de l'idée est sacrifiée aux procédés littéraires. Et pourtant, dans son ouvrage si consciencieux, M. Noufflard affirme sans explication que Wagner « n'envisagea pas le fils de Marie avec les yeux d'un croyant et ne vit pas en lui Dieu descendu sur terre pour y mourir, mais au contraire un homme vraiment homme qui voudrait vivre (6) ». M. Noufflard s'est fié unique- ment au passage déjà cité de la « Communication» où Wagner parle surtout comme artiste et envisage la valeur dramatique de son sujet. Il aurait fallu, pour être complet, que M. Noufflard se reportât à l'Esquisse elle-même parue avant la seconde édition de son premier volume. Dans cette ébauche, Wagner, n'ayant p.as spécialement en vue le côté théâtral de la question, emploie des termes auxquels une sévère orthodoxie trouverait difficilement à redire : « Je suis le Messie et Fils de Dieu ; je vous le dis afin que vous ne vous trompiez pas et n'en attendiez point un autre » (p. 48). — « Jésus proclame sa mission véritable, sa qualité de fils de Dieu, la rédemption qu'il doit opérer pour tous les peuples de la terre et non pour les Juifs seuls...» (p. 12). — « Jésus raconte sa jeunesse, son baptême par Jean, son séjour dans le désert ; c'est là que son devoir lui apparut dans toute sa clarté et qu'il se considéra non comme descendant de David, mais comme fils de Dieu» (p. 6). Voici un beau commentaire, par Wagner lui- même, de cet intéressant passage: « Jésus descendait de la race de David; c'est d'elle que devait sortir le Sauveur du peuple juif ; or, la race de David remontait jusqu'à Adam produit directement par Dieu et duquel viennent tous les hommes. Lorsque Jésus fut baptisé par Jean, le peuple le reconnut comme héritier de David ; mais il se retira dans le désert et réfléchit : devait-il faire valoir son origine davidique au sens populaire ? S'il réussissait, il devenait simplement l'un de ces grands du monde qui s'appuient sur les riches et les égoïstes ! Comme rejeton de la race la plus ancienne, il pouvait réclamer le pouvoir suprême sur le monde et mépriser comme elle le méritait la domination romaine fondée sur la force. A quoi eût servi aux hommes le succès de cette entreprise ? Une domination aurait remplacé une domination ; les titres seuls (peut-être plus justes) auraient changé. Jésus remonta plus loin encore, jusqu'à l'origine de sa race, jusqu'à Adam produit directement par Dieu. Une force surhumaine ne pouvait-elle pas se manifester en lui qui se sen- tait conscient d'une origine divine ? Regardant Jérusalem du sommet du Temple, il fut tenté d'opérer un prodige dans ce temple consacré à son Père divin. Mais où réside cette force et qui doit-elle aider sinon les hommes ? C'est de l'homme que doit venir la force capable d'aider l'homme à savoir la connaissance qu'il a de lui-même devant Dieu, lequel se manifeste dans l'homme. Jésus rejeta donc la descendance davidique : par Adam, il descendait de Dieu et tous les hommes étaient ses frères : ce n'était point par une royauté terrestre qu'il pouvait les délivrer de la misère, mais par l'accomplisse- ment de la sublime mission divine qu'il reconnaissait (comme sienne) ; dans cette mission Dieu se faisait homme afin que par cet homme, qui le premier reconnaissait Dieu en lui, tous les hommes parvinssent à la conscience (de l'élément divin de leur nature) » (p. 24). Voilà bien, dans les dernières lignes surtout, un spécimen de ce qu'on peut appeler la théologie hégélienne ; Wagner, à cette époque, en adoptait les formules auxquelles il préféra plus tard celles de Schopenhauer. L'influence des doctrines hégéliennes est plus frappante encore dans les trois dissertations qu'on peut intituler, l'une l' Amour et la Loi (p. 27 à 33), les deux autres la Mort (p. 50 à 58) et la Femme (p. 61 à 67). Ceux qui mettent encore en doute la réalité des préoccupations métaphysiques de Wagner et l'influence des idées philosophiques sur la composition de ses drames n'ont qu'à lire ces quelques pages (7). Elles sont intéressantes à un autre point de vue : elles font assister au laborieux enfantement de la pensée par ce cerveau pourtant si puissamment organisé ; elles prouvent avec quelle peine cet esprit si vivant, si admirablement synthétique, si à l'aise au milieu des formes indécises du sentiment et de la musique arrivait à la précision de l'idée claire. Qu'est-ce, par exemple, que l'Amour prôné par Wagner, cet Amour loi fondamentale et éternelle, essence de l'être, qu'il suffit de connaître et pratiquer pour devenir, comme Jésus, fils de Dieu et Dieu lui-même ? Wagner ne le dit jamais exactement. Il ne peut cependant avoir en vue l'amour-passion qui est précisément la cause de la plupart de nos tristesses et de nos malheurs. La signification du mot reste indéterminée ; on sent, on devine toutefois que l'Amour, tel qu'il le conçoit, renferme avec l'élément passionnel, égoïste, dont le développement exclusif engendre tant de misères, l'élément supérieur désintéressé, le don de soi, le dévouement, qui fait la noblesse de l'amour et lui communique un caractère sacré. La distinction de ces éléments, l'analyse de l'essence complexe de l'amour, eût préservé Wagner d'une double exagération : il n'aurait pas prétendu, en premier lieu, que la société actuelle repose uniquement sur un fait matériel, la possession de la femme par le mari, des enfants par les parents, de la richesse par le propriétaire, possession égoïste, sans amour, brutalement constituée et protégée par les lois ; en second lieu, il n'aurait pas affirmé qu'en renversant ce système artificiel et criminel, en revenant par le fait même à la nature, l'amour pur, qui est censé remplir naturellement le cœur de l'homme, se répandrait à flots sur l'univers, remplaçant les conventions inventées par l'égoïsme humain et devenant la Loi unique et suffisante. Ces deux exagérations forment le fond de la théorie anarchiste. Comment, avec le sentiment de l'évolution qui est essentiel aux penseurs allemands, Wagner n'a-t-il pas compris que si la direction de l'évolution humaine (individuelle ou collective) est, de l'aveu de tous, dans le sens de l'Amour désintéressé, l'évolution ne procède cependant jamais ex nihilo ? On ne doit donc pas rêver l'anéantissement, mais l'amélioration progressive indéfinie de ce qui existe déjà. L'homme, sans doute, et l'amour dans le cœur de l'homme se ressentent encore d'une manière lamentable de la bassesse des origines ; personne toutefois n'oserait plus admettre la légitimité d'un amour franchement égoïste et n'approuverait celui qui ne considérerait la femme que comme un instrument de plaisir ou une vile esclave. L'homme arrivera-t-il jamais à dominer en lui l'instinct animal à ce point que l'amour idéal, purement désintéressé, puisse pleinement s'épanouir ? Finira-t-on par aimer l'être aimé pour lui-même et non plus pour soi-même ? Comprendra-t-on ce qu'il y a d'absurde et de coupable à vouloir faire de force le bonheur d'un être, à s'imposer à lui comme unique source de joie ou de progrès moral? Quand la nature humaine sera-t-elle assez affinée pour que l'expression liberté de l'amour ne soit plus synonyme de licence grossière ? Utopie, dira-t-on. Sans doute, mais l'humanité n'avance qu'en s'assimilant ce qu'il y a de vrai dans les utopies ; il suffit qu'elle ne les accepte pas servilement et distingue, en elles aussi, l'esprit de la lettre. De la sorte, la loi civile ou religieuse n'est plus un obstacle ; par elle s'exprime et se fixe la portion d'idéal déjà comprise et acceptée par les meilleurs, et cette portion augmente d'âge en âge. Wagner a donc eu tort d'interpréter par sa propre doctrine anarchiste la doctrine de Jésus. Le Sauveur n'a jamais prétendu jouer le rôle d'un économiste pas plus que celui d'un historien ou d'un physicien. Comme l'a si bien dit Tolstoï :
« Le Christ reconnaît l'existence des deux côtés du parallélogramme, des deux forces éternelles, impérissables, dont se compose la vie de l'homme : la force de la nature animale et la force de la conscience. Ne parlant jamais de la force animale qui, s' affirmant d'elle-même, reste toujours égale à elle-même et est en dehors de la volonté de l'homme, le Christ ne parle que de la force divine, appelant l'homme à la plus grande conscience de cette force, à son plus complet affranchissement et à son plus grand développement (8).» Pourquoi donc Tolstoï néglige-t-il lui-même un des côtés du parallélogramme, à savoir ces forces inférieures gouvernées par les lois scientifiques, économiques, sociales, et ne veut-il tenir compte que du divin sentiment de la charité ? Oubliant que « la lettre tue et l'esprit vivifie», il s'attache à l'interprétation littérale de certaines formules, celles, par exemple, du Sermon sur la montagne adressées à des auditeurs qui croyaient à la proximité immédiate de la fin du monde (9), pour lesquels, par conséquent, les questions sociales, économiques, etc, ne se posaient même pas. De là les plus regrettables exagérations (10).
Nous avons longuement insisté sur la première dissertation à cause de ses rapports étroits avec la Tétralogie, à laquelle elle pourrait et devrait servir de préface ou d'argument.
Les deux autres études offrent moins d'intérêt. Elles se rattachent toutefois au même ordre d'idées : le don partiel de leur propre substance que les parents font aux enfants est une négation de l'égoïsme; la mort achève ce sacrifice de l'individu à la généralité. Comprendre et accepter cette offrande de soi-même, céder volontiers sa place pour qu'une vie plus abondante et plus variée succède à la nôtre, comme la plante succède au germe, c'est accomplir la loi d'Amour, coopérer à la création, vivre de la vie divine et échapper de la sorte à l'anéantissement qui épouvante l'égoïste.
Wagner a noyé ces idées dans un flot de spéculations subtiles; mais nous savons que ces pages n'étaient pas définitives; elles auraient été résumées en quelques paroles lumineuses et pénétrantes mises sur les lèvres du Sauveur. Wagner aurait-il réussi dans cette tâche ? Il est si difficile de faire parler au Christ un langage digne de lui ! D'heureuses formules telles que celles-ci: «Ce n'est pas le mariage qui sanctifie l'amour, c'est l'amour qui sanctifie le mariage » (p. 44), ou: «Quel est le vrai voleur, celui qui (amassant un trésor) prive son prochain de ce dont il a besoin, ou celui qui prend au riche ce dont il n'a que faire?» (p. 35) nous permettent d'entrevoir sous quelle forme se serait condensée la matière nébuleuse et diffuse de ces dissertations. On voit clairement l'état d'esprit de Wagner à cette époque : il est partisan d'un optimisme ou plutôt d'un méliorisme naturaliste dans lequel, en somme, la Nature est tout ; Wagner lui donne encore le nom de Dieu quand il envisage plus spécialement la Loi de vie et d'amour qui la régit, mais il ne faut se faire aucune illusion ; dans ce système comme dans celui de Hegel il n'y a d'autre Dieu que la Nature. Et cette Nature n'est pas, comme pour Spinoza, une substance parfaite qui mérite le nom de Dieu, bien que, par une inexplicable contradiction, elle revête une infinité de modes imparfaits; c'est une essence soumise à un perpétuel pas- sage d'un moindre degré d'être à un degré supérieur, un éternel fieri, une indéfinie perfectibilité, nullement une infinie Perfection. N'est-ce pas vraiment, de la part de Hegel et ses disciples (11), une sorte d'hypocrisie d'employer encore le mot Dieu, alors qu'ils ne lui donnent plus le sens d'Être parfait adopté par Platon, Aristote et la tradition chrétienne ? Beaucoup n'ont pu se résigner à ce pharisaïsme métaphysique et, rejetant l'appellation de panthéistes, ont préféré le nom de monistes. Wagner, qui, dans Jésus de Nazareth, avait conservé les formules orthodoxes et, à notre avis, un fond sincère de croyance, abandonna bientôt ce dernier reste de Christianisme et professa hautement qu'il n'y a pas lieu de chercher une réalité supérieure à l'humanité, Dieu et les religions, selon l'enseignement de Feuerbach, n'étant que les aspirations idéalisées de la nature humaine (12). Que Wagner ait subi l'influence de Feuerbach, le fait n'est point contestable. Wagner explique lui-même (13) que ce penseur lui avait été sympathique «parce qu'il donnait congé à la philosophie (nous dirions : à la métaphysique) dans laquelle il retrouvait déguisée la théologie». Or — pour citer le jugement d'un écrivain non suspect — « Louis Feuerbach est sans doute l'expression la plus avancée, sinon la plus sérieuse de l'antipathie (de la nouvelle école allemande contre le christianisme), et si le XIXe siècle devait voir la fin du monde, ce serait certainement lui qu'il faudrait appeler l'Antéchrist. Peu s'en faut que Feuerbach ne définisse le christianisme une perversion de la nature humaine et l'esthétique chrétienne une perversion des instincts les plus secrets du cœur... Croire à Dieu et à l'immortalité de l'âme est à ses yeux tout aussi superstitieux que de croire à la Trinité et aux miracles. La critique du ciel n'est, selon lui, que la critique de la terre ; la théologie doit devenir l'anthropologie. Toute considération du monde supérieur, tout regard jeté par l'homme au delà de lui- même et du réel, tout sentiment religieux, sous quelque forme qu'il se manifeste, n'est qu'une illusion (14).» Telle est bien, en effet, la doctrine que nous trouvons dans les écrits théoriques publiés à cette époque. Toujours revient la confusion entre le Christianisme et l'ascétisme, qui n'est pourtant qu'une application particulière et très spéciale, souvent même une exagération, une dégénérescence de l'idée chrétienne. Aussi le Christianisme est-il, d'après Wagner, diamétralement opposé à l'Esthétique. L'art, écrit-il en 1849, c'est la joie en soi, la joie de vivre, de se sentir dans le grand Tout ; il ne pouvait éclore dans la période de décadence de l'empire romain. Abaissement, dégradation universelle, conscience de la perte totale de la dignité humaine, dégoût même des jouissances matérielles, les seules qui pussent alors subsister, absolu découragement à l'égard de tout effort, de toute activité, tels sont, en effet, les caractères de cette lamentable époque. Or, tout état général créant la forme capable de le représenter, le Bas-Empire dut créer la sienne : « ce ne pouvait être l'Art, ce fut le Christianisme (15).» Le Christianisme, dit-il ailleurs (16), procéda anatomiquement : pour atteindre l'âme, il ouvrit, disséqua le corps; il tua du coup le corps et l'art qui ne peut se manifester qu'à travers la vie physique. Bien significatif aussi le passage (17) où il oppose l'Amour jaillissant spontanément de la nature humaine, Amour qu'il glorifiera bientôt dans la Tétralogie en l'incarnant dans Brunnhilde, à la charité chrétienne, objet d'une révélation, d'un enseignement, d'un commandement, ce qui en fait, à son avis, quelque chose d'extérieur à l'âme et d'artificiel. Mais rien de plus caractéristique que cette lettre écrite à Liszt (18) le 13 avril 1853: «Comment pourrais-tu croire que tes généreux épanchements exciteront ma moquerie ! Les formes sous lesquelles nous cherchons une consolation pour nos misères se construisent d'après notre être, nos besoins, le caractère de notre éducation et nos sentiments plus ou moins artistiques. Qui serait assez dépourvu d'amour pour croire qu'il ait imaginé la seule forme légitime? Celui peut-être qui n'a jamais, poussé par un besoin personnel, donné une forme à sa propre foi et à sa propre espérance, mais à qui cette forme a été imposée (comme à un individu incapable de penser) par son entourage. Cette forme est alors un simple postulat appartenant à d'autres. La personne en question ne possède point, par conséquent, de vie intérieure, et pour maintenir son existence vide, elle im- pose à d'autres comme son propre postulat ce qui lui a été d'abord imposé par son entourage. Celui qui aspire, qui espère et qui croit, se ré- jouit volontiers de la foi et de l'espérance d'autrui : chaque discussion sur la vraie forme n'est qu'une vaine opiniâtreté à vouloir toujours avoir raison.
«Vois, mon ami, j'ai aussi une forte croyance qui me fait honnir par les politiciens et les juristes ; j'ai la foi en l'avenir de l'espèce humaine et je tire simplement cette foi de mes besoins (intérieurs). J'ai réussi à considérer les phénomènes de la nature et de l'histoire avec amour et liberté d'esprit ; j'ai saisi leur essence et n'ai pu trouver d'autre mal en eux que le manque d'amour (Lieblosigkeit). Ce manque d'amour, je ne pouvais me l'expliquer que comme un égarement, un égarement qui, de l'état d'inconscience naturelle, nous conduira à reconnaître la beauté unique et la nécessité de l'amour. Cette science de l'activité pratique est le devoir de l'histoire du monde ; la scène sur laquelle cette volonté doit un jour s'affirmer activement, c'est la terre, la nature même, car tout ce qui nous amène à cette bienheureuse science vient d'elle. L'état d'égoïsme (Lieblosigkeit) est l'état de souffrance pour l'espèce humaine : la plénitude de cette souffrance nous environne maintenant; elle martyrise ton ami par mille blessures brûlantes. Mais c'est précisément par cette souffrance que nous reconnaissons l'admirable nécessité de l'amour. Nous le désirons et crions vers lui avec une intensité que seule rend possible notre expérience douloureuse. Nous avons acquis de la sorte une force que l'homme naturel ne pressentait même pas. Et cette force, devenue commune à tous les hommes, fondera sur cette terre une existence que personne ne désirera quitter pour une vie d'outre-tombe désormais tout à fait superflue. L'homme sera heureux : il vivra et aimera. Et qui désirerait quitter cette vie quand il aime?...
« Moi aussi je crois à un au-delà : je viens de te le montrer; s'il est au-dessus de ma vie, il n'est pas au-dessus de ce que je puis sentir, penser, saisir et comprendre, car je crois aux hommes — et n'ai besoin de rien autre chose ! »
Nous le demandons en toute sincérité: l'exclamation : «Qui désirerait quitter cette vie quand il aime?» ne prouve-t-elle point que Wagner ne ressentait pas alors l'angoisse pessimiste qui torturait son âme lorsqu'il écrivit ce drame passionné mais lugubre : Tristan et Iseult, où l'amour apparaît comme une malédiction pour la vie d'ici-bas, un supplice auquel la mort seule peut mettre un terme ?
D'autre part, que Wagner, à cette époque, méconnût, méprisât le Christianisme, qu'il eût remplacé ses antiques croyances par une foi toute naturaliste et humanitaire, nous n'estimons pas possible, après les textes qu'on vient de lire, de le mettre en doute. Cette foi naturaliste va trouver son plein épanouissement et son expression adéquate dans l'Anneau du Nibelung.
(1) Matth. XXVI, 49, 50 ; Luc XXII, 48.
(2) Luc XXII, 61.
(3) Si l'on s'en tenait à la logique, le sens du fameux texte de saint Luc .(VII, 4.7) serait: « Beaucoup de péchés lui sont pardonnés, (tu peux le conclure) parce qu'elle vient de me témoigner un si grand amour.» Il semble toutefois que l'Évangéliste ait eu l'intention d'établir un rapport de causalité entre cet amour et le pardon divin. En tous cas, entendre par cet amour les égarements passés de Magdeleine, comme on le fait souvent, c'est mettre une énormité sur les lèvres du Sauveur.
(4) Cor. Il, 14.
(5) «...Sie begehre , als die niederste Magd der Gemeinde dienen zu dürfen» (p. 5). Ce sera le cri de Kundry repentante: «Dienen!.. . dienen! » Ges. Schr. X' p. 365 (477).
(6) Richard Wagner d'après lui-même ; (Fischbacher) 2e édition 1891; Tome I, p, 285.
(7) La brochure intitulée Jésus de Nazareth renferme trois paragraphes: 1e l'esquisse même du drame; 2° des explications, dissertations, projets de maximes ou de discours du Christ; 3° trente-deux pages de citations tirées de tout le Nouveau-Testament, prouvant à la fois avec quelle conscience Wagner avait préparé le sujet et quelle connaissance approfondie il possédait de l'Ecriture. (8) Le salut est en vous, Perrin 1894 ; p. 104.
(9) Cfr. Matth. XVI, 28; XXIV, 84; XXVI, 64. — I Cor. XV; VII, 3i. — 2 Petr. III, n, 12. — Apoc. XXII, 10; etc.
(10) Dans le n° VIII-IX de la Rev. wagn. (Ier année, p. 287) M. Teodor de Wyzewa compare la Religion de R. Wagner à la Religion du Comte Léon Tolstoï. Toutes deux ont pour conclusion le Renoncement dans la Compassion. M. de Wyzewa reconnaît que «Wagner montre plus volontiers les splendeurs de la théorie, Tolstoï ses applications pratiques». C'est que Wagner a par-dessus tout un tempérament d'artiste, Tolstoï une nature d'apôtre, essentiellement active.
(11) Renan a été en France le plus brillant vulgarisateur des idées hégéliennes.
(12) Die Wibelungen (Sommer 1848) G. S. II, 123 (162); Oper und Drama (85o) G, S. IV, 31 (41).
(13) Préface des 3e et 4e volumes des Œuvres complètes. G. S. III, 3 (4)
(14) Feuerbach et la nouvelle école hégélienne dans les Etudes d'histoire religieuse de Renan, p. 407 et 417. «Quand un Allemand se vante d'être impie, ajoute Renan, il ne faut jamais le croire sur parole. L'Allemand n'est pas capable d'être irréligieux ; la religion, c'est-à-dire l'aspiration au monde idéal, est le fond même de sa nature. Quand il veut être athée, il l'est dévotement et avec une sorte d'onction. Que si vous pratiquez le culte du beau et du vrai; si la sainteté de la morale parle à votre cœur; si toute beauté et toute vérité vous reportent au foyer de la vie sainte ; que si, arrivés là, vous renoncez à la parole, vous enveloppez votre tête, vous confondez à dessein votre pensée et votre langage pour ne rien dire de limité en face de l'infini, comment osez-vous parler d'athéisme ? Que si vos facultés, vibrant simultanément, n'ont jamais rendu ce grand son unique que nous appelons Dieu, je n'ai plus rien à dire; vous manquez de l'élément essentiel et caractéristique de notre nature. »
(15) L'art et la révolution (1849), G. S. III, 14 (19).
(16) Opéra et Drame (1851), G. S. 310 (383).
(17) Art et climat (1849), G.S.III, 218 (266).
(18) Br. an Liszt, p. 235 à 237.
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