Un article de 1872 que le Figaro consacre à la première en langue française du Vaisseau fantôme qui eut lieu à la Monnaie de Bruxelles le 6 avril de cette année. Le chroniqueur, qui signe Frou Frou, livre un article plutôt mondain dans lequel il s'intéresse davantage à ce qui se passe dans la salle qu'à la première de cet opéra de Wagner qu'a traduit en français Charles Nuitter. Les wagnériens s'opposent aux anti-wagnériens, mais seulement à fleurets mouchetés.
Le Figaro du 9 avril 1872
LES PREMIÈRES
Le Vaisseau fantôme à Bruxelles, samedi soir.
Je prends mes premières où je les trouve : à Bruxelles aujourd'hui, je ne sais où demain. Wagner vaut bien sept heures d'express, et il m'est doux d'assister pour une fois à une représentation solennelle sans rencontrer le ventre de M. UIbach, ni la décoration de Vrignault, ni le sourire douceâtre de Doucet, ni les diamants de Blanche Dantigny.
Une première belge; quelque chose comme la contrefaçon d'une première de Paris public officiel, presse convoquée, jeunes élégants, hauts financiers, étalage de cocottes dans les loges les plus en vue, rien n'y manque ; et pourtant cela ne ressemble en rien aux charmantes premières parisiennes.
Tous les lecteurs du Figaro connaissent la salle du théâtre de la Monnaie, une des plus belles salles du monde.
A l'heure dite, elle est pleine jusqu'aux combles. Le spectacle est annoncé pour sept heures et demie ; à sept heures et demie précises, le chef d'orchestre donne le signal d'attaque.
Quelques minutes auparavant, la reine est entrée dans sa loge. Le roi, qui n'aime pas la musique, est resté au palais. Toutes les avant-scènes de droite sont au souverain, qui donne au théâtre de la Monnaie, sur sa cassette particulière, une subvention de 30.000 francs, subvention qui sera doublée l'an prochain.
Lorsque le roi veut occuper la grande avant-scène du premier étage, il en prévient la direction, et en ce cas on annonce un spectacle de gala : l'habit noir est de rigueur, et l'entrée des Majestés est saluée par la Brabançonne, jouée à l'orchestre, et par les cris à peu près unanimes de Vive le Roi !
Autrement, les souverains se contentent de l'avant-scène du rez-de-chaussée. Dans la grande loge royale, les lustres restent alors éteints et les fauteuils gardent leurs housses. Il n'y a pas de petites économies.
La reine, qui paraît encore un peu souffrante, est accompagnée de trois dames du palais et de M. Van Prat, ministre de la maison du roi. Les dames d'honneur sont habillées plus simplement que la plus bourgeoise des Parisiennes. J'ai noté la toilette de l'une d'elles : une robe eu foulard blanc, à larges raies cerise ; les gants sur les genoux. De cette façon, la même paire de gants peut servir indéfiniment Des officiers de palais viennent occuper une grande loge de balcon ; la baignoire du comte de Flandres reste vide.
Citons encore.
En face de l'avant-scène royale, celle du bourgmestre M. Anspach, le plus Parisien des Bruxellois.
Au-dessous de sa loge, dans l'avant-scène du rez-de-chaussée, se tient le collège des échevins de Bruxelles au grand complet : deux rangs d'hommes graves à lunettes - un coin du théâtre de Versailles, avant les vacances.
Dans d'autres loges le ministre de la guerre, le ministre de la justice ; le baron Prisse, commandant du palais ; le fameux député de Tournay, Barra ; l'ambassadeur d'Angleterre.
La France est représentée par MM. Ernest Picard et Pipe-en-Bois.
Ce dernier, que les douleurs de l'exil n'ont pas encore entamé, se promène mélancoliquement, un chapeau à claque sous le bras, rêvant– à quoi?– aux roses d'Alphand !
Les barons de la finance, MM. Oppenheim, Bischofsheim (pas celui de Paris), Dalhoye Tiberghen, l'un des plus riches banquiers de Bruxelles, sont à leur poste. je remarque aussi madame la baronne de Vrintz, le comte de Lannoy, le .duc d'Ossuna, le comte de Lespine ; MM. Auguste Dupont et Brassin, professeurs au Conservatoire de Bruxelles ; le violoncelliste Joseph Servais ; la jolie madame Dorlodot et M. Dorlodot, l'un des plus importants industriels belges.
La presse belge assiste naturellement au grand complet à cette fête musicale: MM. Bérardi. directeur, Fétis, critique musical, et Frédéricks, critique dramatique de l'Indépendance belge ; Madoux, directeur de l'Etoile belge ; Victor Halaux, directeur de la Chronique ; Ranson, de la Gazette ; Léon Jouret, de l'Office de publicité ; Tardieu du Précurseur ; Vanderstraat, du Parlement, etc.
La presse parisienne a envoyé : MM. Tranchant, pour la Patrie ; Armand Gouzien, pour la Gazette de Paris ; Pierre du Croisy, pour la France ; Arnold Mortier, pour le Courrier de France ; Paul Sollier, pour l'Avenir national, et Gustave Lafargue, pour le Figaro. L'éditeur Durand, de la maison Flaxland, propriétaire de la partition française, est également dans la salle. N'oublions pas mademoiselle Dica Petit -pour l'amour de Dieu, mademoiselle, changez donc de modiste vous êtes trop jolie pour porter d'aussi horribles chapeaux ! et, à l'orchestre, mademoiselle Louise Leroux, l'ancienne pensionnaire du Vaudeville.
Enfin, dans une loge d'entre-colonnes, -tout comme madame Musard à Paris,s 'il vous plaît,– une jolie personne brune avec d'énormes yeux noirs, des dentelles noires et des diamants ...blancs : mademoiselle Verneuil.
Voilà donc un public d'élite dans une belle salle. Il y a des fleurs à tous les corsages et de jolis sourires sur tous les visages de femmes. Comment se fait-il cependant qu'il y ait mille fois moins d'entrain dans ce milieu qu'à n'importe quelle première de boui-boui parisien?
Encore paraît-il que la première de ce soir est particulièrement bruyante. Il y a deux partis bien distincts dans la salle : les wagnériens et les antiwagnériens.
Les uns applaudissent, les autres chutent.
Mais si discrètement, si doucement, qu'on s'en aperçoit à peine : on dirait que ces gens-là craignent de réveiller quelqu'un.
Les couloirs, si animés à Paris, sont horriblement tristes. Des ombres en habit noir les hantent pendant les entr'actes, et s'y glissent sans faire de bruit. Un valet de pied en livrée marron est debout le long d'une colonne, attendant ses maîtres. Inutile de chercher la vive causerie de nos premières, le mot qui résume la valeur de l'acte qu'on vient de voir, la nouvelle qui court, le calembour qui traîne.
C'est le théâtre fantôme !
Placé au balcon, j'ai l'avantage inespéré de servir de base à un triangle de dilettanti du cru: à ma droite, un gros homme chauve, dont la digestion, déjà difficile, semble encore contrariée par la musique de Wagner ; celui-là (car chacun prononce le nom du musicien selon son tempérament) l'appelle à la française M. Vagnère ; mon voisin de gauche est un gandin du boulevard de Waterloo, à qui il ne manque que d'avoir passé une soirée chez Markowski et une nuit au café Anglais pour ressembler à ceux du boulevard des Italiens il a vingt-cinq ans, il est blasé, il fait de la conciliation entre le dilettante gras qui est à ma droite et le dilettante maigre qui est derrière. Pour être très spirituel, la gandin prononce " Vagues nerfs. "
Le dilettante maigre est un wagnérien forcené ; il pousse à chaque moment des soupirs de satisfaction à gonfler les voiles du vaisseau fantôme. Celui-là aime trop la musique du maître pour ne pas prononcer son nom comme il sied : il l'appelle « Ouâââknr. »
Après l'ouverture, le sommet de mon triangle s'écrie avec conviction, en s'adressant à mon angle droit:
- Voyons, est-ce que cela ne vous a pas donné la sensation du froid et de l'humidité ?
Comment donc ? dit l'angle droit, mais j'ai cru que je me noyais, et j'ai été sur le point de crier au secours !
- Vous ne comprenez rien à la musique !
- Ce méli-mélo de gammes chromatiques et de beuglements de cuivre, de la musique, allons donc !
- Tenez! vous êtes un faux mélomane !
- Et vous, un vrai méli-mélomane !
A ce mot, l'angle de gauche daigne sourire et essayer de la conciliation : « Attendez, messieurs ! ne vous prononcez pas sur l'ouverture seulement ! »
Le premier acte tout entier se passant au bord de la mer, le musicien a voulu que la voix de l'Océan fit sa partie dans les chœurs, les airs et le duo de cet acte ; c'en était trop pour mon angle droit.
- Décidément non, on ne me fera jamais avaler çà ! Et moi qui ai mis naïvement un habit et une cravate blanche pour venir ici ! J'aurais dû me vêtir simplement d'une ceinture de sauvetage.
- C'est le plus bel éloge que vous puissiez faire de la musique, répond le dilettante maigre exalté : elle noie dans ses ondes sonores ceux qui ne savent pas nager ; ainsi l'a voulu le maître.
- Le maître nageur ! hurle le wagnérophobe.
Le gandin essaie encore de la conciliation il se tourne vers le wagnérophile :
- J'en conviens avec vous, c'est très beau; mais avouez avec monsieur que c'est un peu vague.
-Vague! vague !! vague! parbleu ! c'est bien exprès, puisque nous sommes en mer.
L'acte terminé, je me hâte de changer de place pour échapper à la suite de cette discussion belgico-germanique, et je me dis - moi qui suis venu de Paris pour faire une traversée d'une soirée sur le Vaisseau fantôme - que le traitement de ce qu'un critique a appelé les " mélodies secrètes " de Wagner n'est pas facile à suivre même en voyage.
*****
Pendant un entr'acte, en flânant sur la place de la Monnaie, je vois un groupe arrêté devant une lithographie ; est-ce une caricature politique ? Je m'approche. Non. C'est une reproduction d'un dessin célèbre parmi les artistes la Buveuse d'absinthe, de Félicien Rops.
J'ai eu le plaisir de m'entendre raconter l'histoire de ce beau dessin par M. Rops lui-même, auquel on m'a présenté avant le spectacle.
Elle est fort intéressante.
Observateur très subtil et chercheur, Rops, dont le talent n'est guère connu en France que de quelques raffinés d'art ou de lettres, Rops étudie tous les recoins parisiens et amasse les matériaux de toute une série de types de la vie moderne. Il était un soir au bal Bullier, quand une fille jeune encore, mais jaune sous le fard de ses joues, vêtue d'une robe passée, battant ses flancs amaigris et dessinant les saillies de ses épaules de squelette, frappa les regards de l'artiste; il en fit un croquis rapide, la sténographie au trait de la première impression reçue. Puis s'approchant d'elle :
- Mademoiselle, lui dit-il, voulez-vous me permettre d'aller chez vous et de faire votre portrait ?
- Dépêchez-vous alors, monsieur, répondit la jeune femme avec un sourire navrant, à moins que vous ne peigniez la nature morte !
Elle mourut trois jours après.
Rops avait terminé son dessin la veille de sa mort.
Cette fille n'avait pas vingt ans ; elle était présidente du club des buveuses d'absinthe.
Une fois par mois, ces femmes se réunissaient chez l'une d'elles et ce jour-là il était interdit de manger ; on buvait, on buvait de l'absinthe ; celle qui en avait bu le plus et avait le mieux résisté au poison vert était proclamée présidente pour un mois. Au bout de deux mois de ce singulier triomphe, cette fille mourait.̃̃
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Pendant toute la soirée, les manifestations pour et les manifestations contre continuent, méthodiquement, doucement, de façon à ne choquer personne. Qu'ils applaudissent ou qu'ils chutent, tous ont l'air d'accomplir un devoir. La passion reste absolument étrangère à tout cela. Que nous voilà donc loin de la première de Tannhäuser et des batailles de la rue Le Peletier, où Azevedo cassait sa canne et madame de Metternich son éventail !
Frou-Frou.
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