L’émergence en Europe de la voiture connectée génère des besoins croissants en connectivité. Or, la question des normes employées pour garantir cette connectivité (Wifi ou 5G) fait débat au sein de l’Union européenne. En mars 2019, la Commission européenne, chargée du déploiement des « systèmes de transport intelligents » (STI) au niveau européen, a émis un règlement délégué donnant l’avantage à la norme Wifi sur la 5G. Validé à une courte majorité par le Parlement européen le 17 avril malgré un avis défavorable de sa commission des transports, le projet de loi a finalement été rejeté par le Conseil de l’Union européenne le 4 juillet. De l’initiative législative au vote du Conseil, la définition à Bruxelles d’une norme de connectivité pour la voiture connectée a été l’enjeu d’une guerre informationnelle entre constructeurs, opérateurs et équipementiers.
G5 versus 5G : la manne économique des normes pour l’automobile connectée
La voiture connectée, un défi technologique
L’expression de « voiture connectée » renvoie au fait pour un véhicule de disposer d’un système de communication intégré offrant un accès à internet. Les connexions créées permettent de bénéficier de services au sein de l’habitacle, mais aussi d’échanger des informations avec l’environnement du véhicule : usagers de la route, infrastructures, objets connectés. La voiture connectée pourrait ainsi alerter le conducteur d’un danger, augmenter la fluidité du trafic ou optimiser la consommation énergétique des véhicules. Deux technologies permettent à ce jour de répondre au défi de la voiture connectée. L’ITS-G5 (Intelligent Transport System – G5) dérivé du Wifi utilise la bande de fréquence des 5,9 HGz pour des communications de courte portée. Le C-V2X (Cellular Vehicle-to-Everything) exploite les réseaux cellulaires des opérateurs mobiles, permettant des communications de longue portée. Peu onéreux et déjà existant, le Wifi se distingue par une mise en œuvre aisée. Le C-V2X, qui doit intégrer à terme la 5G, se veut quant à lui plus performant en termes de capacité et de latence. Il garantit par ailleurs des communications dans un environnement plus éloigné que le Wifi fonctionnant de proche en proche. Ainsi, la 5G permettrait en cas d’accident d’avertir un plus grand nombre de personnes.
Les enjeux légaux et économiques des normes de connectivité
D’une technicité certaine, l’évaluation des normes de connectivité revient à la Commission européenne, responsable depuis 2010 du déploiement des STI dans l’UE. Seule détentrice de l’initiative législative, la Commission européenne présente ses propositions au Parlement européen et au Conseil de l’UE pour adoption. La position des institutions européennes porte de lourds enjeux économiques pour le secteur automobile. En effet, les deux normes existantes ne sont pas encore interopérables, ce qui signifie qu’un véhicule équipé d’une technologie ne peut pas communiquer avec un véhicule équipé de l’autre technologie. La validation par Bruxelles d’une norme conférerait donc à cette dernière une domination du marché de l’automobile connectée. Cette logique de winner takes all est d’autant plus cruciale que le secteur automobile a déjà engagé des efforts conséquents dans la course aux normes pour la voiture connectée. En France, le projet SCOOP a initié les premières expérimentations de la technologie Wifi dès 2014, renforcé en 2016 par l’initiative C-Roads au niveau européen. En 2018, des véhicules SCOOP ont été commercialisés par Renault et PSA, tandis que Volkswagen a annoncé équiper sa flotte conformément au standard ITS-G5 pour 2019. Le C-V2X a aussi bénéficié d’expérimentations. Après avoir adhéré au projet SCOOP, PSA s’est investi dans la promotion du C-V2X avec Huawei et Qualcomm Technologies, et envisage de déployer ses véhicules connectés dès 2020. Outre les constructeurs, l’écosystème de la voiture connectée implique un panel large d’acteurs, tels que les opérateurs téléphoniques ou les équipementiers. Si les estimations varient selon les études[i], le marché de la voiture connectée représenterait plusieurs milliards de dollars de revenus.
L’offensive informationnelle pour le Wifi
L’argument de la disponibilité, fer de lance des défenseurs du Wifi
Dans cette course aux normes, les constructeurs, équipementiers et instituts de recherche favorables au développement de la norme Wifi se sont mobilisés au sein d’un consortium, le C2C-CC (Car 2 Car Communication Consortium). Créée en 2002, cette plateforme compte 12 partenaires (dont les groupes Renault, Volvo, Honda, General Motors, Volkswagen, Yamaha) plus de 30 membres associés et autant d’adhérents potentiels. Intégré au groupe d’Amsterdam, le C2C-CC en est l’instance la plus active sur le plan de la communication. Parmi les raisons invoquées par le C2C-CC, l’argument de la disponibilité domine les démonstrations. Technologie éprouvée, le Wifi serait plus mature que la 5G et permettrait de répondre immédiatement aux besoins de connectivité en Europe. Si la 5G pourrait à terme trouver sa place sur le marché européen de la voiture connectée, il ne peut s’agir que d’une technologie secondaire, complémentaire à la norme Wifi. Le dernier communiqué du C2C-CC, signé par une quinzaine de membres sous la houlette de Volkswagen, se félicite ainsi de la position de la Commission européenne et ajoute :
L’acte délégué permettrait aux STI-C [Systèmes de Transports Intelligents Coopératifs] d’être mis en œuvre dès à présent, tout en laissant ouverte la possibilité à d’autres technologies d’être déployées dans le futur. Quelques jours plus tôt, le fabricant de semi-conducteurs néerlandais NXP dressait un constat similaire, précisant : Bien que l’ITS-G5 soit la technologie actuellement utilisée pour la communication de véhicule à véhicule, il est possible que d’autres technologies soient adoptées, une fois ces dernières matures et suffisamment testées sur le terrain. La validation par le Parlement européen du projet de loi le 17 avril a coïncidé avec le développement des activités de NXP, qui a annoncé le 29 mai l’acquisition des actifs Bluetooth et Wifi du groupe Marvell. Cette décision intervient près d’un an après l’échec de l’achat de NXP par le groupe Qualcomm, aujourd’hui investi dans le développement de la 5G pour les voitures connectées. En février 2019, à l’occasion du Mobile Word Congress de Barcelone, Qualcomm a présenté un lot de solutions pour connecter les voitures en 4G et 5G. Malgré cette offensive, le Directeur général de NXP, Rick Clemmer, prévoit que le Wifi reste la norme prioritaire « pour les quatre ou cinq prochaines années ».
Une guerre informationnelle par proxy : le rôle de Violeta Bulc
La commissaire européenne aux Transports depuis 2014, Violeta Bulc, a constitué un relais d’importance pour la défense du Wifi. Dès son arrivée à Bruxelles, la commissaire a exprimé son inquiétude quant à l’augmentation des décès sur les routes européennes, souhaitant pouvoir « compter sur les technologies de l’information » pour y remédier. Le 17 avril 2019, alors que le Parlement européen a validé à une courte majorité le projet de loi de la Commission européenne, Violeta Bulc accorde au site Euractiv un entretien au titre explicite : « Violeta BULC veut exclure la 5G des voitures connectées ». Le message est adressé depuis une plateforme de référence pour les décideurs de l’UE, comptant plus de 950 000 lecteurs par mois. La commissaire y assure que « le Wifi est l’option est l’option la plus fiable pour sauver des vies » en développant trois angles d’attaque. L’urgence de la situation, d’abord, exige de recourir à une technologie disponible immédiatement. La sécurité routière étant une question d’utilité publique, la solution choisie devra par ailleurs être gratuite pour les usagers de la route. Violeta Bulc sape ainsi le modèle économique de la 5G en posant une barrière à l’entrée financière à une technologie non mature. S’y ajoute enfin une caution intellectuelle et morale : « ingénieur de profession », Violeta Bulc a travaillé dans les télécommunications « pendant des années », abordant le débat avec une approche technique et au nom d’une « question de principe » (sauver des vies).
Si la formation scientifique de Violeta Bulc est indéniable, son parcours professionnel n’est pas exempt d’un certain tropisme technologique. Après des débuts au sein du groupe Telekom Slovenia, Violeta Bulc devient en 1999 vice-présidente de Telemach, troisième opérateur mobile slovène ambitionnant notamment de développer au niveau mondial le réseau Wifi Unifi, décliné sous des projets tels que Unifi Travel ou Unifon. Quelle que soit la résonance qu’ait pu trouver ce passif dans les positions actuelles de Violeta Bulc, son « insistance » (Euractiv) a donné une visibilité médiatique aux arguments pro-Wifi. Ces prises de parole font suite à un travail de communication auprès du Parlement européen, chargé d’étudier la proposition de la Commission européenne. Le 4 avril 2019, quelques jours avant l’avis de la commission des transports du Parlement, Violeta Bulc a adressé une lettre à sa présidente, Karima Delli, insistant sur la disponibilité du Wifi et l’urgence de la question, tout en laissant la porte ouverte à un déploiement ultérieur et hypothétique de la 5G.
5G, ripostes et statu quo à Bruxelles
L’irrésistible ascension internationale de la 5G
Si le Wifi se distingue par sa disponibilité, les défenseurs de la 5G soulignent les performances et le succès croissant de cette technologie au niveau international. Face à des rivaux commerciaux tels que la Chine ou les États-Unis, l’attachement à une norme dépassée pourrait mettre à mal la compétitivité de l’industrie européenne. Cette position a été défendue notamment par les Directeurs généraux de BMW et de Telekom, Harald Krueger et Tim Hoettges, dans une lettre adressée au Ministre allemand des transports Andreas Scheuer. L’objectif est de bloquer la proposition de la Commission européenne au niveau du Conseil, réunissant les ministres concernés des États membres et votant les projets de loi avec le Parlement européen. Quelques jours auparavant, le Directeur général de la GSM Association, Mats Granryd, a adressé une lettre ouverte aux ministres du Conseil, pointant les risques d’une primauté de la norme Wifi sur le plan technologique et économique. Le développement de la voiture connectée suppose en effet d’adapter les infrastructures de la route, qui doit elle-même devenir intelligente : capteurs de chaussée, panneaux communicants, réseaux de communication… Si le modèle économique du déploiement de la Wifi est loin d’être clair, il est probable que le coût de ces infrastructures soit répercuté in fine sur le contribuable:
Bien que l’acte délégué sur les STI-C contienne une clause de révision permettant de reconnaître de nouvelles technologies, la décision de prendre pour norme de départ une technologie déjà obsolète, puis d’exiger l’interopérabilité, exclura à terme le CV2X de l’Europe, tout en gaspillant des milliards d’euros de l’argent des contribuables dans des investissements en infrastructures routières. Le Directeur général de la GSMA démonte ainsi la promesse de gratuité du service Wifi pour les usagers de la route, faite notamment par Violeta Bulc.
La défense de la neutralité technologique
Face au C2C-CC, la 5GAA (5G Automotive Association), créée en septembre 2016, regroupe plus de 110 compagnies du secteur automobile défendant la norme 5G. Dès sa création, la 5GAA a interpellé les institutions bruxelloises sur les risques d’un monopole du Wifi. En juillet 2018, alors que le règlement délégué est encore en rédaction, 24 membres de la 5GAA adressent une lettre à la Commission pour exprimer leur inquiétude sur l’absence du C-V2X des textes préparatoires. En « s’enfermant » dans une norme, l’UE se placerait dans une position concurrentielle désavantageuse. Les efforts de la 5GAA sont également orientés vers les membres de la Commission et du Conseil. À l’occasion du Forum 5G des pays de la mer Baltique organisé à Riga en septembre 2018, la 5GAA, organisation partenaire, s’est félicitée de la présence de responsables politiques européens, au premier rang desquels Andrus Ansip, l’un des 7 vice-présidents de la Commission, ainsi que deux ministres représentant la Finlande et l’Estonie sur les Transports et les technologies de l’information.
À Bruxelles, la question de la neutralité technologique a également donné lieu à une riposte informationnelle. Dans une lettre adressée à la Commission consultée par Euractiv, la représentation finlandaise a dénoncé un monopole de la norme Wifi incompatible avec une neutralité technologique. La condition de « compatibilité ascendante avec l’ITS-G5 », qui impose que toute nouvelle technologie soit compatible avec la norme déjà déployée, a également exacerbé les oppositions à la Commission européenne. Le 6 mars (soit une semaine avant la publication du règlement délégué) dans une lettre consultée par Euractiv, Andrus Ansip considère que la compatibilité technologique imposée par la Commission renforce les divisions entre défenseurs du Wifi et de la 5G et freine le calendrier de mise en route de la voiture connectée.
Le rejet du projet de loi sur les modalités de déploiement des STI renvoie dos à dos défenseurs du Wifi et de la 5G, dans l’attente d’un nouvel arbitrage des institutions européennes. Cet exemple de guerre informationnelle, limité à une séquence législative précise, s’inscrit dans un affrontement de longue haleine entre constructeurs, opérateurs et équipementiers. Le secteur automobile représente en effet sur l’un des lobbies les plus puissants à Bruxelles, dont Volkswagen est une des têtes de proue : en 2014, le groupe comptait pas moins d’une quarantaine de lobbyistes à Bruxelles et consentait pour près de 3,5 millions d’euros de dépenses annuelles en lobbying.
Alexandre Merancienne
[i] Selon PwC (2016) les ventes de véhicules connectés dans le monde devraient tripler entre 2017 et 2022, passant de 52,5 milliards de dollars à 155,9 milliards. Une étude du Bundesverband Digitale Wirtschaft (BVDW) et d’Accenture (2018) estime quant à elle que le marché de la voiture connectée génère 82,9 milliards de dollars et 13% de taux de croissance annuel.
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