Depuis plusieurs années, le sujet de l’exposition des enfants aux écrans et de la place d’internet dans notre société occupe une place centrale dans la sphère médiatique. L’apparition des écrans dans notre quotidien est récente et massive avec en 1990 les premiers ordinateurs, en 2007 les premiers smartphones et en 2010 les premières tablettes. Les scientifiques du monde entier se penchent sur ce tournant technologique et réalisent des études portant sur le temps passé devant les écrans et les effets sur la santé des populations et plus particulièrement des enfants. Ce vaste sujet mal maitrisé et peu défini fait intervenir de nombreux acteurs et pose problèmes sur les plans économique, politique, juridique, épistémologique, psychologique et médical.
Des querelles tous azimuts
De nombreuses études réalisées aux États-Unis, au Canada et en Europe présentent les écrans comme un fléau de santé publique et mettent en évidence les effets néfastes de l’exposition des enfants aux écrans.
Les accusations des scientifiques
Des chercheurs de l’Université Stony Brook aux États-Unis ont montré en 2015, qu’il existait une corrélation entre le temps d’exposition aux écrans et la réduction de la durée de sommeil chez les enfants et adolescents. Des essais cliniques réalisés en novembre 2017 par des médecins chercheurs de grandes Universités américaines ont révélé que la réduction du temps d’écran avait un lien direct avec une prise de poids moindre chez les enfants. En 2018, une étude publiée aux États-Unis par des chercheurs de l’Université de Toledo, ainsi que d’autres études parues sur le site de l’American Academy of Ophtalmology ont démontré que la longueur d’onde de la lumière bleue des écrans entraînait une libération de molécules toxiques dans les cellules photo-réceptrices et contribuaient ainsi au développement de la myopie. La pédiatre Catherine Birken de l’hôpital des enfants malades de Toronto a pu observer un effet sur le développement du langage en étudiant, de septembre 2011 à décembre 2015, 1.077 enfants âgés en moyenne de dix-huit mois. Les résultats montrent que les enfants les plus exposés aux tablettes voient leur risque de survenu d’un retard de langage augmenter de 49% pour chaque demi-heure d’utilisation supplémentaire. L’étude américaine « ABCD study » (Adolescent Brain Cognitive Development Study) réalisée pendant 10 ans sur près de 12.000 enfants de huit à dix ans aux États-Unis, présentée en 2018 et financée par le National Institutes of Health (NIH), a mis en évidence un changement structurel du cerveau chez les enfants ayant passé plus de sept heures par jours devant des écrans. Une étude réalisée par des chercheurs de l’Université de San Diego et de l’Université de Georgia sur plus de 40.000 enfants de deux à dix-sept ans, en 2016 et publiée en 2018, révèle un lien de corrélation entre le temps passé devant des écrans et une baisse du bien être psychologique (curiosité, self-control et stabilité émotionnelle) chez les enfants et adolescents. L’étude britannique effectuée sur plus de 10.000 enfants britanniques de 14 ans, publiée en janvier 2019 confirme ces résultats en établissant un lien entre la dépression et l’utilisation excessive des médias sociaux.
D’autres études signalent des effets néfastes sur l’attention, le développement cognitif des enfants (mémoire de travail, capacité à s’organiser et à exécuter certaines taches) ou encore un disfonctionnement concernant l’attachement à l’école.
Les limites de l’exploitation des études scientifiques
Plusieurs réserves peuvent être émises quant à la qualité des études scientifiques et le sérieux des recommandations qui en découlent au niveau mondial. Les études sont foisonnantes et ne montrent qu’un lien entre l’exposition aux écrans et les effets néfastes sur la santé, sans jamais prouver l’existence d’une causalité. De plus, il apparaît de plus difficile d’isoler un facteur parmi ceux influençant la santé de la population, les résultats permettent donc uniquement d’observer des tendances et de faire des corrélations mais pas d’obtenir de preuves directes de cause à effet. i l s’agit pour la plupart d’études scientifiques américaines et canadiennes, quelques études seulement proviennent d’Europe et plus particulièrement d’Angleterre et, dans ce contexte, comment en déduire que ces liens trouvés seraient transposables à d’autres populations ? Comme le soulève l’Association américaine de pédiatrie dans ses recommandations de 2016, ce sont les parents qui estiment le temps passé par leurs enfants devant un écran, d’où la difficulté d’obtenir des résultats précis et fiables. Un autre facteur, de même négligé, est la nature de l’utilisation des écrans : le fait que cet usage ait une visée éducative (jeux pour apprendre à compter, à lire ou pour aider aux devoirs) ou uniquement distractive (jeux vidéo sans portée ludique) ne peut raisonnablement pas avoir le même effet sur le développement d’un enfant et être ignoré dans la réalisation d’études.
Le flou des études produites par les Organisations internationales
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), institution spécialisée de l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour la santé publique crée en 1948, et l’UNICEF (Fonds des Nations Unies pour l’Enfance), agence de l’ONU crée en 1946 et chargée de défendre le droit des enfants, ont toutes les deux une direction, un budget et des États membres propres. Ces deux entités de l’ONU, parfois sans citer leurs sources, arrivent à des conclusions et recommandations différentes quant à l’utilisation des écrans.
Les recommandations de l’OMS et leurs limites
Dans un communiqué de presse de l’OMS datant du 11 octobre 2017, l’OMS établit un lien entre l’augmentation de l’obésité chez l’enfant et l’adolescent, multipliée par dix en quarante ans, et le temps passé par les enfants sur les écrans. La réduction du temps consacré par les enfants sur les écrans est présentée par un médecin travaillant pour l’OMS comme une solution contre l’obésité. Dans un communiqué de presse plus récent du 24 avril 2019, l’OMS présente de nouvelles lignes directrices sur l’activité physique, les comportements sédentaires et le sommeil de l’enfant de moins de cinq ans. Elle précise le temps autorisé d’exposition des enfants devant les écrans, par tranche d’âge (avant un an, pas d’écran ; à deux, trois ou quatre ans, au maximum une heure devant l’écran). D’après ces documents, les recommandations seraient basées sur des études effectuées par « un groupe d’experts de l’Organisation », sans plus de détails sur les études en question. Les données scientifiques semblent donc absentes et il serait nécessaire de réaliser des recherches complémentaires ou de citer leurs sources pour justifier de tels recommandations faites aux familles du monde entier.
D’autres reproches sont formulés face aux recommandations et lignes directrices de l’OMS : certains experts scientifiques dénoncent en effet le fait que les recommandations de l’OMS soient basées sur des preuves « minces » et utilisant des termes trop simplistes. C’est par exemple le cas du professeur de statistiques appliquées de l’Open University de Grande-Bretagne, Kevin McConway, qui a indiqué que, compte tenu de la difficulté de mener des expériences sur les jeunes enfants, l’OMS ne se basait que sur des observations érigées en recommandations. Cette critique du professeur a été relayé sur plusieurs médias français et étrangers (The Jakarta Post, The Guardian, Sciences et Avenir, Associazione di studi e informazione sulla salute, 24Ecuador, …)
D’autres scientifiques comme le directeur de la Recherche de l’Institut Internet de l’Université d’Oxford, Andrew Przybylsk, considèrent que les conclusions de l’OMS sont « en décalage par rapport aux preuves scientifiques de dommage subi » et se focalisent trop sur le temps d’écran, ne tenant pas compte du contenu et contexte d’utilisation. D’après lui ces études sur l’utilisation des médias sociaux ne révèlent que des effets mineurs voire pas d’effet prouvables sur le bien-être des utilisateurs et sont pourtant utilisées pour sensibiliser le grand public. Par ailleurs, il estime que personne ne pourra mesurer l’impact des technologies de pointe sur notre société et tenir compte des conclusions sur notre santé mentale tant que la Silicon Valley et ses entreprises emblématiques Google, Facebook et sociétés de jeux vidéos ne partageront pas les données enregistrées sur leurs serveurs. L’OMS se défend faiblement de ces attaques en indiquant que ses recommandations « comblent un manque ».
Les recommandations de l’UNICEF et leurs limites
Le rapport de l’UNICEF sur la situation des enfants dans le monde en 2017, documenté par de nombreuses études de l’agence elle-même ou d’articles ciblés, prend le contre pieds des conclusions de l’OMS et présente les technologies comme une opportunité pour les enfants en indiquant que « des recherches récentes montrent que l’utilisation des technologies numériques par les enfants a essentiellement des effets positifs ». L’UNICEF semble reprendre tous les arguments fondant la thèse selon laquelle l’exposition aux écrans aurait un effet néfaste sur la santé des enfants en les présentant de façon positive, comme par exemple les hypothèses relatives à la restriction du temps d’écran ou le façonnement du cerveau par le numérique. L’UNICEF relativise la portée des études, se crée ses propres conclusions et rappelle qu’il existe très peu d’éléments de preuve montrant un lien de cause à effet entre le symptôme et l’exposition aux écrans. Il est étonnant de voir que cette institution et cette agence de l’ONU ne réussissent pas à se concerter sur ce sujet présenté comme central pour l’enfant et vont même jusqu’à exprimer des conclusions contraires et recommander d’adopter des comportements différents. S’agit-il de jeux politiques internes ou jeux de pouvoir, plus ou moins conscients, pour influencer les populations ?
Les Etats devant leurs contradictions
Alors que certains parents tentent de limiter l’exposition de leurs enfants aux écrans, certains gouvernements prennent des décisions contraires et paradoxales par rapport à la situation de leur pays. Des écoles et services de garde d’enfants intègrent parfois les écrans à leurs systèmes éducatifs, comme c’est le cas par exemple au Québec où le ministre de l’éducation et de l’enseignement supérieur, Jean François Roberge, a accepté en 2019 que les jeux vidéos soient intégrés aux programmes scolaires à partir du primaire afin d’exploiter « des repères historiques, littéraires ou graphiques ». Cette décision entre en contradiction avec le gouvernement québécois qui a prévu un budget de 2,5 millions sur trois ans, pour la mise en place d’une campagne de prévention de la cyberdépendance chez les enfants. Même si les jeux vidéos en milieux scolaires sont utilisés pour leur aspect ludique, comment être sûr que cet usage n’augmenterait pas la dépendance des enfants et autres problèmes pour leurs santés ? Les médecins et plus particulièrement l’American Academy of Pediatrics continuent parallèlement à s’immiscer dans la vie des famille canadiennes et américaines en préconisant un « plan familial d’utilisation des médias ». Les acteurs privés profitent aussi de ce flou d’information sur le sujet, comme le témoigne l’explosion du nombre de coach aux États-Unis qui proposent leurs services aux familles avec pour mission d’éloigner les enfants des écrans et apporter un soutien aux parents.
La guerre d’information entre experts des technologies, anciens et actuels employés de la Silicon Valley
D’après les scientifiques qui se sont penchés sur la question de l’exposition aux écrans et le temps passé sur internet, ces agissements auraient des effets néfastes sur la société en général et provoqueraient des troubles du comportement tels que l’égocentrisme, l’isolement et la radicalisation. Les experts en technologies se sont aussi intéressés au sujet et, certains anciens de la Silicon Valley révèlent que leurs pairs, conscients des effets des nouvelles technologies sur le comportement des consommateurs, activeraient volontairement leurs cerveaux reptiliens et leurs vices cachés pour prospérer.
La position des anciens et actuels experts de la Silicon Valley
Une illustration de l’ambivalence entre les experts de la Silicon Valley face à l’usage des écrans est le fait que certains enfants d’industriels du numérique se voient limiter l’accès aux tablettes, smartphones, jeux vidéos et sont parfois inscrits dans des écoles qui excluent l’utilisation d’objets électroniques. Ces règles strictes sont opposées aux milieux dans lequel ils travaillent et au monde qu’ils créent jour après jour.
Les anciens employés des GAFAM, experts en technologies, contre l’usage des écrans chez les enfants
Le Center for Humane Technology (CHT), organisation à but non lucratif, a été fondée en 2013 par Tristan Harris, ancien employé de Google. De nombreuses personnalités travaillant auparavant au sein des GAFAM ont rejoint cette organisation avec l’ambition du fondateur de renverser le phénomène de dégradation de l’humain (« reverse human downgrading ») en « réalignant la technologie à l’humanité ». Leur rôle premier est d’enrayer la perte d’attention de l’homme, de sensibiliser la population aux dangers des technologies (dépendance, isolement social, désinformation, polarisation politique), les conseiller et mobiliser les entreprises autour de cette problématique. Selon certains médias, Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, aurait fait allusion à cette organisation lors d’un tweet publié en 2018, indiquant un changement profond dans la construction de Facebook, le temps passé sur Facebook devant être un temps bien utilisé « Time Well Spent », concept popularisé par Tristan Harris, le fondateur du CHT.
Une campagne publicitaire « The truth about tech » a été lancée en 2018 par le CHT dans le cadre de sa collaboration avec le groupe Common Sense Media (CSM), organisation à but non lucratif qui réalise des études pour les foyers américains sur le contenu des médias (séries, films, ouvrages, etc…). Cette campagne aurait été financée a hauteur de 7 millions de dollars par l’organisation CSM et à hauteur de 50 millions de dollars par des donations de médias et temps d’antenne de partenaires tels que Comcast et DirecTV.
Le Center for Humane Technology a pour ambition de changer le système actuel et de faire pression sur le Congrès américain, pour plus de contrôle des entreprises de la Silicon Valley et pour réduire leur pouvoir, par la législation. Un projet de loi de 2018 introduit par le sénateur démocrate de Californie Bob Hertzberg visait à interdire les bots – comptes en ligne automatisés sur une plateforme en ligne – qui ne révèlent pas leur identité. Un autre projet de loi introduit par le sénateur démocrate du Massachusetts, Edward J. Market, visait à financer des recherches sur les dangers de la technologie sur la santé des enfants.
Cet affrontement informationnel entre scientifiques, professionnels de santé, Organisations internationales, experts des entreprises GAFAM montre bien la complexité du sujet et l’importance des stratégies d’’encerclement cognitif de ces différents acteurs qui souhaitent tous occuper le plus possible le terrain pour influencer le comportement des parents envers leurs enfants. La multiplication des études et des avis partagés par des spécialistes et non spécialistes va de pair avec la multiplication des incertitudes. Et le parent, manipulé, cherche toujours l’attitude à adopter pour protéger son enfant et l’armer face au monde de demain toujours plus numérique.
Laetitia Hagiage
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