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Loud Whispers and Silent Words : Rencontre avec la réalisatrice Dóra Endre

Par Julien Leray @Hallu_Cine

Vous êtes une jeune artiste d’origine hongroise, vivant désormais à New-York. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre parcours, et ce qui vous a mené jusqu’aux États-Unis ?

Et bien, je peux déjà dire que ça n’a pas été de tout repos jusqu’à présent. D’abord, je suis tombée amoureuse du théâtre et du cinéma à Budapest, où j’ai obtenu un diplôme en Communication Internationale. Puis, j’ai étudié la mise en scène en Italie, et enfin, été diplômée en interprétation et en scénarisation l’an dernier à New-York. J’ai été suffisamment chanceuse pour diriger des pièces trois fois à Broadway, et travailler sur de nombreux clips et courts-métrages ces quatre dernières années.

Pourquoi les États-Unis ? Je pense que la fameuse « méritocratie » américaine a été un élément clé dans ma décision de poursuivre mes études et ma carrière de l’autre côté de l’Atlantique. Dès le début, New-York m’a procuré une grande satisfaction sur le fait que le dur labeur rapporte toujours. J’ai également toujours été inspirée par le rythme incroyable de la ville, sa compétitivité, et par la façon avec laquelle elle vous fait grandir par la pression qu’elle met sur vos épaules. Je reste fascinée par la profusion de propositions artistiques que l’on rencontre à New-York au quotidien.

Vous menez de front des carrières d’actrice, de réalisatrice, et de scénariste : laquelle de ces trois composantes artistiques préférez-vous ? Qu’essayez-vous d’exprimer et de communiquer à travers ces trois professions ?

Actuellement, je travaille surtout en réalisation et en écriture. Mais le jeu est une aide précieuse pour trouver un langage commun avec les acteurs. Je crois qu’avoir un large éventail de connaissances et être capable de porter différentes casquettes est un facteur primordial dans cette industrie. De cette façon, ça permet de diriger efficacement, de savoir exactement ce dont ils ont besoin pour se dépasser. Et je pense que cela permet également de rester toujours ouvert et empathique envers les acteurs et l’équipe.

Pour moi, l’art a le plus grand potentiel pour toucher les gens, poser des questions sur des sujets d’actualité et apporter une guérison à la fois sur le plan personnel et social grâce à sa nature universelle.

Vous avez, jusqu’à présent, réalisé six courts-métrages (deux étant actuellement en postproduction) : quelle est, selon vous, la force du format court par rapport au long ?

Je pense que les courts-métrages sont des supports parfaits pour l’apprentissage et la formation. Ils enseignent toutes les pratiques que l’on se doit de connaître pour une fonction donnée, et donnent également une leçon sur l’importance d’être précis et d’aller à l’essentiel. Lors de tournages de courts, il est facile de rencontrer des personnes partageant les mêmes idées et d’apprendre à collaborer sans heurts et à bien communiquer. Mais c’est un domaine difficile, et la plupart des courts-métrages ne reçoivent pas assez d’attention et de respect dans l’industrie. Le fait qu’ils soient difficiles à fabriquer et à positionner correctement sur le marché n’aide pas non plus de ce point de vue.

Les projets sur lesquels vous avez travaillé jusqu’à présent possèdent tous une forte dimension sociale, ou du moins, un point de vue fort sur différentes problématiques sociales : de votre point de vue, le cinéma doit-il être nécessairement engagé ? De manière plus globale, les auteurs, les artistes, doivent-ils produire des travaux justement engagés ?

J’ai toujours eu la conviction que l’art doit être franc sur les questions sociales. Mais je ne crois pas non plus qu’il doit forcément prendre parti. Je pense que l’art est avant tout un miroir que les créateurs doivent offrir au public. Nous devons nous considérer à la fois d’un point de vue personnel, social et global pour progresser. Personnellement, j’aime les séries et les films purs, bruts, laissant la part belle aux interprétations. Ce qui laisse énormément de possibilités aux créateurs, et ce qui permet de créer des oeuvres à fort potentiel, quels que soient leurs budgets. Comme Ridley Scott le répète constamment à propos des cinéastes à venir : « ils n’ont aucune excuse pour ne pas faire de film ».

Comme vous le mentionnez, j’ai toujours incorporé des composantes sociales dans mon travail, sur scène et au cinéma. Je suis particulièrement intriguée par la complexité des relations inter et intra-personnelles, par la façon dont notre situation sociale nous définit, et par la possibilité de vivre en paix et dans le respect grâce à la pratique de l’empathie. Et je bien sûr suis toujours honorée lorsque cette composante de mon travail est reconnue par le public ou par un festival de films aux États-Unis ou en Europe.

Le mouvement #MeToo a permis une prise de conscience quant à l’oppression que subissent les femmes chaque jour, en particulier dans le monde du cinéma. Pensez-vous que #MeToo a permis de faire évoluer les mentalités dans l’industrie par rapport au statut des femmes ? Avez-vous, vous, pu noter un changement dans la manière avec laquelle vos projets sont reçus ?

Je pense que l’explosion de #MeToo est la pierre angulaire d’une représentation égale et d’un traitement équitable des femmes dans le divertissement, mais aussi, espérons-le, dans d’autres industries. Je pense que nous avons encore un très long chemin à parcourir, mais nous avons franchi les premiers pas avec succès en parlant non seulement des problèmes, mais également des solutions possibles. Personnellement, j’ai le sentiment que les femmes gagnent lentement en reconnaissance et en exposition dans l’industrie. Mais c’est toujours un domaine à prédominance masculine et, en tant que jeune réalisatrice, je peux vous dire qu’il est très difficile de passer de «A» à «B» lorsque les gens ne vous prennent pas autant au sérieux qu’ils le devraient par rapport à votre éthique de travail et à votre expérience.

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Que pensez-vous du mouvement « 4% challenge » initié par l’actrice Tessa Thompson ?

Je pense que cette initiative est précieuse. Si je ne me trompe pas, Nicole Kidman a également fait la même promesse à Cannes. De plus, j’ai récemment entendu parler de Kate Bosworth qui a lancé un nouveau festival de films pour les femmes ayant des ambitions cinématographiques. Si les femmes obtiennent une plateforme ou une tribune qui leur sont dédiées, elles peuvent alors prouver plus facilement, et surtout plus sereinement, leurs capacités. Si elles n’en obtiennent pas, elles ne peuvent tout simplement pas. C’est aussi simple que ça. Et une fois que nous aurons une représentation égale, la concurrence dans notre domaine sera déjà beaucoup plus saine et équitable.

Les professions de comédien et de réalisateur sont sujets à de nombreux fantasmes, et le grand public ne possède malheureusement qu’une connaissance biaisée du quotidien des professionnels du cinéma. Que pouvez-vous nous dire de votre quotidien ?

Il existe de nombreux mythes et de fausses idées liés à la réalisation de films. Si vous êtes intéressés par la réalisation de films, c’est un bon début de faire des exercices pour le dos! Notre travail implique énormément de temps passé devant un ordinateur portable, à écrire, faire des recherches, envoyer des courriels, passer des appels Skype, à des entretiens, etc. Vous devez également coordonner un groupe de personnes quotidiennement, contrôler leur travail et les décisions. Pendant la pré-production, vous faites de nombreuses recherches, allez dans des bibliothèques, rendez visite à de multiples personnes, visitez également de nombreux lieux pour recueillir des informations, et enfin rencontrez des sociétés de production ainsi que différentes organisations. Si vous êtes un(e) artiste, vous agissez essentiellement comme une entreprise unipersonnelle, et si vous êtes cinéaste, votre entreprise a une taille immense.

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Vous travaillez actuellement sur le scénario d’un long-métrage inspiré des travaux de Virginia Woolf, basé également sur la pièce de théâtre My Name is Rachel Corrie (Mon nom est Rachel Corrie) de Katharine Viner et Alan Rickman, et dont le tournage est prévu pour l’automne prochain. Que pouvez-vous nous dire sur la genèse de ce projet ?

Le film sera produit en Normandie au début de l’automne, et sera réalisé par Florian Bouxin. Après cela, je tournerai moi-même un court-métrage, Loud Whispers and Silent Words, sur une relation compliquée, et sur la question de l’autisme. Le scénario a d’ailleurs déjà été salué par les Florence Film Awards. Et à partir de la fin de cette année, je travaillerai à nouveau sur Mon nom est Rachel Corrie. Nous prévoyons de faire jouer la pièce dans le cadre d’une tournée scolaire et de toucher un public plus jeune cette fois-ci.

Pour revenir rapidement sur Loud Whispers and Silent Wordsj’avais vraiment hâte d’aborder la question de l’autisme, un sujet très sous-représenté dans les arts visuels. J’ai des amis qui entretiennent des liens personnels étroits avec l’autisme, je connaissais donc un peu les TSA, et je sentais le besoin de faire partie d’une vraie conversation en écrivant simplement une histoire qui va à l’encontre des préjugés, et qui montre à la fois le point de vue d’une personne autiste, mais aussi ce que c’est, concrètement, que de vivre une relation personnelle, intime, avec cette personne.

Virginia Woolf est une des plus célèbres, si ce n’est la plus célèbre figure du féminisme du 20ème siècle, qui a fortement contribué à l’affirmation de la place de la femme dans la production littéraire, mais plus généralement, dans les sociétés occidentales. Comment vous identifiez-vous à ce symbole ? Quelle importance a-t-elle dans le scénario du film ?

Absolument, elle était une figure pionnière à bien des niveaux ! L’idée que les producteurs ont trouvée se base énormément sur Les Vagues, avant tout comme source d’inspiration stylistique et symboliste. Le film mettra l’accent sur la représentation abstraite d’un couple, avec l’emphase mise sur une jeune femme et ses relations avec autrui, mais également avec la nature, et en particulier sur le motif de l’eau. C’était un grand défi d’utiliser le monde et les symboles de Woolf, de manière à ce qu’ils imprègnent notre histoire sans qu’ils paraissent factices ou forcés, sans qu’ils sortent de notre choix stylistique. Et que les parties du script soient toujours liées par une technique très inspirée de l’approche consciente de Woolf.

J’admire particulièrement Woolf pour avoir été une partisane du féminisme et de l’égalité bien avant que ce ne soit remis au premier plan. Dans Une chambre à soi, elle mettait non seulement l’accent sur la description réaliste de la vie intérieure des femmes (contrairement à ses contemporaines), mais elle plaidait également pour la liberté financière des femmes, à savoir l’égalité de rémunération et leur droit à une éducation adéquate et à la liberté de création. Elle a nagé à contre-courant en énonçant des valeurs pacifistes pendant la Seconde Guerre Mondiale, et a exprimé son opinion sur le manque d’intérêt du grand public face aux opinions politiques des femmes. Elle a notamment écrit : « Derrière nous se trouve le système patriarcal; la maison privée, avec sa nullité, son immoralité, son hypocrisie, sa servilité. Nous avons devant nous le monde public, le système professionnel, avec sa possessivité, sa jalousie, sa pugnacité, son avidité. ». Pour toutes ces raisons, je pense qu’elle est devenue un puissant modèle pour beaucoup d’entre nous.

Rachel Corrie était une activiste pro-palestinienne, ce qui est une position tout sauf simple et populaire aux États-Unis, en particulier depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Est-ce important pour vous de faire du film un signe de soutien envers le peuple palestinien ?

J’ai toujours été intriguée par les histoires d’individus ayant eu le courage de faire entendre leur voix pour des causes en lesquelles ils croyaient et croient profondément. Je ne pense pas que l’art devrait donner aux gens des réponses, mais qu’il devrait toujours poser des questions. Une nouvelle fois, en tant que créateur ou créatrice, on ne devrait pas nécessairement prendre explicitement parti dans un débat, qu’il soit politique ou non. J’ai dirigé la pièce l’année dernière à New-York et elle me fascine toujours, car j’ai toujours vu Rachel avant tout comme une jeune femme américaine convaincue que, grâce à une approche non-violente, basée sur l’empathie et la gentillesse, nous pouvons maintenir en vie la paix et l’humanisme.

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